Petites histoires du monde comme si

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En 1998, alors que déferlait la grande vague identitaire néobretonne emportant sur son passage ce que l’art et la littérature pouvaient compter de plus vivant, la rédaction de Rennes du journal Ouest-France a fait appel aux auteurs locaux pour rédiger à l’occasion  des fêtes de fin d’année un conte ou une nouvelle. 

En ce temps-là, je n’avais pas publié Le monde comme si et je comptais donc encore au nombre des auteurs bretons. Enchantée de l’occasion, si rare, qui m’était offerte de protester à ma manière contre la dérive identitaire et la réhabilitation systématique de militants nationalistes bretons auteurs de textes racistes, j’ai décidé de convoquer un cousin imaginaire, portrait de militant breton tel que j’ai pu en connaître et œuvrant selon les principes des familles nationalistes les plus connues : un enfant par an, éducation en breton surunifié, enrôlement sous le signe du drapeau dans la grande reconquête de la nation. Subitement frappé du « coup de Breizh », mon cousin offre un portrait à peine outré de militant. Preuve en est, nombreux ont été les lecteurs qui ont reconnu des proches ou des voisins (ce qui m’a confirmée dans la certitude que la situation allait s’aggravant — il n’a pas été difficile de s’en apercevoir par la suite). 

La première nouvelle, « Un Noël doux et pluvieux », publiée au début de l’année 1999, a été étudiée dans plusieurs classes, et j’ai adoré les questions qui m’étaient posées par mes lecteurs candides. J’attendais donc avec impatience de pouvoir mener mon cousin à l’exposition Xavier de Langlais, organisée par le comité à l’identité bretonne de la mairie socialiste de Rennes (exposition qui avait suscité des protestations — vaines comme de coutume mais légitimes, les responsabilités de ce militant nationaliste sous l’Occupation étant totalement occultées et l’idéologie véhiculée par ses œuvres présentée comme louable). Cette année-là s’était aussi créé un comité pour protester contre le projet de décharge municipale à Saint-Aubin-du-Cormier, présenté comme un attentat jacobin contre les os de nos ancêtres. 

J’aurais bien volontiers continué : je comptais emmener mes cousins faire le Tro Breizh l’année suivante, mais l’occasion ne m’en a pas été donnée. 

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UN NOËL DOUX ET PLUVIEUX

Cette année, je pensais avoir réglé le problème de Noël avec une sagesse digne de tout éloge : abstention totale, seuls les cadeaux pour les enfants en bas âge et les grands-parents gisaient devant la cheminée, en attente d’être véhiculés jusqu’à leurs destinataires, amateurs de sapins à guirlandes et de cadeaux sous papiers glacés. Pas le moindre effluve de dinde, pas plus de bolduc que de boudin blanc dans les parages. Il faisait un temps doux et pluvieux, éclairé par moments d’embellies propres à éveiller une sérénité d’autant plus délicieuse que la fièvre acheteuse montait alentour. Je contemplais en me frottant les mains les passants chargés de paquets qui se pressaient dans la rue quand on a sonné.

— C’est moi, cousine ! Ou plutôt, c’est nous ! Tu nous avais dit de passer si on venait à Rennes, hop, on passe ! Juste un petit bonjour, je me suis dit, mais quand même, des siècles il y a que tu n’es venue à Lescouët-Gouarec, faut que tu connaisses tes neveux : regarde un peu la troupe que ça fait…

Et il a poussé devant moi un ribambelle de petits cousins, tous d’un roux carotte, en les nommant par ordre de taille.

— Là, c’est Marie-Antoinette, tu la connais, celle-ci, elle a dix ans ; là, c’est Ninog, tu l’as vue au Pardon du 15 août voilà deux ou trois ans, tu t’en souviens peut-être ; là, c’est Budog, l’héritier du nom ; et là, la petite dernière, Libouban, elle perd ses couches, et il va falloir la changer.

— Veux pas, a crié Libouban et elle s’est précipitée sous la table, d’où son frère l’a tirée par un pied.

— Komz brezhoneg !

— Elle a filé !

Le jeune Budog était sur le dos, une bottine jaune en main.

— Elle est derrière le piano.

— Komz brezhoneg, nom d’un chien.

— Bouboun, deus ‘ta, cheñch pampers.

— Veux pas !

— Komz brezhoneg !

La porte d’entrée a claqué.

— Je pourrais faire du chocolat, ai-je dit d’une voix mal assurée.

— Y veut, a émis Bouboune de derrière son piano.

Mon cousin s’est affalé sur le canapé en s’épongeant le front avec un mouchoir frappé d’hermines et il s’est mis à sourire aux anges.

— Va Doue benniget kozh, ils auront ma peau, a-t-il dit, et il a fourré son mouchoir dans sa manche.

— Je le range mod kozh, a-t-il précisé, car mon chupenn n’a pas de poche.

— On dit une chupenn, a glissé Ninog d’une voix acide.

— Toi, je t’ai dit de parler breton avec tes frères et sœurs, pas de donner des leçons de grammaire à ton père, a lancé mon cousin, puis il s’est levé d’un bond et m’a suivie à la cuisine. Je les élève dans le respect de la langue de nos ancêtres, j’ai assez souffert qu’on m’ait privé, moi, de ma langue maternelle, c’est un devoir sacré,  je l’ai compris bien tard, mais je rattrape le temps perdu et, puisque leur mère n’a pas de sens civique, c’est moi qui les éduque, une tâche parfois difficile, mais quelles joies en échange, voir s’éveiller ces âmes, s’ouvrir ces appétits…

Pour ce qui est de l’appétit, les petits cousins l’avaient grand ouvert, c’est certain, et de Bouboune, sortie à quatre pattes, traînant son ours et sa bottine, à Marie-Antoinette, occupée à refaire ses nattes, trois pots de chocolat, deux douzaines de brioches et un plein sac de galettes de Pont-Aven apporté par le cousin n’auraient pas suffi, si le cousin n’avait soudain levé le siège.

En fait, il était venu à Rennes dans un but éducatif autant que pratique : il voulait emmener les enfants voir le Parlement et faire des emplettes en certaines boutiques dont il avait la liste. Comment se rendre au magasin « Terre des Celtes » ? Chez « Breizéliande » ? Et au « Coup de Breizh » ? Les indications s’embrouillaient dans la tête de mon cousin au fur et à mesure.

— Ça ne fait rien, je vais vous conduire.

— Y veut ! a hurlé Libouban.

Sa sœur l’a attrapée, l’a retournée comme une crêpe et lui a changé sa couche. Toute la troupe, suivie de Bouboune encore sous le choc, s’est dirigée vers le Palais de Justice.

Propre et clair comme une pâtisserie fraîche, le bâtiment émergeait de ses échafaudages. Des gens, le nez en l’air, s’arrêtaient. Avec leurs cheveux rutilants, les petits cousins alignés ressemblaient assez aux angelots dorés qui brillaient là-haut.

— Regardez ! La liberté armorique incendiée, l’image de nos droits lâchement anéantis ! Des siècles de spoliation se dressent devant vous ! Les enfants, regardez !

— Il a pris un coup de neuf, a dit Ninog.

— Tais-toi, regarde. C’est ici que les États de Bretagne se tenaient avant la nuit de la honte… Le 4 août, retenez cette date ! Et voilà que tout a brûlé, les fresques, les toiles de maître…

— Les toiles de maître, mon cousin, avant l’incendie, on ne les voyait jamais, c’était toujours fermé, et, après, quand on les a vues restaurées, on s’est demandé si c’était bien la peine.

— La peine ? Ma foi, tu n’as pas tort. Il fallait demander à des artistes bretons de faire des œuvres bretonnes, et virer une bonne fois pour toutes toutes ces franchouilleries. Les Seiz Breur ! Un art national ! Dao ! En marche ! Tiens, qu’est-ce que je vois là ? Des faïences ? Ah, mais oui, c’est vrai ! le magasin Debauvais. Et ça, donc, qu’est-ce que c’est, regardez, les enfants, si vous voulez me faire plaisir pour Noël, vous avez trouvé !

Au panthéon des cravates, la cravate dorée ornée d’hermines noires méritait d’occuper une place bien à part — elle était flanquée du même modèle en rouge et en vert, et cernée d’écussons frappés de triskells, de croix celtiques, de flammes, d’hermines diverses et de sigles BZH sur tous supports, mais c’était la cravate dorée qui éveillait la convoitise de mon cousin. Les meubles de poupée néo-rustiques rappelaient ces dimanches après-midi dans les salles à manger des vieilles tantes, avec le relent du gigot piqué d’ail surplombant l’encaustique. Ah, les litanies des cuivres, les faïences à binious, les Bretonnes en jupes jaunes et noires…

— Seigneur, mon cousin, je reste attendre dehors.

Ninog et Budog sont restés me tenir compagnie, tantôt se traduisant en néobreton, tantôt s’exprimant en clandestin rapide. Enfin, la porte s’est ouverte et le cousin est ressorti portant triomphalement son paquet.

— Piquons tout droit sur « Terre des Celtes ». C’est vers où ? Tribord toute !

L’échoppe se trouvait entre une librairie ésotérique et un bar irlandais. Ce qui frappait d’abord, c’était le mauve, en variations modulées d’après des circonvolutions rappelant les décors féministes de la grande époque, mais l’ambiance à l’intérieur, sans relent d’encens, de patchouli ou de marie-jeanne, était sérieuse, bourgeoise, à la fois mystique et professionnelle : on était guidé par étapes d’une initiation touristique à une intégration profonde, comme on s’enfonçait vers des replis plus ténébreux. Au premier plan, une édition du Barzaz Breiz en français seul, sous couverture à brumes et mauves divers, était flanquée, sur sa droite, d’un présentoir montrant des marque-page à entrelacs celtiques, et, sur sa gauche, d’un étal miniature exposant des pin’s, des broches et des bagues frappés de croix celtiques, de triskells, d’hermines ou de trèfles, étal lui-même surmonté d’une boîte tendue de velours émeraude sur lequel rutilaient des chevalières à cabochons d’ambre ou de faux grenat. Quelques jeux d’échecs à pièces de pur granit et deux ou trois crèches montrant un Saint Joseph en bragou-braz et une Vierge en coiffe de Pont-Aven rappelaient, face à ce « celtic craft » la vitalité d’un artisanat local, proliférant surtout sous forme de trolls imitant la cire.

Aux ouvrages sur le druidisme succédaient, tout au fond de l’échoppe, des flacons de senteurs bardiques, permettant de se mettre en relation avec les antiques effluves de la Celtie. Loin, entre Bouboune et Ninog berçant un troll made in Breizh et Budog contemplant de dagues à profils de dragons, le cousin, essayait contre un mur une épée longue d’un mètre, en promotion spéciale pour Noël, 520 francs au lieu de 699, une épée d’inox, à fourreau de cuir noir, plaqué nickel, une occasion… Excalibur… modèle 2… reproduction à l’identique de la célèbre épée…

— Mes enfants, va bugale, il est temps de faire votre choix, poent eo mont, j’ai choisi une épée, regardez bien, c’est un symbole : plus tard vous comprendrez.

— J’ai déjà donné tous mes sous pour la cravate, a dit Ninog.

— Evit paea, red eo ober al lost, a dit Marie-Antoinette d’un air résigné, et elle s’est alignée sur les clients qui attendaient, sans manifester de rancœur, avec sa petite sœur sur sa hanche gauche et sa jupe à broderies bigoudènes dont l’ourlet décousu faisait des pillous.

— Et maintenant, cap sur le Barde !

— Le barde ? C’est un bar ?

— Comment ça, un bar ? Ne me dis pas que tu ne sais pas où est la statue de Glenmor ! Le jardin public, comment vous l’appelez, il est loin d’ici ?

— Pas très loin, mais avec les enfants…

— C’est de la race rustique, comme toi, cousine, va devant, on te suit.

Une pluie fine s’est mise à tomber aux environs de Saint-Melaine, Marie-Antoinette a ouvert un grand parapluie pour abriter ses cadets et m’a passé Bouboune qui dodelinait sur son nounours. Le cousin ouvrait la marche, portant le glaive sur l’épaule droite et sifflant le « Kan Bale an A.R.B. », la marche de l’armée révolutionnaire bretonne, œuvre de Glenmor. Enfin, on a franchi les grilles du Thabor et on a fait cercle autour du barde fendant la pluie, le ventre en avant. Il y a eu un moment de silence.

— Il est en pyjama, a dit Ninog, pensive.

— Y a pas de braguette, a dit Budog, il est en jogging, tu vois bien.

Le cousin s’est dressé, fulminant.

— On les mène se recueillir devant notre Barde national et voilà tout ce qu’ils trouvent à dire… Lisez là, lisez…

De l’excalibur il désignait une inscription aux pieds du barde :

                          « Piv a stourmo, piv a nac’ho

                             Chadenn Breizh Izel ? »

Oui, oui, c’est bien ça, l’essentiel est dit :

                           « Qui combattra, qui brisera, 

                                     Les chaînes de la Bretagne ? »

— LA chaîne, pas les chaînes, a dit Ninog.

— Tais-toi, insolente… Qui, oui, qui brisera nos chaînes, qui nous libérera ? Je vous ai emmenés à la fête nationale du peuple breton, mille gwen ha du flottant au vent, deux cents sonneurs jouant le « Kan bale an ARB », un moment inoubliable et vous… Debout, war zao, comme disait le barde, bientôt nous chasserons le Franc…

— Et vous le regretterez bien quand on sera passé à l’euro, a dit une dame en loden qui s’était arrêtée, tirant un chien genre loulou, pour écouter ce discours.

— Chantons le « Bro gozh » a dit le cousin sans lui prêter attention, et, l’excalibur en garde, il s’est mis à chanter d’une voix de basse. Les enfants l’ont imité, à l’exception de Bouboune qui dormait. Elle pesait lourd. Je me suis assise sur un banc.

La vieille dame est venue s’asseoir près de moi.

— C’est joli, a-t-elle dit à la fin, on dirait du bulgare.

Le cousin s’est retourné d’un bloc. J’ai cru qu’il allait l’embrocher. Nous avons battu en retraite sous une pluie d’enfer, traînant le cousin moulinant du glaive et fulminant contre les jacobins, la vieille dame moulinant du parapluie et le loulou glapissant.

Enfin, les enfants se sont engouffrés dans la camionnette brinqueballante qui les avait amenés. Kenavo ! Joyeux Noël ! Bonne année ! Bonne santé ! Hag ar baradoz e fin ho buhez !

— On dit puhez, papa…

La camionnette démarrait, la petite voix de Ninog s’est perdue dans les pétarades.

La nuit était tombée. Il faisait doux.

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@ Françoise Morvan

Ouest-France, 2-3 janvier 1999

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LE PASSAGE DES JACOBINS

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On a sonné.

      — Coucou ! a crié une voix grêle et un immense sapin s’est engouffré dans le couloir.

      — Prof ! a dit un enfant coiffé d’un bonnet rouge marqué BZH.

      Mon cousin de Lescouët-Gouarec s’avançait déjà, poussant devant lui trois autres enfants surmontés du même bonnet. L’aînée des enfants  tenait un couffin noir et blanc à hermines.

      — Profitant que je venais vendre mes sapins, je t’ai amené mon dernier-né. Budog, sors du sapin, Bouboune, lavar demat da tintin.

      — On dit zintin, papa, a glissé la voix aigrelette de Ninog.

      — Toi, tais-toi, tu finiras dans l’enseignement laïc. Marie-Antoinette, diskouez da breur.

      — Il dort.

      — Tais-toi, komz brezhoneg et sors Houardon.

      Toute serrée dans son petit manteau râpé, Marie-Antoinette avait beaucoup grandi. Elle avait une curieuse jupe blanche, assortie à la grenouillère du nourrisson, elle aussi frappée d’hermines. En bandoulière, elle portait un sac marqué STOURM, avec un biberon dépassant. Le nourrisson dormait, roux comme ses frères et sœurs, mais sans bonnet.

      — Le cinquième ! Tous des Bretons pur sang ! Et tous élevés dans la langue de leurs pères.

      — Pas de leur père, a dit Ninog, tu fais même pas ton Buhan hag aes tous les jours.

      ­ — C’est un sacerdoce que de les éduquer ! Surtout celle-ci. Mais je sais où est le devoir. À l’instant présent, nous rallions le Comité de Défense des Os de nos Ancêtres qui vient de se créer. Odieux cynisme, sur les lieux mêmes de la plus grande défaite de notre histoire ! Oui, à Saint-Aubin-du-Cormier ! Une décharge ménagère ! Voir les fémurs de nos aïeux surgir des épluchures ! Je pique sur Saint-Aubin, mais avant ça, droit au Musée de Bretagne voir l’expo Langleiz. Xavier de Langlais ! Gzaviher ! Langleiz ! L’âme éternelle d’un peuple ! Viens donc, je t’emmène.

      — Restez plutôt prendre un chocolat…

      — Pas le temps ! Programme chargé ! Poent zo mont.

J’aurais bien trouvé un prétexte si la petite Bouboune (Libouban, dite Bouboune), toute  mignonne avec ses grosses joues roses et ses bouclettes rousses, ne m’avait prise par la main et tirée vers la porte. Nous nous sommes retrouvées au milieu des branches.

— Pik a ra, disait Bouboune en se frottant les joues.

— Lak da gapuch, a dit Ninog, et tout le monde s’est encapuchonné pour pousser le sapin dans le couloir. Ensuite de quoi les enfants se sont mis par ordre de taille pour descendre, mon cousin en tête chantant « La blanche hermine ».

Les sapins se trouvaient dans une remorque tirée par un camion noir et blanc frappé d’un vaste doigt montrant le sigle BBiz en bleu dans un triskell jaune.

— Je représente Breizh Biz, a dit le cousin, le sapin n’a qu’un temps.

À l’intérieur, des étagères portaient des boîtes, des sacs, des sachets marqués BZH sur lesquels pendaient des drapeaux, des fanions, des parapluies noirs et blancs. Tout au fond, une sorte de mannequin arborait une mise mal discernable mais surmontée d’un bonnet rouge à BZH.

      — Setu Morzadec ! a crié Budog.

      — Ils l’appellent Morzadec parce qu’il a des lunettes comme le fils du voisin.

De fait, Morzadec portait des lunettes, de vastes lunettes bleues qui faisaient un bizarre contraste avec sa mise  : il arborait un T-shirt taillé dans un gwenn-ha-du horizontal, un caleçon taillé dans un gwenn-ha-du vertical, un ceinturon noir à hevoud, des sabots de cuir noir frappés de triskells, des socquettes blanches à hermines noires, un cache-nez à hermines et drapeau, le tout sous bonnet rouge à BZH.

— Les lunettes n’ont pas l’air bretonnes, mais elles le sont. Breizh Biz est le représentant de Lagadbreizh, lunettes de qualité, tous modèles, toutes formes, carte de la Bretagne réunifiée sur les deux branches, hermine ou triskell en option, drapeau sur demande, fabrication bretonne par personnel breton, qualité Made in Breizh. Tu es intéressée ? Regarde le choix.

Il y avait, de fait, sur fond de carton brillant figurant un drapeau à bandes noires et blanches, des dizaines de paires de lunettes reflétant Morzadec sur fond de camion.

      — Moch tre, a dit Bouboune.

      Avant que le cousin n’ait pu l’attraper, je suis descendue, suivie de Marie-Antoinette portant Houardon dans son couffin et son sac marqué Stourm.

      Entrer au musée n’était pas simple. Mon cousin marchait en avant, selon sa coutume, moulinant de son vaste parapluie gwenn-ha-du et fredonnant le « Kan Bale an ARB ». Mais c’est qu’une fois pris les billets, Houardon s’est mis à brailler.

      — Écoute-moi ça ! Quel coffre ! Ça va nous faire un fameux chouan !

      — Lak anezhan er c’honsign, a dit Budog.

      — Laisser son frère à la consigne ! Toi, un Breton ! Ar vezh ! Aide plutôt ta sœur à donner le biberon.

      Budog n’avait pas du tout l’air d’avoir honte. Il marchait d’un pas gaillard en feuilletant le petit livret pédagogique remis en prime aux enfants. Bouboune, utilisant les trous ménagés dans la couverture, se servait du sien comme d’un masque, ce qui devait la faire loucher, car elle marchait en faisant des zigzags. Au terme d’un long corridor noir,  on entrait dans une salle où le règne du noir et blanc, de la croix, du drapeau, du glaive et du cierge atteignait des degrés qu’on aurait cru trouver que dans une sacristie de la grande époque. À gauche, un mur entier de saints bretons envoyait des injonctions à la Fédération de l’enseignement catholique de France : saint Jili, priez pour nous, saint Kornéli, protégez nos bœufs, saint Padern, donnez-nous beau temps, saint Lunaire, donnez-nous la foi, saint Pétroc…

      — Petrog ! Beau nom viril, je me le note pour mon prochain. Mais pourquoi cette orthographe hideuse ? Pétroc ? C’est abject ! Je subodore…

      Ninog et Budog s’étaient jetés sur les crayons mis à la disposition de la jeunesse pour répondre aux questions du livret, Mon cousin, agitant les bras, allait d’un panneau à l’autre en lisant les notices à voix haute : « Artiste militant, Xavier de Langlais montre son attachement à la Bretagne en illustrant des articles de journaux bretons ».

      Soudain, une petite dame a surgi, un carnet en main, la pointe du crayon tendue vers les guerriers à lances celtiques.

      — Des articles de journaux bretons, dites-vous. Ah, ils étaient beaux, ces journaux ! La Bretagne de Fouéré, sous l’Occupation ! Et il n’a pas fait que l’illustrer, croyez-moi ! Il y écrivait, ce collabo ! Nation ! Religion ! Breiz Atao ! Et l’antisémitisme en prime ! Voilà ce que nous propose une mairie socialiste pour le passage au troisième millénaire !

      Mon cousin s’approchait, le front plissé. En cas d’accrochage, la petite dame n’avait aucune chance de s’en sortir, mais c’est qu’elle récriminait de plus belle.

      ­ — Et lisez-moi ça : faire un véritable art breton « qui exprime un coin de terre et une race » ! Un art fasciste ! Voyez-moi ces guerriers !  Comptez les croix !…

      — Les croix, on demande pas de les compter, a dit Budog. On demande : « Ce que sant Dewi tient dans sa main s’appelle : une croix ? une crosse ? une croche ? une cruche ? » Ça s’appelle comment, ce qu’il tient ?

      La vaste main de mon cousin s’abattant sur le livret, l’a envoyé valser au bas d’un panneau montrant un poème qui clamait « Marche et souffre » (« Kerzh ha gouzañv »).

      — Madame, rompez là, cessez vos jacobineries. On ne conteste pas l’art du grand Gzaviher, Gzaviher Langleiz, notre peintre national. S’il y a un scandale, c’est celui-là : profiter d’une exposition consacrée à l’immense Langleiz pour fourrer sous les yeux des enfants un livret en français ! Un livret sans breton ! Toutes les notices de cette exposition, notez-le bien, sont en français. Perfidie jacobine. Partons !… Koun Breizh ! Tous à Saint-Aubin-du-Cormier ! Dao ! En rang !

      Les enfants se sont alignés, Marie-Antoinette en tête, portant Houardon, et le cousin les a suivis, moulinant du parapluie et proclamant :

      — Saint-Aubin du Cormier. 28 juillet 1488. La plus grande défaite des Bretons. Célébrons la nation bretonne au lieu sacrificiel d’où tel le phénix elle saura renaître de ses cendres et nous pourrons chanter O Breizh ma bro…

      Sur les marches menant au musée, il s’est retourné et a joint les deux mains sur son parapluie.

      — Je suis déçu mais je ne suis pas abattu. Le millénaire à venir verra le passage des jacobins à l’état de pillous bons à mettre au bern teil. Au lieu des os de nos ancêtres, les vestiges de la République pourriront sous les épluchures. Dao ! Allons ! Sauvons les os de nos ancêtres ! En marche ! Kerzh, o den !

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@ Françoise Morvan

Ouest-France, 31décembre 1999 — 1er et 2 janvier 2000.

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Les citations de la seconde nouvelle sont toutes extraites du livret pédagogique accompagnant l’exposition Xavier de Langlais au musée de Bretagne, exposition organisée par la municipalité socialiste de Rennes dans le cadre du « comité à l’identité bretonne » créé à l’initiative d’Edmond Hervé.