Il existe dans l’ancienne littérature celtique un assez grand nombre de poèmes évoquant le voyage sur mer de personnages partis à la recherche de l’Autre monde. C’est ce qu’on appelle les navigations.
Certaines nous sont parvenues en gaélique, sous forme plus ou moins fragmentaire, comme la Navigation de la barque de Mael Duin ou la Navigation de Bran, fils de Febal ; d’autres nous sont parvenues en latin, comme la plus célèbre d’entre elles, la Navigatio sancti Brendani abbatis, qui fut connue dans toute l’Europe à partir du IXe siècle et qu’au XIIe siècle, un moine anglo-normand, Benedeit, rendit plus célèbre encore en en donnant une adaptation en français.
Le musicien Hervé Lesvenan m’ayant demandé un texte pour un concert au théâtre de Quimper, j’ai pensé qu’il serait intéressant de faire, non pas une adaptation mais, pour rester dans le même registre, une traversée de ce très ancien poème.
Avec ses épisodes à la fois clos comme des miniatures de livre d’heures et ouvertes sur l’infini comme les images d’un rêve, le texte pouvait donner lieu à un travail sur les voix, le son, le jeu des formes et des couleurs, d’autant que nous étions là au confluent du gaélique, du latin, de l’ancien français et du français moderne, voire du breton, puisque Brendan, revenu, comme on sait, du Paradis, a séjourné en maintes paroisses de Bretagne (et qu’il est, notamment, honoré près de ma paroisse natale, en une chapelle où ne se trouve pas l’auge de pierre dans laquelle il se plaisait à naviguer mais qui n’invite pas moins à la dévotion).
Le côté probe, rugueux, naïf et majestueux du voyage de Brendan donne à tout instant l’impression que l’on peut y trouver un matériau prêt à ouvrir cette très ancienne poésie à la poésie la plus contemporaine. Extraire de l’érudition ou de la celtomanie ce vénérable texte, avec toutes ses strates, tenter de l’entendre à neuf et partir de ce qui pouvait faire écho en nous, pour qu’un musicien, à son tour, lui rende vie : tel était le pari.
C’était aussi pour moi une manière d’effacer la frontière entre une activité considérée comme noble et une activité considérée comme subalterne : la poésie est traduction et la traduction est aussi une navigation…
La poésie contemporaine peut s’adresser à tous (et surtout ceux qui ne lisent pas de poésie) en rendant vie à de très anciens textes ainsi sortis du domaine ingrat de l’érudition.
*
Étant de la lignée des rois d’Irlande
et poursuivant des fins dignes de roi
il se démit de ses droits à régner
et pour s’exiler de ce siècle
il prit l’habit de moine, il entra dans les ordres
laissant les faux honneurs pour les seuls vrais
.
Après longtemps de prière il entra
dans la plus grande profondeur de son désir
de voir en son vivant ce lieu de paradis
où Dieu nous voulut être, dit le livre,
et voir aussi le cercle des enfers
où vont ceux qui guerroient contre la loi
.
Lors espérant de Dieu qu’il lui réponde
il s’en alla trouver un autre solitaire
et de sa voix apprit qu’un frère avait su voir
une île en mer si près du paradis
qu’il s’était nourri de l’odeur des fleurs
vers lui portée par le doux chant des anges
.
Et cela était véritable
la mer était bleue, l’île était si claire
qu’il aurait suffi de tendre la main
pour traversant le mur du paradis
s’en aller vivre dans sa transparence
et il sut alors qu’il allait partir
.
*
.
De gros cuir de bœuf sur du bois tendu
était le bateau où il embarqua
et grise était la roche de granit
tombant abrupte au milieu des vagues
gris le soleil sur la bure humide
des quatorze frères qui l’accompagnaient
.
Or voici que soudain trois autres
s’en viennent courant dans les vagues
criant qu’on les prenne ou qu’ils se noieront
et ces trois portent le malheur
comme la mer qui se resserre sur leurs yeux
mais voici qu’il leur tend la main
.
Il leur tend la main, l’ayant levée vers Dieu,
il tend la main à ceux qui portent le malheur
puis laisse son absolution couler sur eux
comme l’eau de la bure ruisselante
sur le calfat noir de la barque
sans que nul des autres n’élève la voix
.
Et la carcasse de bois craque
le dos des rameurs sur les bancs mouillés
craque avec le mât, le cuir noirci de mer,
avec le pain plus dur jour après jour
grinçant sous la dent, le gros sel
l’eau jour après jour plus amère et plus rare
.
À grand-douleur sont-ils allés un mois
le vent tombé
ramant de jour de nuit sans jamais se plaindre
ramant, le dos courbé, sans jamais se plaindre
mais sentant la force se retirer d’eux
et Dieu ne se voit guère en mer
.
*
.
Or tout d’un coup le vent se lève
et les mène vers une terre
cerclée de tels chaos de roches grises
qu’ils sont trois jours à ruer dans les gouffres
creusant la mer aux surplombs des montagnes
puis la voie s’ouvre
.
Et les voici devant un grand château
bâti dans son entier de marbre lourd
comme une coulée de basalte
et belle est la clarté de l’or
miroitée dans le mur de cristal dur
mais le château déplaît car il est vide
.
Ils y sont entrés au nom de la paix
ils y ont trouvé l’eau douce et les vivres
en si beaux vaisseaux d’or et d’argent pur
que les voir seul était loisir de l’âme
Or c’est devoir de ne savoir rien prendre
au-delà de ce qui est nécessaire
.
Mais l’un des trois qui portaient le malheur
le cœur rempli de convoitise
voit dans la nuit luire un hanap d’or
et l’enroulant dans un pan de sa robe
le happe à peu de bruit des mains de Satan
qui se retirent sous la voûte obscure
.
Sans bruit sans ombre noir sur noir
comme un lourd papillon de nuit sur du velours
laissant reposer le hanap
les mains de Satan se retirent
mais le maître a tout vu dans sa lumière
et dit à l’aube au moment de partir
.
Qu’il faut savoir s’en aller sans rien prendre
ni pain ni miel clair ni buire d’eau pure
Le vol dénonce le voleur
Lors le voleur se roule sur la terre
le diable s’extrayant de sa chair et criant
jusqu’à le laisser creux comme un cocon de soie
.
Monter vers le ciel, léger de passé
sans plus rien qu’un peu de poussière
scintillant sur la passée des nuages
et lors un messager paraît disant Ayez confiance
car voici l’eau pure et le pain
qui vous sont donnés pour longtemps de vie
.
Ce fait, dit-il, qui vaut pour un miracle
vous fera savoir que Dieu vous approuve
et vous pourrez aller jusqu’à travers l’hiver
en travaillant vos nerfs et corps trop tendres
sans autre douleur que de les endurcir
et verrez l’étendue de votre espoir
.
Blanche est la mer blanche aussi la neige
plonger sa chair dans la blancheur de gel est dur
mais plus dur encore est de périr à soi
voyant dans les chaos du temps culbuter son image
disjointe entre les blocs d’écume
en n’attendant plus rien que d’avoir à la perdre
.
Et par cette blancheur est rendue plus légère
comme une floraison du miracle accompli
la première terre entre ciel et mer
entrevue par un jour d’avril
car plus blanche encore est la laine
moussant sur les larges brebis de l’île
.
Veillez à l’échouage du bateau
prenez de ces brebis pour le jour de Pâques
et que le fil du sacrifice
passe des sables du désert de Palestine
à ces sables poudrés de givre ou de sel fin
presque invisible hormis ce tracé de sang rouge
.
*
.
Au jour de samedi revient le messager
aux cheveux d’argent aux yeux jeunes
portant des pains à mie légère et blanche
qu’il offre et désignant une île dans la brume
enjoint d’y aller dès la nuit
pour célébrer la pâque au lever du soleil
.
Ils ont pris la mer ils ont traversé
du gris de la vague au gris de la terre
et dans la lueur tendre du grésil
mêlée à l’odeur d’huile fluidifiée des lampes
ils ont dit l’office, heureux d’être sensemble
ayant la nef de bois bien close pour église
.
Puis au matin de Pâques
dans la lumière étrange des aurores
si transparente à qui n’a pas dormi
tandis qu’il reste pris dans ses pensées
les autres sortent griller sur les roches
les quartiers rosés de brebis
.
À force de patience une fumée très fine
s’élève des lichens vers le ciel plus clair
et la chair de la pâque a déjà pris son arôme âcre
Après tant de douleur tous à ce sacrifice
sans plus de sang ni de rigueur amère
vont pouvoir trouver place
.
Mais sitôt le feu pris la terre tremble
et s’éloigne à grande erre du navire
Lui resté dans la coque du coracle
appelle à lancer les cordages
puis cherchant pour sa part les amorces de fer
les jette — et tous ont pu gagner la nef
.
Or dit-il voyant s’écarter l’île à peau squameuse
notre île était un poisson des plus gros
nommé baleine et nous l’avons trouvé
par simple obéissance au messager
qui nous a voulu clairs devant le roi marin
et nous devrons comprendre ce prodige
.
*
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Tendre est la nuit en mer tendre est la nuit d’avril
les poissons maillés d’argent souple
se plient dans la mer et plus clair
parmi les étoilures de laitance
le frai se déverse à jets troubles
dans les gluaux vert noir des algues
.
Nous irons longuement d’île en île à présent
nous irons longuement dans les clameurs des vagues
à quoi bon nous plaindre à quoi bon gémir
nous irons dans le grand hasard du temps
vers la terre oubliée d’avant la faute
car c’est la destinée que nous avons voulue
.
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Ce texte a été publié dans le numéro spécial de la revue Europe sur la littérature de Bretagne préparé par François Rannou comme suite du texte « De la vertu des œuvres complètes ».
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© françoise morvan