Le machisme du mouvement breton

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Le texte qui suit est celui d’une conférence donnée le mercredi 12 mars 2014 à Moulin Mer, conférence qui a été publiée dans le volume des actes du colloque sous le titre À l’ouest toute ! Il était demandé de choisir une image et de commenter ce choix, ce que j’ai fait à la fin.

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Je vais évoquer rapidement le parcours qui m’a, par le plus grand des hasards, amenée à affronter le mouvement breton, nébuleuse selon moi fondamentalement machiste. Le fait d’être une femme et d’oser dénoncer la mainmise du nationalisme sur la culture en Bretagne provoque des réactions qu’il est intéressant d’étudier tant ce machisme semble aller de soi, y compris pour des militants qui se disent de gauche. 

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À ma naissance, mes parents ont quitté Rostrenen pour la banlieue parisienne et j’ai donc vécu entre deux mondes, Paris, où j’ai fait mes études, et la Bretagne où j’ai voulu revenir pour écrire librement, loin des milieux littéraires. Je voulais chercher des voies de traverse pour échapper à la poésie conventionnelle et, sur ce terrain-là, j’ai trouvé à Rostrenen un traducteur qui, lui aussi, avait cherché des voies de traverse, Armand Robin (dont j’ai édité les œuvres) et aussi des conteurs, des chanteurs populaires qui m’ont amenée à me pencher sur la poésie du conte. C’est, à l’origine, uniquement cet intérêt pour la poésie du conte qui m’a conduite, suite à divers hasards encore, à me lancer dans une monumentale édition des œuvres du folkloriste François-Marie Luzel — édition qui m’a valu de découvrir le mouvement breton. Voulant commencer mon édition par les « matériaux bruts », les carnet de collectage de Luzel, toujours en raison de ma recherche de la poésie native du conte, je me suis vu, expérience assez surréaliste, enjoindre par mon directeur de thèse de récrire les carnets de Luzel en breton surunifié. 

Mon directeur de thèse, un nommé Pierre Denis qui s’était rebaptisé Per Denez, se présentait sous les dehors d’un homme de gauche plein d’urbanité ; en fait, c’était l’éminence grise du mouvement nationaliste breton. Face à mon refus de falsifier les manuscrits, il a mis en chantier une édition concurrente, il a obtenu pour ce faire des subventions de l’Institut culturel de Bretagne (qu’il dirigeait) et, comme je protestais, m’a assignée pour diffamation. C’est lors de ce procès (qu’il a perdu) que j’ai vu arriver des flots d’attestations de militants bretons : tout un réseau, constitué de longue date, qui bénéficiait de postes, de subventions… Plus inquiétant, je me suis rendue compte que mon ex-directeur de thèse avait commencé sa carrière en écrivant dans la presse nationaliste bretonne pronazie et qu’il venait de rééditer sur fonds publics des textes racistes de Youenn Drezen, l’un de ces « grands auteurs de langue bretonne » auxquels on rendait hommage et qui avaient tous été des collaborateurs des nazis…

Au début, j’ai essayé d’informer, j’ai, par exemple traduit les textes antisémites de ce Youenn Drezen auquel des mairies socialistes rendaient hommage, puis je me suis rendu compte que ça ne servait à rien, sinon à provoquer des articles d’une violence machiste que, jusqu’alors, je pensais caractériser l’extrême droite — mais non : les autonomistes de l’UDB, qui étaient alliés aux Verts, tenaient un discours aussi machiste que les autres,  et défendaient les mêmes collaborateurs des nazis (Roparz Hemon, Morvan Lebesque, Morvan Marchal, l’inventeur du « drapeau breton », Xavier de Langlais, René-Yves Creston, bref, tous, puisque le mouvement breton avait massivement collaboré). Or, il n’était pas permis de rappeler ces faits. Pourquoi ? Je l’ai compris en voyant que les protestations contre l’Histoire de Bretagne en bandes dessinées (pure production de l’historiographie nationaliste qui avait provoqué l’indignation de plusieurs médias, dont Télérama) ne servaient à rien pour la bonne raison qu’elle était promue par un puissant lobby patronal rassemblé par l’Institut de Locarn, un think tank rassemblant patrons et affairistes divers autour d’un projet associant ethnorégionalisme et ultralibéralisme. Le breton surunifié, véritable novlangue mise au point par les nationalistes, l’identitaire à base de drapeau, de néoceltisme et de produits labellisés faisaient partie du décor nécessaire pour faire de la Bretagne une eurorégion destinée à prendre son indépendance, comme l’Irlande, en attendant l’Écosse et autres nations celtiques. 

C’est pour protester contre ce projet obscurantiste que j’ai publié en 2002, Le Monde comme si. Mon but était de mettre en garde la gauche mais j’ai perdu toutes mes illusions quand, arrivé à la tête du conseil régional, en 2004, Jean-Yves Le Drian y a fait entrer les autonomistes. Mieux encore, en 2006, il est allé présenter son projet à l’Institut de Locarn ! Il va de soi que j’ai continué de protester chaque fois que, malheureusement, l’occasion s’en présentait — et, en 2013, lorsque le lobby patronal breton a organisé la « bataille contre l’écotaxe » en pseudo « révolte des Bonnets rouges », j’ai eu à protester contre cette manipulation… Si j’avais déjà étudié dans Le Monde comme si la rhétorique machiste du mouvement breton, j’ai pu constater alors qu’elle se diffusait de manière impressionnante dans la presse régionale. Lorsque j’ai publié un article dans Le Monde pour exposer la manière dont le mouvement des Bonnets rouges avait été organisé, le rédacteur en chef du Télégramme du Finistère, un nommé Perez, a trouvé à répondre (c’est publié dans un essai à la gloire des Bonnets rouge publié aux éditions Dialogues) que j’étais une « mal breizhée », ce qui résume très bien l’ensemble de l’argumentation qui m’a été opposée : de réponse sur les faits, jamais aucune, mais des attaques non pas ad hominem mais ad mulierem puisque, comme on peut le voir, le journaliste ramène cet article du Monde (qui a joué un rôle essentiel pour la prise de conscience de la manipulation en cours, il l’avoue et le déplore) à un problème psychologique de femme en manque. Les fantasmes des militants bretons se sont dès l’origine exprimés selon la vieille rhétorique de l’extrême droite — une rhétorique qui gagne le discours journalistique et se diffuse, bien sûr, de manière obsessionnelle via Internet.  

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Partout se retrouve le même portrait de « pythie venimeuse » « crachant son venin », forcément vendue et « faisant ça» pour de l’argent, ou pour des problèmes de lubricité (si j’ai osé ne pas récrire les carnets de Luzel, c’est forcément que je voulais me venger de ce pauvre Denez, soit parce qu’il résistait à ma passion lubrique, soit parce que j’avais résisté à sa lubricité, je n’ai pas réussi à savoir exactement quel était le scénario — je rappelle que Denez avait 70 ans passés à l’époque et que ce fantasme des militants bretons signifie simplement qu’une femme ne peut pas s’opposer à un homme sans être immédiatement réduite à son utérus qui dysfonctionne. Les militants l’expriment d’ailleurs de manière tout à fait explicite : je suis supposée être hystérique — c’est le diagnostic des uns (et je rappelle que le mot vient du latin hystericus, relatif à l’utérus) ce qui n’empêche pas les autres (et parfois les mêmes) de clamer que je suis aussi schizophrène et paranoïaque. De la même façon, je suis à la fois trotskiste et stalinienne, inféodée au FN et à Mélenchon, complotiste et membre de groupuscules d’extrême droite tout en étant d’extrême gauche. Je vois depuis des années le portrait se noircir sur la même base sexiste issue de l’extrême droite catholique qui a donné lieu à l’origine au mouvement nationaliste breton. 

Histoire d’appuyer mes dires sur un exemple concret, je me suis penchée sur le très officiel Dictionnaire des auteurs de langue bretonne de Lukian Raoul — pur produit, là encore, du mouvement nationaliste breton, subventionné sur fonds publics — je ne résiste pas à la tentation de citer au passage un poème de ce Lukian Raoul sur ma personne : 

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« Qu’écriras-tu ce soir Françoise solitaire

Pour t’éviter l’angoisse d’un profond oubli ?

Fabule, invente, mens, tout plutôt que te taire,

Sans ton Télérama point d’attrait n’a la vie.

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Je passerais mes nuits à chanter les louanges

De tes charmants écrits bons pour l’autodafé,

Ta plume si féconde a le parfum des anges

Quand elle a macéré dans le marc de café… »

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Belle illustration du machisme ordinaire : on me tutoie, comme le flic tutoie le bougnoule , on évoque le « marc de café » de la sorcière du coin, et, bien sûr, vieille remontée de jésuitisme, « l’autodafé ». Et c’est publié dans un journal d’extrême gauche soutenant la candidature de Troadec, le maire de Carhaix. Ce Lukian Raoul a donc publié un dictionnaire des écrivains et grammairiens bretons.  Au total, sur 960 articles concernant des auteurs bretons, 32 notices mentionnent une femme — et les seules femmes qui ont vraiment publié, je veux dire publié au moins un livre, sont Philomène Cadoret et Anjela Duval, deux femmes que le mouvement nationaliste catholique a promues comme expression de la Foi et de la Bretagne, selon le vieux mot d’ordre Feiz ha Breiz.

Nous sommes, avec le mouvement breton, dans un monde second, qui impose au réel ses lois délirantes mais le constater vous amène, comme Alice face au tribunal du Roi de Cœur, à vous faire couper la tête par le jeu de cartes en fureur. Une femme se tait ou se met au service de la cause. Je dois dire d’ailleurs que les femmes adoptent le même discours machiste, parfois aggravé. 

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Cela ne veut absolument pas dire que les Bretons aient été machistes — l’un des procédés des militants bretons consiste à dire que je vois des nazis partout et que j’accuse les Bretons d’avoir massivement collaboré : pas du tout ! J’accuse le mouvement breton d’avoir collaboré parce qu’il reposait dès l’origine sur une revendication raciste et je l’accuse, lui, le mouvement breton, pas les Bretons, d’être machiste parce que son idéologie repose sur un fantasme national viril qui est constitutif de sa littérature depuis les fabrications du Barzaz Breiz totalement étrangères à l’esprit du peuple. 

Pour montrer à quel point ce machisme était étranger à la tradition populaire (comme l’antisémitisme, d’ailleurs), j’ai d’ailleurs publié avec André Markowicz un recueil d’Anciennes complaintes de Bretagne où nous essayons de montrer à quel point les chansons bretonnes sont un hymne à la défense des femmes, voire un appel à la révolte. Les gwerziou féministes ? Le livre a naturellement provoqué la fureur de militants. Et pourtant, il y a de purs chefs d’œuvre. Je me suis amusée à traduire la gwerz d’Anna Le Gardien, une femme rebelle, qui assomme dix-huit seigneurs (dix-sept d’entre eux venus aider celui qui voulait la violer) à coups de penn-baz (bâton à tête). Ensuite, comme elle n’a aucune confiance dans la Justice locale, elle va trouver le roi de France, qui délègue l’affaire à la reine, et la reine lui donne raison :

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« – Si je dois juger de ses torts, loin de la condamner à mort, 

J’écrirais sur du papier bleu : ‘’Prends ton penn-bazh tant que tu veux’’ 

J’écrirais sur du papier blanc : ‘’Défends-toi toujours hardiment’’ 

J’écrirais sur du papier rouge : ‘’Sois libre et va, sois libre et bouge.’’ » 

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« Sois libre et va, sois libre et bouge », c’est bien ce qu’un mouvement breton en fait totalement statique entend interdire, et ce avec l’appui des élus et des pouvoirs d’argent, mon exemple le montre. « Sois libre et va, sois libre et bouge », ce sera ma conclusion. 

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Commentaires sur l’image :

Quand j’ai cherché des illustrations pour les chansons que j’avais traduites avec André Markowicz, je suis tombée sur un fonds de photographies prises par un médecin passionné par l’art populaire et j’ai eu l’impression de voir les personnages des gwerziou sortir des chapelles où ce médecin avait passé des heures à photographier les statues et les sablières… Pour la gwerz d’« Anna Le Gardien » (qui était bien oubliée avant que je ne la traduise), je me suis dit que cette sainte tout à la fois aimable et décidée à ne pas se laisser impressionner convenait assez bien, d’autant qu’avec son livre elle avait l’air de protester contre l’ignorance et l’obscurantisme.