La parole est à Micha

 Propos de Mikhaïl Iasnov 

recueillis par Françoise Morvan

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On ne demande jamais à mon fils Mitia, qui est musicien de jazz, s’il a toujours eu l’intention de le devenir mais le fait que je sois devenu poète provoque des questions. La première fois que Mitia, lui aussi, m’a demandé si j’avais toujours voulu être poète, il avait quatre ans. Et comme je lui disais que, oui, c’était une idée qui m’était venue quand j’étais tout petit, il m’a dit d’un air satisfait : « Moi, c’est pareil. Quand j’étais petit, je voulais être camionneur, et, tu vois, je veux toujours être camionneur. Je ne change pas. » 

La vocation m’est venue en prenant le train, ce qui m’arrivait assez souvent car mon père, au retour du camp où il avait passé plusieurs années, avait été assigné à résidence à plusieurs dizaines de kilomètres de Pétersbourg, et, comme ma mère et mes sœurs l’avaient rejoint, j’allais rendre visite à ma famille quand je pouvais. Les wagons faisaient des rythmes formidables, en ce temps-là, et je me suis rendu compte qu’on pouvait mettre des mots sur ces rythmes, que ça faisait des poésies, qu’on pouvait tout mettre en rythme de wagon et qu’alors le temps passait à toute vitesse. De ce moment-là, j’ai chanté tout ce qui m’entourait. Mes cahiers étaient pleins de célébrations de la lampe, de la rue, de la voisine, du palier, du crayon de couleur. En fait, j’avais l’inspiration universelle, pas une ombre de préjugés, pas la moindre idée du goût, et je pense que si je retrouvais ces cahiers, j’aurais une image étonnante de ce qu’était la vie d’un petit garçon à Léningrad dans ces années-là. Malheureusement, ils sont tous perdus. Cela ne m’a pas empêché de continuer, bien au contraire, mais je dois avouer que l’influence de l’époque m’a amené à produire une poésie qui prenait le rythme de wagon comme base de  propagande : mon premier poème publié (j’avais quinze ans) s’intitulait « Le programme du Parti communiste ». 

Tournons vite cette page de mon existence et venons-en à ces années 60 au cours desquelles, écrivant beaucoup, et lisant souvent mes poèmes, comme on en a l’habitude en Russie, j’ai appris mon métier, si l’on veut, et je suis même devenu assez connu, sans être jamais publié. Pour comprendre le climat de ces années-là, il faut se souvenir du changement incroyable qui était survenu après le XXe Congrès. Pour la première fois, on pouvait dire ce qu’on voulait sur Staline… On osait parler, on avait l’impression qu’un monde s’ouvrait. Des recueils de traduction extraordinaires ont été publiés dans ces années-là. Dans un univers muré (n’oubliez pas qu’aucun de nous n’imaginait même pouvoir un jour sortir d’U.R.S.S.), c’était un souffle d’air. Il y a eu d’extraordinaires traductions de Verlaine, de Baudelaire, entre autres, et c’est alors aussi qu’on a publié les premières traductions de Guennadi Chmakov qui est mort récemment, et que je vais essayer de rééditer. C’est certainement très difficile à comprendre hors des frontières, mais les années 60 nous laissent une impression de couleur et de vie. 

Pour résumer cette époque, je ne vois pas mieux qu’une petite histoire, presque rien, mais qui dit l’essentiel. Une année, après avoir fêté le Nouvel An chez Efim Etkind, nous sommes allés nous promener sur la Perspective Nevski. Efim habitait sur le vieux Nevski, c’est-à-dire en haut, et, tout en parlant, nous nous sommes trouvés presque au niveau de l’Amirauté, autrement dit en bas, à l’autre bout. C’était la pleine nuit, trois ou quatre heures, il faisait un froid de loup, et, nous, complètement épuisés à l’idée de refaire tout ce chemin à pied, nous nous sommes mis à tenter d’arrêter les rares, très rares, voitures qui passaient. D’un coup, c’est un fourgon de police qui s’est arrêté. Les flics ouvrent la portière : « Qu’est-ce que vous voulez ? » Nous autres : « Remonter le Nevski ». Et eux : « Montez, on vous emmène ». À peine entrés là-dedans, on a été saisis d’une impression terrible, comme si on venait de s’asseoir dans le fourgon même où des générations entières, des centaines de milliers de gens arrêtés, avaient passé avant d’être fusillés. Quelque chose d’indicible… un temps qui avait basculé.

Et puis, le 21 août 1968, quand les chars russes sont entrés à Prague, un autre temps a basculé. Ce jour-là, c’est encore Efim Etkind que je revois, en Crimée, sur une plage. Il avait un poste de radio très puissant, interdit, bien sûr, et qui lui permettait de capter la B.B.C. Autour de lui, une foule de gens étaient rassemblés pour écouter : vous imaginez les conversations sur cette plage… Un jour miroir, une image miroir : après, toute la culture officielle s’est refermée ; les gens de ma génération n’ont plus connu d’autre solution, s’ils ne voulaient pas se soumettre aux exigences du pouvoir, que d’écrire pour eux-mêmes, sans aucun espoir d’être publiés — ou alors d’arrêter. 

Pour vivre, certains ont fait du journalisme, de l’enseignement, beaucoup sont devenus veilleurs de nuit, d’autres ont travaillé à la télévision ou à la radio… D’autres, comme moi, sont devenus traducteurs. Efim Etkind, encore lui, a écrit dans la préface de son livre Les Poètes russes traducteurs que si les poètes russes étaient traducteurs, c’est tout simplement qu’ils ne pouvaient pas publier leurs poèmes. Cette phrase compte au nombre de celles qui lui ont valu d’être exilé, parce qu’elle était vraie pour les poètes des années 50, dont il parlait, et au moins autant pour les poètes des années 70 : j’en suis l’exemple même. 

Il s’est trouvé que j’aimais traduire, et que ça me convenait, mais ça n’est pas parce qu’on écrit des poèmes qu’on peut s’improviser traducteur. Il faut accepter de se soumettre aux règles d’autrui, se plier à des exigences qu’on doit admettre d’emblée comme les siennes propres parce que l’auteur appelle à une sorte de réincarnation immédiate en lui-même. Il y a de très bons, de très grands poètes, qui sont absolument inaptes à ce genre d’exercice ou qui en souffrent beaucoup. Pour moi, ça s’est bien passé. Mon premier livre publié a été un recueil de traductions, Le Nord chante. À Léningrad, il y avait un groupe de poètes, un groupe assez important, qui s’occupait de traduire les poèmes d’écrivains du nord de l’U.R.S.S. On leur avait confié ce travail. C’étaient des gens que j’aimais bien, et en particulier Gleb Semionov, qui avait trouvé ce moyen de gagner un peu d’argent, et qui m’a proposé de traduire l’un de ces poèmes du Nord, à partir d’un mot à mot, bien sûr, puisqu’aucun de nous ne connaissait aucune des langues du Grand Nord, qu’on ne peut apprendre nulle part. C’était un texte d’une poétesse dont j’ai oublié le nom. Elle racontait les impressions qu’elle éprouvait en faisant de la balançoire. Le poème posait un problème formel assez complexe dans son genre, puisqu’il s’agissait d’exprimer sur un rythme de balançoire l’émotion du refrain qui disait (mot-à-mot) : Quand je fais de la balançoire, j’ai le cœur qui saute hors de moi, tant j’ai peur et tant j’ai de joie. Habitué que j’étais depuis si longtemps à tout mettre en rythme de wagon, je n’ai pas trouvé désagréable, bien au contraire, de dire ça en rythme de balançoire. J’ai inventé un refrain formidable – c’est ce que tout le monde a dit – et d’ailleurs le voilà  :

     Serdtsve rviotsia – vot tak

     Ot vostorga – vot tak 

     Ot ispouga – vot tak –

     Ia katchaïous’ – vot tak

 Ce qui veut dire : « Le cœur s’élance – comme ça ! D’enthousiasme – comme ça ! De frayeur – comme ça ! Je me balance – comme ça ! » Et moi, c’est comme ça que je suis devenu traducteur des poètes du Grand Nord, et traducteur tout court.  

Après, je me suis mis à écrire des poèmes pour enfants, que j’ai publiés sans trop de difficulté – mon premier recueil de poèmes pour enfants est paru en 1979, alors que j’ai dû attendre 1986 pour voir paraître mon premier recueil de poèmes pour adultes ; c’est-à-dire que je suis entré à l’Union des Ecrivains comme traducteur et poète pour enfants, et qu’une fois entré, j’ai eu l’autorisation de publier un livre de poèmes pour adultes. 

Tels sont les paradoxes auxquels nous étions tous soumis, moi comme les autres, et pas plus que les autres, au cours de ces années 70 qui nous ont vus devenir, en quelque sorte, clandestins au grand jour. Je ne voudrais pas tracer un tableau trop noir de la décennie qui a été pour moi très riche, très vivante jusque dans sa misère. Ce qu’il y avait d’intéressant et d’important alors à Pétersbourg, c’était la culture de la rue. Nous qui étions privés de toute rencontre dans les lieux officiels, nous nous rencontrions dans des cafés, si l’on peut appeler ça cafés, des bistrots, si l’on peut appeler ça bistrots. Deux endroits célèbres entre tous : la Malaïa Sadovaïa, qui est une vieille rue du centre, et le café Saïgon. Un peu Montmartre, s’il y avait eu la moindre ébauche de cette liberté là-bas. Mais seule existait la liberté de boire, alors tout le monde buvait, et, à partir de cette mince liberté, on essayait de s’en trouver une à soi. On prenait quelques bouteilles, et on se réfugiait ailleurs – où ça ailleurs ? eh bien, par exemple, sous les célèbres portes cochères de Pétersbourg, et puis, un peu plus haut, sur les paliers, les vastes  paliers aux embrasures de fenêtres hospitalières. C’était ça, nos clubs. On choisissait un palier, on apportait son pain, ses boîtes de conserve et ses bouteilles, on partageait tout à la ronde et, dans des nuages de fumée, on se faisait un monde. 

C’est légendaire, maintenant, parce qu’on n’a gardé de toutes ces années que le souvenir du meilleur, du partage, de la fraternité, des illuminations, mais, en vérité, c’était bien crasseux, parce qu’on arrivait vite à se saouler, à se moquer des autres, à se battre, et toute cette vie de clochards littéraires, elle ne menait qu’à ça, et son charme, c’était le charme de la perdition.  Pour moi, je continue à croire que les poèmes les plus intéressants qui aient été écrits par notre génération l’ont été au cours de ces années-là, mais je ne faisais pas vraiment partie de la culture de rue, j’accordais trop d’importance à la culture livresque, et, grâce à Etkind, grâce à Semionov et d’autres avec lesquels nous étions amis, j’avais pris du recul. C’est aussi pourquoi je travaillais autrement, ailleurs, dans le domaine de la traduction et de la poésie pour enfants, ce qui m’ouvrait à autre chose et, en tous cas, m’évitait de me perdre et de m’enfermer dans des formes que les circonstances déterminaient trop impérieusement. Les formes utilisées dans les années précédentes sont soudain devenues caduques quand l’opposition au pouvoir a cessé de les justifier tacitement : à présent tout cela fait partie d’un monde perdu, déjà presque incompréhensible. 

Avec la fin du communisme, la disparition des éditions d’État et de toutes les structures existantes, on a maintenant l’impression d’assister à un chaos – tout est virtuellement possible mais ne peut pas se faire, faute d’argent, et comment écrire des poèmes dans un monde ruiné, mais où l’argent est roi ? Je me sens incapable d’écrire comme avant, je n’entends plus la musique du vers comme je l’entendais – j’attends quelque chose, mais quoi ? Je ne le sais pas encore. Les associations nouvelles sont brouillées, latentes. Plutôt que de courir après mon ombre je m’appuie sur ma cinquième patte, comme de coutume, et j’avance droit dans mes domaines de réserve : la poésie pour enfants, qui est même devenu un vrai domaine réservé, et la traduction, qui peut très bien rejoindre la poésie pour enfants, car, en ce moment, l’un des projets les plus intéressants que j’envisage (il faut dire qu’on envisage un projet, non pas qu’on a un projet, car tout peut s’évanouir d’un instant à l’autre) est une anthologie bilingue de la poésie pour enfants, dans laquelle on rassemblerait en trois volumes les poèmes français les plus parlants, sans distinction de genre. Et puis, des traductions de contes – contes populaires français, contes d’auteurs, contes bretons (puisque je me trouve en Bretagne pour traduire les contes de Luzel et donner la première traduction de ballades du Barzaz Breiz…) — et de comptines que je veux faire écouter à mes auditeurs – j’ai oublié de préciser que l’une de mes activités principales est « L’île aux lapins », une émission de radio pour enfants qui rassemble chaque lundi autour du poste près de deux millions d’auditeurs, des auditeurs que je retrouve un peu partout dans les écoles où je vais lire des poèmes, ce qui me permet de rencontrer les enfants qui viennent ensuite animer l’émission. Et maintenant j’attends avec impatience d’aller dans les écoles françaises rencontrer des enfants français. Dommage, je ne pourrai pas les ramener à Pétersbourg pour mon émission mais je rapporterai tout ce qu’ils m’auront appris. Et voilà : la suite à mon retour.

     Rennes, 17 avril 1993

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©Françoise Morvan