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Ce samedi 28 décembre 2013, à neuf heures du soir, alors que je venais de me consacrer à dégager mon grenier des piles de livres et de dossiers obstruant le passage et jouissant, après cet effort titanesque, d’un repos plus que mérité, quoique soudain à nouveau perturbé par le ronflement de la pompe à chaleur de Madame ma Voisine (voir My Translative Method), voilà soudain qu’émerge des spams (pourriels) que j’allais expédier ad patres (mais, en tout cas, pas aux mânes de mes ancêtres) un message en provenance des éditions MeMo :
Bonjour,
Suite à notre conversation téléphonique de vendredi dernier, vous trouverez ci-dessous un message à l’attention de Mme Françoise Morvan, ainsi qu’en pièce jointe un document à lui faire parvenir. Avec mes sincères remerciements. Bien à vous, Catherine Conan
En pièce jointe, cinq versions d’un poème de Shel Siverstein traduit par des étudiants de l’UBO (Université de Bretagne occidentale).
Voilà un message sauvé de justesse ! Je parcours les traductions en me demandant si j’ai bien traduit ce poème, puis en éprouvant un sentiment d’égarement car les étudiants semblent avoir traduit un texte en prose mais rimé…
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21 h 37.
Au terme d’une telle journée, plonger dans les fichiers de mon ordinateur relève de l’exploit, mais, piquée par la curiosité, je l’accomplis illico : oui, j’ai traduit ce poème de Shel, oui, je comprends d’où vient le sentiment d’étrangeté que j’éprouve et me voilà (en dépit de la pompe à chaleur, de mon tempérament lymphatique et des éternuements dus à la poussière) saisie par l’intérêt de ce cas d’école (si toutefois je peux parler d’école s’agissant d’étudiants de première année de licence).
Il se trouve que c’est un cas qui me touche particulièrement car, en fait, après avoir traduit Le roi Lear (et Shel, le même été), j’ai à tout jamais laissé tomber ma carrière (ou plutôt non-carrière) de traductrice. J’avais pensé un moment m’en expliquer mais il y aurait fallu du temps et finalement à quoi bon ?
Or, soudain, une occasion de s’expliquer se présente, claire comme de l’eau de roche…
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21 h 47
N’ayant pas le courage de remonter chercher dans mon grenier mes éditions de Shel, je cherche sur Internet le texte du poème, normalement garanti par le droit d’auteur, mais… pas de problème, comme de coutume, il est mis en ligne. Je prends la première version venue.
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WITH HIS MOUTH FULL OF FOOD
Milford Dupree, though he knew it was rude,Talked with his mouth full of food.He never would burp or walk out of in the nude,But he talked with his mouth full of food.His mother said, “Milford, it’s crude and it’s lewdTo talk with your mouth full of food.Why, even the milk cow who moo’d as she chewedNever talked with her mouth full of foodAnd the cuckoo would never have ever cuckoo’dIf he coo’d with his mouth full of food.”His dad said, “Get married or go get tattooed,But don’t talk with your mouth full of food.And if it was a crime, you would surely get sued.If you talked with your mouth full of food.Why just like an animal you should be zoo’dAs you talk with your mouth full of food.Cause you know we’re all put in a terrible moodWhen you talk with your mouth full of food.”They pleaded and begged. He just giggled and chewed.He laughed with his mouth full of food.And all they advised him he simply poo-poo’dHe poo-poo’d with his mouth full of food.So they sent for the gluer to have his mouth gluedCause he talked with his mouth full of food.And now instead of “Good morning”, he says, »Gnu Murnood. I wun tuk win mny marf furu foog. »
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21 h 50
J’ai passé deux minutes à restituer la présentation du poème qui apparaissait comme un texte en prose (je le note car nous sommes au cœur de notre sujet).
Les étudiants de Brest n’ont pas traduit le poème en le mettant en prose, ce qui aurait été conforme à la tradition française : ils ont vu que le texte était construit sur la répétition mécanique d’une formule (« full of food ») reprise en écho de manière obsessionnelle jusqu’à la rime fausse du dernier vers. Et, chose peu commune en France (et surtout à l’université), ils se sont appliqués à transposer la rime.
Ils ont fait preuve de beaucoup d’imagination (et je sens qu’ils ont dû bien s’amuser).
Voilà leurs traductions :
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Cinq versions de « La bouche pleine », d’après Shel Siverstein
Par des étudiants de L1 LCE Anglais de l’UBO (Brest)
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La bouche pleine Milford Dupré, même si c’était sans-gêne,Parlait la bouche pleine.Il n’aurait jamais fait un rot ni ne serait sorti en tenue d’Adam au jardin d’EdenMais il causait la bouche pleine.Sa mère lui dit : “Milford, c’est incorrect et c’est obscène”De parler la bouche pleine.Enfin ! Même la vache laitière qui meugle sa peineNe le ferait jamais la bouche pleine.Et le coucou du haut de son chêneLui, ne chanterait pas la bouche pleine.”Son père lui dit : “Marie-toi ou fais-toi tatouer une sirèneMais ne parle pas la bouche pleine.”Et, comme un animal tu devrais être mis en quarantainePour avoir causé la bouche pleine.Et que tu saches que nous sommes loin d’être zenDès que tu parles la bouche pleine.Ils l’ont supplié sans fin. Il rit simplement, sans haineIl ignora leurs conseils et toute cette mise en scèneAvec toujours la bouche pleine.Alors ils ont appelé le colleur pour sceller cette vilaine,Car il parlait la bouche pleine. Anne-Sophie Breton .La bouche pleine .Michèle Duchamps, sachant qu’elle était vilaine,Parlait la bouche pleine.Elle n’aurait jamais roté et ne serait jamais sortie en tenue d’Eden,Mais elle parlait la bouche pleine.Sa mère lui dit : « Ce n’est pas bien, tu me fais de la peineQuand tu parles la bouche pleine.Voyons, même les vaches qui meuglent en broutant l’herbe dans la plaineNe meuglent jamais la bouche pleine.Et le coucou du haut de son grand chêneNe roucoulerait jamais la bouche pleine. »Son père lui dit : « Marie-toi, fais des choses obscènes,Mais ne parle pas la bouche pleine.Voyons, tu devrais être enfermée comme les hyènesVu que tu parles la bouche pleine.Tu vois bien que ça nous donne la migraineQuand tu parles la bouche pleine. »Ils avaient beau supplier, elle gloussait toujours comme une collégienneEt ricanait la bouche pleine.Et malgré leurs conseils, elle restait hautaineMoqueuse et hautaine avec la bouche pleine.Donc un colleur colla sa bouche pour la rendre moins vilaineParce qu’elle parlait la bouche pleine.Maintenant au lieu de « bonjour marraine », elle dit « onhour aeineVe me balerai fu veme la voufe fleine. ».Darina Decombes, Manon Christien, Haéthoune Ahamadi . La bouche pleine .Milford Dupré, même s’il savait que c’était une chose vilaine,Parlait la bouche pleine.Jamais il n’aurait roté, ni ne serait sorti nu sans gêneMais il parlait la bouche pleine.Sa mère lui disait : “Milford, c’est grossier et obscèneDe parler la bouche pleine.Voyons ! Même les vaches laitières ne meuglent pas dans la plaineQuand elles ont la bouche pleine.Et le coucou du haut de son chêneN’aurait jamais fait coucou la bouche pleine.”Son père disait : “marie-toi ou pars en Ukraine,Mais ne parle pas la bouche pleine.”Voyons ! Tu devrais être enfermé comme une hyèneSi tu continues à parler la bouche pleine.Tu sais que cela nous fait de la peineLorsque tu parles la bouche pleine.Ses parents le supplient. Lui glousse, se pavane, se promèneEt rigole avec la bouche pleine.Et tous leurs conseils glissent sur lui comme l’eau sur une baleineIl les laissait glisser et parlait la bouche pleine.Ils lui ont collé les lèvres pour faire cesser cette chose vilaineParce qu’il parlait la bouche pleine.Maintenant au lieu de dire “A la prochaine” il dit “Ala vrofène,Veu ne balerai vlu a mouch bleine. ».Clélia Berder, Domitille Cuisset . La bouche pleine.Milford Dupré savait qu’il était sans-gêneIl parlait la bouche pleine.Jamais il n’aurait roté, jamais il ne serait sorti sans son benMais il parlait la bouche pleine.Sa mère lui répétait qu’il était grossier et obscèneDe parler la bouche pleine.Voyons, l’abeille souveraine n’aurait jamais été reineSi elle avait parlé la bouche pleineEt le coucou n’aurait pas été coucou, mais hyèneS’il avait fait coucou la bouche pleine.Son père lui disait : “Fais-toi tatouer, marie-toi dans la semainePourvu que tu ne parles plus la bouche pleine.”Et tel un taureau tu devrais être exhibé dans l’arènePour avoir parlé la bouche pleine.Tu sais que tu nous fais beaucoup de peineQuand tu parles la bouche pleine.Face à leurs incessantes prières, l’énergumèneSe bidonna, en gardant la bouche pleine.Ils pouvaient l’implorer ou lui faire toute une scèneQu’à cela ne tienne ! Il parlerait la bouche pleine.Il firent appel au capitaine Cloulhaleine pour sceller cette vilaineQui restait bel et bien pleine.Et maintenant au lieu “Bon aprèm’” il dit “Hon AhemZve be leurlerai blu la ouch lenn.” Simon Derrien, Aurélia Cormon, Nicolas Desanglois La bouche pleine.Michel Dupré, alors qu’il savait cela sans-gêneParlait tout de même la bouche pleine.Jamais il n’aurait fait un rot ni ne serait sorti sans sa laineMais il parlait la bouche pleine.Sa mère lui disait : “Michel, ne fais pas ta mauvaise graineTout de même, ne parle pas la bouche pleine.”Le coucou ne ferait jamais coucou du haut de son grand chêneS’il faisait coucou la bouche pleine.Son père disait: “Marie-toi, fais-toi tatouer une baleine,Mais ne parle pas la bouche pleine.”Comme un alien tu devrais être mis en quarantainePuisque tu parles la bouche pleine.Tu sais que nous ne sommes pas zenQuand tu parles la bouche pleineIls le suppliaient encore et encore, lui mâchait et riait comme une hyèneIl riait, il avait la bouche pleine.Quand on le conseillait, il répondait simplement “Amen”“Amen,” tout en ayant la bouche pleine.Ils collèrent les lèvres de Michel pour mettre fin à ces scènesMaintenant à la place de dire “Hé, Capitaine !”, il dit “Héé CopipaineYe ne balerai blu la bouff bleine.”Zoé Auffret, Manon Bernard, Anaïs Avignon
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Je n’ai pas pu m’empêcher de rire toute seule à lire leurs trouvailles. Ma trouvaille préférée, c’est : « les conseils glissent sur lui comme l’eau sur la baleine ». J’aime surtout cette formule, car, de fait, les conseils glissent sur moi comme l’eau sur la baleine et l’on a beau m’en déverser à pleins seaux, je n’en batifole que mieux dans les houles. Celle qui m’a le plus étonnée, c’est : « jamais il ne serait sorti sans son ben » (j’ai cherché « ben » mais je n’ai pas trouvé (1).
Je me suis demandée à qui je décernerais la palme et, ma foi, je ne sais pas.
CAR
un problème se pose : les étudiants de Brest ont traduit comme des traducteurs particulièrement vigilants et respectueux du texte puisqu’ils ont cherché des rimes et transposé la déconstruction finale (sauf Anne-Sophie Breton — ah, c’est dommage, elle aurait pu concourir pour la palme).
MAIS
grâce à eux, voilà ma méthode mise à nu : quand je traduis un texte, la première chose que je prends en compte, ce n’est pas la rime, c’est le rythme et la façon dont il s’inscrit dans la structure d’ensemble du texte. Je l’écoute et ce n’est qu’après que je prends en compte avec une attention flottante les rimes et les saillies lexicales (les informations stylistiques mises en évidence par le texte). Une fois ce cadre flou placé lui-même comme en flottaison, mon imagination traductrice commence à barboter, nageoter, puis s’élancer vers les fonds, les arrière-fonds des sens à transmettre. Je n’ai pas l’impression d’être un créateur libre d’aller où il veut sous le regard du dieu qui l’inspire ou d’être un créateur libre d’aller sans dieu où bon lui semble : j’ai un cadre, un ensemble de directives que je ne peux pas laminer sans laminer le texte, et je sais qu’il va me falloir à un moment ou à un autre sortir du flou, autrement dit inventer ma manière de les respecter ou de les transposer.
Tout ça peut sembler un peu compliqué mais dans le cas du poème de Shel, c’est simple : à peine lus les quatre premiers vers, je sais qu’il a écrit une ballade, une fausse ballade. S’il perd le rythme au fil du poème, c’est là où il veut, et tout aboutit à la perdition du rythme de la ballade et de la prononciation de la langue.
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J’en étais là quand j’ai laissé tomber car il était tard….
Et depuis il y a eu les Bonnets rouges, le Nouvel An, la Charte des langues régionales et diverses abominations des nationalistes bretons dont on me conseille de ne plus m’occuper mais, vu que les conseils glissent sur moi comme l’eau sur la baleine…
Pour essayer d’exposer ce que c’est qu’une ballade, j’ai demandé à André Markowicz, dont c’est la marotte, de faire le schéma métrique de la ballade et je me suis rendue compte (une fois de plus) que nous ne traduisions pas selon la même méthode.
Je précise pour ceux que les u u intrigueraient, qu’il s’agit d’un moyen de marquer les syllabes accentuées.
Le dactyle, l’amphibraque et l’anapeste sont des mesures à trois temps.
Scansion du dactyle : – u u
Amphibraque : u – u
Anapeste : u u –
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SCHÉMA MÉTRIQUE DU POÈME
« WITH HIS MOUTH FULL OF FOOD »
La base est un vers de ballade, sur une base d’amphibraque, avec variantes (notamment aux deux premiers vers), les deux derniers marquant que toute mesure est perdue.
Milford Dupree, though he knew it was rude,
– u u – u u – u u – (4 dactyles) — pour que le vers soit un amphibraque, il est possible d’imaginer un soupir au début (une syllabe muette)
Talked with his mouth full of food.
– u u – u u – ( 3 dactyles) — C’est l’alternance d’un vers long et d’un vers court construit sur le même mètre qui définit le genre de la ballade
He never would burp or walk out of in the nude,
u – u u – u u – u u – u u – (ici, l’humour de la forme veut que « walk out » forme une seule syllabe, selon une espèce de prononciation argotique)
But he talked with his mouth full of food.
u u – u u – u u – (vers parfaitement anapestique) — L’humour de la forme tient de la progression vers à vers du dactyle à l’amphibraque puis à l’anapeste.
His mother said, “Milford, it’s crude and it’s lewd
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques)
To talk with your mouth full of food.
u – u u – u u – (3 amphibraques)
Why, even the milk cow who moo’d as she chewed
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques : le « why » ne porte pas l’accent métrique : l’humour tient dans le fait qu’il est une cheville qui se dénonce elle-même).
Never talked with her mouth full of food
u u – u u – u u – (trois anapestes)
And the cuckoo would never have ever cuckoo’d
u u – u u – u u – u u – (4 anapestes)
If he coo’d with his mouth full of food.”
u u – u u – u u – (3 anapestes)
His dad said, “Get married or go get tattooed,
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques) : le vers sur la mère et celui sur le père ont le même schéma métrique
But don’t talk with your mouth full of food.
u u – u u – u u – (3 anapestes)
And if it was a crime, you would surely get sued.
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques. Ici, à cause de l’inertie du rythme — de l’habitude du lecteur — le premier accent est sur « it », mot qui, d’habitude justement, ne porte jamais l’accent).
If you talked with your mouth full of food.
u u – u u – u u – (3 anapestes)
Why just like an animal you should be zoo’d
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques : on ne compte que deux syllabes pour « animal », selon la prononciation réelle).
As you talk with your mouth full of food.
u u – u u – u u – (3 anapestes)
Cause you know we’re all put in a terrible mood
u u – u u – u u – u u – (4 anapestes)
When you talk with your mouth full of food.”
u u – u u – u u – (3 anapestes)
They pleaded and begged. He just giggled and chewed.
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques)
He laughed with his mouth full of food.
u – u u – u u – (3 amphibraques)
And all they advised him he simply poo-poo’d
u – u u – u u – u u – (4 amphibraques)
He poo-poo’d with his mouth full of food.
u u – u u – u u – (3 anapestes)
So they sent for the gluer to have his mouth glued
u u – u u – u u – u u – (4 anapestes)
Cause he talked with his mouth full of food.
u u – u u – u u – (3 anapestes)
And now instead of “Good morning”, he says, »Gnu Murnood.
I wun tuk win mny marf furu foog. »
Ces deux derniers vers sont délibérément non métriques : c’est le signe que l’histoire finit mal.
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Je vois d’ici l’effarement se lire sur les visages.
Ce n’est pas fini : André Markowicz, seul en son genre en France, et fidèle à la tradition russe de traduction, lorsqu’il doit traduire une ballade traduit une ballade. Il a certainement raison : il considère qu’il est bien plus intéressant de faire passer le rythme de la ballade en français, la traduction étant une occasion d’offrir à l’étranger des chances de se faire entendre en soi.
Pour ma part, soit je considère qu’il est essentiel de transposer le mètre, soit j’estime que je peux faire preuve d’indocilité. En l’occurrence, estimant qu’il fallait faire entendre une forme rituelle immédiatement identifiable, et qu’en français l’alexandrin est audible comme écho de la tradition, j’ai transposé le rythme du poème en partant de l’alexandrin. Bien qu’irrésistiblement poussée à ramener l’étranger à moi (selon la tradition française) j’ai alterné les alexandrins et les décasyllabes. Ma méthode est donc francorusse, comme l’entremets si mauvais qu’on nous servait à la cantine.
Et voilà la clé de ma traduction — je ne la donne pas comme un modèle du genre, loin de là (Shel emploie des rimes tirées par les cheveux, voire tout à fait débiles, et qui sont drôles parce qu’elles s’inscrivent dans une trame classique et que je n’ai pas su transposer). Je la cite juste pour qu’on voie que la rime est juste venue se placer dans un ensemble comme un élément constitutif, un élément important et même décisif, mais décisif dans la mesure où le reste est mis en place, et le reste, bien sûr, c’est la ballade, la tradition, la forme commune, le partage…
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LA BOUCHE PLEINE
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Milford Dupré savait la chose fort vilaineMais il parlait toujours la bouche pleine.Il n’aurait pas roté ou montré sa bedaineMais il parlait toujours la bouche pleine.Sa maman lui disait : « C’est laid,. sale et sans gêneDe parler à autrui la bouche pleine,La vache à lait ruminant par la plaineNe meuglera jamais la bouche pleineEt le coucou qui chante à perdre haleineNe chante pas coucou la bouche pleine. »Son papa lui disait : « Marie-toi, tatoue-toi, fais des fredainesMais cesse de parler la bouche pleine.Si la loi l’édictait, lourde serait ta peinePour ce crime : parler la bouche pleine.On te mettrait, comme au zoo, à la chaîne,Pour t’apprendre à ne plus parler la bouche pleineCar c’est pour nous une épreuve inhumaineQue d’entendre parler la bouche pleine. »Ils priaient, suppliaient, mais cet énergumène,Pouffait, mâchait, riait, la bouche pleine.Tout ce qu’ils en disaient, c’était calembredaine,« Peuh ! » postillonnait-il, « peuh ! peuh ! », la bouche pleine.Un colleur vint coller sa maudite fontainePuisqu’il voulait toujours parler la bouche pleine.Ainsi, au lieu de dire : « Bonjour ! » ou « pas la peine ! »Il dit : « Bonhou ! Heu heu bhaler ha bhouge blhèn ! » .…La forme commune, la tradition, le partage, c’est la ballade anglaise mais avec une seule rime obsédante (ce qui est la trahison même de la rime, du plaisir de l’écho, de la réponse, de la possibilité de réponse) et avec des défaillances à certains moments qui sont des moments clés. En somme, c’est un poème drôle et pas drôle, parodiant une forme stricte réduite à rien pour finir : une mécanique implacable, ramenant tout au même mot réitéré, réamalgamé, portrait de l’Amérique engloutissant la planète et continuant de parler comme un enfant obèse la bouche pleine, bouffant, bouffant, jusqu’à bouffer les mots de la langue commune.
Sans cette langue commune, cette mémoire de la forme qui porte le poème et qui ne supporte pas la moindre défaillance, le sens profond resterait flou. Il ne suffit donc pas de traduire la rime, il faut transposer le rythme. Du fait qu’il s’agit d’une ballade, le poème doit pouvoir se chanter (Shel était musicien).
Bref, au travail !…
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Ou alors, pas au travail… car, je le répète au risque de paraître radoter, je ne suis pas une traductrice française normale et d’ailleurs je ne suis même plus une traductrice du tout, vu qu’après avoir traduit Le roi Lear, j’ai compris que ce que je faisais ne servait à rien : j’aurais tout aussi bien pu mettre en prose les vers de Shakespeare, démantibuler la structure de la pièce et expédier le tout en quinze jours au lieu de passer six mois à dénouer des problèmes que personne n’avait vus et qui, d’ailleurs, n’intéressaient personne (sauf peut-être quand même les acteurs et le metteur en scène).
De plus, je ne suis pas un exemple à suivre — et surtout pas à l’université : je me souviens d’une traduction de chanson qui m’avait valu une note pitoyable car j’avais fait en sorte qu’elle puisse se chanter sur l’air original ; or, le moindre écart comptait pour faux-sens et il ne restait plus grand-chose de ma pauvre chanson après le passage de l’encre rouge.
En tout cas, grâce à Catherine Conan, les étudiants de Brest ont eu la chance de se livrer à un exercice de traduction littéraire et, en plus, de découvrir une méthode de traduction atyique (non, deux méthodes de traduction atypiques). Et moi, j’ai eu la chance de m’expliquer au sujet de cette méthode : qu’elle en soit remerciée.
© Françoise Morvan
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(1) L’explication m’a été donnée par Catherine Conan : un ben, c’est un pantalon en breton brestois. Mais, d’après un lecteur, non, c’est de l’argot français.
PETITE NOTE COMPLÉMENTAIRE
Cette traduction a fait l’objet d’une très savante communication et j’en donne le texte ici en PDF.