Les trois sœurs

 

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« En 1900, lorsqu’il écrit Les trois sœurs, Tchekhov est au sommet de sa gloire. Il vient d’avoir le prix Pouchkine et, avec Tolstoï, est l’écrivain russe le plus célèbre au monde. Après lui avoir valu bien des avanies, son talent de dramaturge est reconnu : La Mouette et Oncle Vania ont connu un grand succès. Et cependant, une fois de plus, les polémiques se déchaînent lors de la première des Trois sœurs. Critiques libéraux, enthousiastes, et critiques conservateurs, indignés, s’affrontent et il faudra bien longtemps à la pièce pour s’imposer comme un chef d’œuvre.

Le thème en est simple : un an après la disparition de leur père, le général Prorozov, ses trois filles rêvent de vivre enfin, de quitter leur province pour Moscou, d’être libres… un espoir si banal, si légitime, et si naïf qu’il fait sourire, entre sourire et larmes, puisque l’on craint qu’il ne se réalise jamais.

En se faisant théâtre, le roman des trois sœurs est devenu quintessence, emblème du destin de chacun. »

 

Tel est le texte que m’avait demandé Patrick Pineau pour le programme destiné à accompagner sa mise en scène en 2007. 

La traduction des Trois sœurs nous avait été commandée en 1994 par Matthias Langhoff.  Par la suite, nous avons eu la chance de pouvoir l’affiner et la préciser grâce aux questions des metteurs en scène et des comédiens qui ont travaillé avec nous — notamment Patrick Pineau, puis Alain Françon pour une mise en scène mémorable à la Comédie française. Ayant fait un tableau synoptique de toutes les traductions existantes et nous interrogeant réplique après réplique, Alain nous a amenés à mieux comprendre un texte que nous pensions pourtant connaître par cœur. 

L’édition actuelle de la pièce devrait reproduire le texte que nous avons ainsi mis au point mais, lors du travail avec les étudiants de la Manufacture, à Lausanne, nous avons eu la surprise de découvrir que les corrections pourtant minutieusement reportées sur le texte n’avaient pas été prises en compte… Ce sera pour la prochaine réimpression. 

Au cours de ces recherches, j’ai trouvé une interview qui peut être utile et des questions qui donnent idée du travail d’établissement du texte…

 

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ENTRETIEN SUR LA TRADUCTION DES TROIS SŒURS

 

 

— Qu’est-ce que traduire pour vous ? Est-ce écrire ? 

Traduire, pour nous, c’est vivre un texte. A partir du moment où nous le vivons de manière aussi pleine qu’un texte que nous écririons, nous constatons qu’il n’y a aucune différence entre écrire et traduire. La traduction d’une œuvre n’est réellement traduction qu’à partir du moment où elle est un acte d’écriture qui engage la personne tout entière. Ce qui veut dire aussi que les bricolages de traductions, les traductions universitaires faites pour mettre en lumière les difficultés du texte et les mises en prose de textes écrits en vers n’ont rien à voir avec ce que nous appelons traduction.

— La traduction s’apparente-t-elle parfois au jeu de l’acteur, en ce qu’elle interprète un texte, lui « donne une voix » ? 

Oui, cela découle de ce qui vient d’être dit : la traduction est une interprétation où chacun se met tout entier ou ne met rien, une interprétation sensible à la matière du texte, aux distorsions stylistiques, à la prosodie et surtout à ce qui n’est pas dit : ce vide qui souvent donne forme au plein.

— Comment traduire la musique d’une langue, celle de Tchekhov, par exemple, en français, en particulier ?

En s’appuyant sur le rythme, la scansion, sans alourdir, et en plaçant les éléments essentiels là où ils se trouvent en russe. Tchekhov est un auteur très rapide, contrairement à ce que l’on a pu croire. Et surtout un auteur elliptique, à force de finesse. Difficile de faire tour dire en ne disant rien. Et tout l’art est là.

— Et comment résistez-vous à ce que vous, Françoise Morvan, appelez «  le plaisir et le risque de faire du Tchekhov » dans la « Note sur la traduction »  des  Trois sœurs ?

Qu’ai-je écrit ? Voyons… Ah oui… Ma foi, je ne peux que redire ce que j’ai écrit : « Ce travail discret, méticuleux, cette manière de poser des jalons san savoir l’air de rien et de tisser des réseaux ténus à l’aide de paroles qui ne disnet pas grand-chose donne, pour finir, assez bien l’idée du travail que doit accomplir le traducteur : être attentif aux indices, ne pas les effacer ; attendre, parfois  jusqu’à la fin, d’avoir compris ce qu’ils signifient, et à quoi, ou à quelle exigence, ils répondent ; surtout, ne pas trancher entre l’humour et le tragique ; garder l’ambivalence et la maladresse, la banalité un peu cassée qu’il serait si tentant de corriger et que nous avons essayé, à grand-peine souvent, de maintenir contre le risque de faire du Tchekhov »… Tchekhov passe en France pour un auteur plein des charmes de la Belle Époque, un peu surannés mais si délicats lorsqu’ils plongent dans les mystères de l’âme russe. On est donc tenté à tout moment de le corriger, d’expliquer ce qui’l n’explique pas, de compléter ce qu’il laisse volontairement ambigu, comique et tragique à la fois. 

Vous avez, l’un et l’autre, évoqué  la « maladresse » de certains textes, de Dostoïevski ou de Tchekhov. Qu’est-ce que cela signifie, pour vous, au moment de la traduction? 

Dostoïevski est un auteur bouillonnant, qui se moque du beau style.. La maladresse, l’irrégularité stylistique lui sont indifférentes. Il dicte ses textes et le flot de lave emporte les scories sans qu’il ait besoin de revenir les ôter : ce qui compte est ce mouvement qui emporte. 

Tchekhov, tout à l’opposé, est un auteur qui joue avec finesse du décalage, de la distorsion fine, du mal dire minutieusement placé en tel endroit pour des raisons multiples. Son travail est un travail de lapidaire qui sait que la perfection a besoin du défaut, et le place au point où il rayonnera. Art d’une immense subtilité, jeu sur le plein et le vide, le clair et le trouble…

Qu’apporte le fait de traduire les textes de théâtre à deux ?

Nous ne traduisons que Tchekhov à deux (à part Le Songe d’une nuit d’été, Le Roi Lear et Cymbeline que nous avons décidé de traduire ensemble pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici). L’un de langue maternelle russe, rapide, saisissant d’instinct le texte sous le texte, l’inflexion des personnages ; l’autre de langue maternelle française, lent, cherchant à retrouver dans sa mémoire d’enfance l’écho des phrases légères  d’un auteur procédant, comment dire, par captation de l’essentiel dans une étoilure fine.. Une association due au hasard (nous l’avons expliqué dans la préface de  Platonov) mais qui a été une chance pour tous les deux, je pense.

Vous avez traduit ensemble tout  le théâtre de Tchekhov. Quelle est, selon vous, la place des Trois sœurs dans ce théâtre ?

Une place très ambiguë et  claire à la fois : Tchekhov est entré dans l’ère de ses grandes pièces, passé le basculement de L’Homme des bois  à Oncle Vania ; il expérimente une forme de théâtre si novateur qu’il a peine à être compris ; mais Les trois sœurs, pièce plus longue, plus lourde que les autres, est aussi celle qui exige le plus de légèreté, de joie, de lumière. Tout se trame sur le fond du bonheur de vivre pour rien, de la beauté de la lumière de mai, de la neige, du bleu du ciel, de la musique qui joue, et s’il n’y a pas cette joie insupportable à voir le  flocon de neige qui fond, il n’y a plus rien : juste une lourde pièce plombée, un roman qui aurait pu être. Pas du tout ce que Tchekhov a voulu. Après, il allègera, introduira un humour plus violent, ira jusqu’à dire que ses pièces sont des comédies. Les trois sœurs  aussi sont une comédie, qui se termine bien, par un hymne à la vie…

Travaillez-vous souvent avec des comédiens ou des metteurs en scène ? Qu’est-ce que cela vous apporte? Avez-vous, par exemple, participé à la préparation des Trois sœurs avec Stéphane Braunschweig et les comédiens du TNS ?

Nous sommes toujours présents lorsque le metteur en scène le désire. En l’occurrence, la traduction des Trois sœurs nous avait  été demandée par Matthias Langhoff en 1994 et nous l’avions longtemps remise en jeu avant de la publier. Il n’y avait donc plus de problèmes majeurs — du moins ne les avons-nous pas vus s’il en reste — mais de menus détails à reprendre, ce que nous avons fait au cours de trois jours de travail à la table. Nous allons reprendre l’édition en y ajoutant la traduction des lettres de Tchekhov et autres documents dans un dossier, comme nous l’avons fait pour toutes les autres pièces. 

Lorsque vous avez passé tellement de temps avec une pièce, cette expérience très concrète vous gêne-t-elle lors d’une représentation au théâtre ? 

Non, au contraire. Nous ne publions plus jamais une pièce avant de l’avoir soumise à ce travail de prise en charge par des comédiens, soit en vue d’une représentation, soit en vue d’une simple lecture : un texte de théâtre n’existe que quand il est sorti de l’encre et du papier, dilué dans l’air par la salive d’une personne qui en fait sa vie, dans l’instant de la représentation. 

Du malheur d’avoir de l’esprit de Griboïedov est présenté en avril à Lyon, au théâtre des Célestins, dans une mise en scène de Jean-Louis Benoit. Vous avez relevé dans Les trois sœurs une citation de cette  pièce de Griboïedov. Que marque ce lien et, plus généralement, quelle est l’importance de cette pièce dans le théâtre russe ?

Dès la première pièce de Tchekhov, Platonov, écrite alors qu’il était lycéen, la pièce de Griboïedov est présente : Platonov n’est que la réactualisation de Tchatski, son héros, antihéros, lui aussi, première expression du vide et de la solitude… Tchekhov brode toute son œuvre sur le fond de la pièce de Griboïedov, à peu près totalement inconnue en France et qui est la pièce source de tout le théâtre russe. Difficile, bien sûr, de remonter près de deux siècles d’oubli, la confusion du romantisme russe et du romantisme français, qui ont, finalement, peu à voir, mais Du malheur d’avoir de l’esprit  est indispensable pour comprendre enfin sur quelle trame se tisse le théâtre de Tchekhov, ironique et blessé, héritier du théâtre français et libre déjà de cet héritage. Il est important d’avoir vu la pièce de Griboïedov pour mieux comprendre le théâtre russe, et celui de Tchekhov en particulier. 

 

 

Cet entretien a été publié en 2007 à l’occasion de la mise en scène de Patrick Pineau (mais je ne sais plus dans quel journal). Il s’agissait d’une belle mise en scène, qui nous avait valu un article particulièrement aimable d’une journaliste de Lorient. 

 

 

 

Nous nous imaginions en 2007 que la traduction était terminée, mais, par la suite, nous avons repris le texte grâce au questionnement d’Alain Françon.

J’ai retrouvé avec émotion les centaines de questions posées avant le travail à la table….

Voici, à titre d’exemple, les premières questions sur l’acte I :

 

  1. Saliony, major. Les autres traduisent par « capitaine ». Quel est son grade exactement ? Par rapport à Touzenbach et Verchinine ?
  2. Olga, vêtue de la robe d’uniforme bleu foncé des professeurs : est-il précisé qu’il s’agit d’une robe ? De même, est-il précisé que le bleu est « foncé » ?
  3. Je me souviens, pendant qu’ils portaient Père, la musique jouait, on a tiré une salve, au cimetière : quelle est la place de « cimetière » dans la phrase ? il semble que la phrase déroule deux moments différents : le temps où l’on a porté le corps, puis celui de la salve au cimetière.
  4. Père a reçu une brigade : temps du verbe recevoir ? Dans les autres traductions, le récit est au plus-que-parfait.
  5. et je revois tout là-bas, comme si c’était hier que nous étions partis : est-ce le fait d’être parti ou « hier » qui compte ? Pour insister sur le temps qui passe vite, ne faudrait-il pas mettre « hier » en exergue ? Comme si nous étions partis hier.
  6. j’ai voulu retrouver notre patrie : les autres trads emploient toutes le terme de « natal » (pays natal, ville natale). Est-ce que cela est présent en russe ? On pourrait préférer alors « terre natale ».
  7. Compte là-dessus ! : le sens de « sûrement pas ! » est-il aussi clair en russe ?
  8. Mais oui, des sornettes: est-ce le sens de bêtises, ou celui d’histoires à dormir debout, de fantasmagories ?
  9. Olga. – J’en suis bien aise : il semble qu’une autre expression soit présente dans cette phase, au début, du type « Eh bien » ou « vraiment » ?
  10. Il est bien ?: est-ce au sens de « beau » ou « d’intéressant » ?

 

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Il y en avait ainsi des centaines… et c’est au fil de la redécouverte du texte que nous avons vu émerger les musiques, les allusions au  vaudeville qui faisaient de la pièce, de fait, un vaudeville tragique, comme le voulait Tchekhov. 

Je ne pense pas sans mélancolie à cette expérience inoubliable.