Joseph Monjaret

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Joseph (dit Hervé) Monjaret

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Joseph Monjaret est né en 1920 à Saint-Ygeaux ; il est mort en 1995 à Guingamp. Résistant de la première heure, il a été parachuté avec Jean Moulin et a assuré les liaisons radio avec Londres. 

Quelques années avant sa disparition, son témoignage a été recueilli par le Centre d’histoire de la Résistance et de la déportation. Certains passages ont été résumés et sont donnés en italiques. Il a été mis en ligne sur le site du Mémorial Jean Moulin

Joseph Monjaret est souvent désigné par son pseudonyme de résistant, « Hervé » et paraît en de nombreuses histoires de la Résistance sous le nom d’Hervé Monjaret. 

J’ai choisi de mettre cet article sur mon site dans des circonstances qui méritent d’être rappelées  (voir l’article « Un héros contre un facho »).

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Juin 1940, j’avais 19 ans et je m’apprêtais à passer le bac de philo. J’entends le discours de Pétain le 17 juin vers midi annonçant la demande d’armistice et précisant qu’il fallait cesser les combats. Aussitôt, ma résolution est prise : je me refuse à admettre l’armistice et décide de gagner l’Angleterre pour m’engager dans l’armée canadienne (à cause de la langue, je parlais à peine l’anglais).

Ma famille habitait Plouha. De là, je gagne Paimpol où un oncle chirurgien, m’encourage dans mon projet et (en compagnie de mon frère) nous trouve un bateau en partance : c’était un langoustier de Loguivy de la Mer, le « Reine Astrid ». Nous partons le 18 juin vers 20 heures. Bonne traversée (bien que mal de mer durant tout le parcours) qui nous amène le 19 vers midi à Falmouth. Gardés quelques jours dans un camp improvisé pour vérification, nous gagnons Londres.

Apprenant qu’un général français constituait une force armée, je m’engage dans les chars et suis conduit (avec d’autres) à Camberley, camp d’entraînement dans la zone militaire d’Aldershot. L’encadrement est composé d’officiers et sous-officiers rescapés de la Campagne de Norvège. Entraînement classique, apprentissage de la vie militaire avec d’autres volontaires. Très bonne ambiance, enthousiaste.

À l’automne, le camp se vide, départ pour l’Afrique (affaire de Dakar), je suis déclaré inapte aux T.O.E. (Territoires d’Opérations Extérieures) et affecté (au service militaire) comme secrétaire au bureau de l’artillerie (une artillerie squelettique) : commandant de Conchard. sous-officier de batterie, maréchal des logis Raymond Aron (eh oui !). Je m’ennuie et ronge mon frein, n’étant pas venu pour « gratter du papier ». En février ou mars 1941. une opportunité se présente : on demande des volontaires pour les parachutistes. Je m’inscris et suis accepté. Stage de sauts à Ringway, près Manchester. Sept sauts dont un de nuit. Me voilà breveté parachutiste (anglais et français).

Le détachement de volontaires français est alors acheminé à Beaulieu, dans une grande propriété au bord de la Manche, en face de l’île de Wight (avril et mai 1941),

Entraînement commando assez rude, marches de nuits, exercices de toutes sortes, tir, close-combat, etc.

Courant mai 1941, un officier du BCRA (Bureau Central de Renseignement et d’Action) vient à la station (36, je crois, elle portait le nom de « Inchmerry » du nom de la propriété « Inchmerry House ») et demande des volontaires pour des missions en France. Je me porte volontaire. En juin 1941, je pars avec deux ou trois camarades pour des stages dans des S.T.S. anglaises (Spécial Training Schools), stages de sabotage, de renseignement, de radio, entraînement pour parachutages d’hommes et de matériel et atterrissage de Lysander en pays occupé. Bref, toute la gamme ! (À préciser que le stage radio comportait surtout de la manipulation pour arriver à la cadence marine, et assez peu de théorie et de pratique dépannage dont on ne nous donnait que des connaissances élémentaires.)

En septembre 1941, mon entraînement est terminé et je suis prêt à partir en mission. Fin octobre, le B.C.R.A. me convoque.

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Parachutage et première mission

 

Après avoir été convoqué par le capitaine Bienvenue du BCRA, Hervé Monjaret apprend quelle sera sa mission en France: il sera le radio du représentant officiel du général de Gaulle, Jean Moulin. Il aura une nouvelle identité : Jacques André Legoff, né à Lorient d’un père qui y exerçait la médecine avant de devenir orphelin. Dans le cadre de la mission « Rex », ils seront trois à être parachutés sur la France Jean Moulin (« Max »). Raymond Fassin (« Sif », officier opérations) et lui-même. En raison du mauvais temps, le parachutage va être repoussé. Ils s’envolent maintenant depuis un aérodrome du sud du Pays de Galles, emportés par un bimoteur Armstrong Whitley, assez lent mais armé de quatre mitrailleuses, d’où ils vont sauter par une trappe pratiquée dans le plancher. L’avion est pris à partie par la Flak en survolant la côte, puis il continue et survole maintenant les eaux de la Durance.

Après une fausse alerte, le parachutage a lieu. Jean Moulin saute le premier. Quatre parachutes sont maintenant déployés dans le ciel nocturne ; avec les trois hommes, le poste radio qu’utilisera Hervé Monjaret vient aussi d’être largué. Nous sommes le 1er janvier 1942, nuit de réveillon, il est environ quatre heures du matin (1). Les trois hommes se rejoignent vers cinq heures du matin ; « Sif » est en train d’enterrer le poste radio. Ils partent pour une maison que possède Jean Moulin dans sa région mais, avant la traversée d’un village, Hervé Monjaret se trouve séparé du petit groupe.

Seul, il rejoint Plan d’Orgon à pied, puis arrive à Toulon pour rencontrer son « point de chute » indiqué à Londres (les premiers parachutages se sont faits sans équipe de réception). Malheureusement, celui-ci est devenu entre-temps un partisan convaincu de « l’Ordre Nouveau » et un admirateur du régime de Vichy ! Hervé Monjaret doit s’éclipser et rejoint une famille amie de Jean Moulin et impliquée dans la Résistance : la famille Manhes à Bargemon.

Là, Laure Moulin, la soeur de « Max », reprend contact avec Hervé Monjaret ; deux semaines plus tard, Jean Moulin l’y rejoint, et le travail va pouvoir commencer. « Max » a choisi Lyon pour y installer l’embryon de ses services, déjà Raymond Fassin y est au travail. La « capitale des Gaules » devient la capitale de la Résistance en Zone libre.

Le mouvement Combat met Hervé Monjaret en rapport avec l’aumônier des Alsaciens et des Lorrains expulsés et réfugiés en Provence qui lui procure une situation de couverture : Hervé Monjaret sera clerc de notaire à Orange. Sur les indications de l’aumônier, il pourra aussi installer son poste émetteur dans le grenier du presbytère de Caderousse avec la complicité du curé, l’abbé Henri Mirai. Le poste radio est ramené dans la camionnette d’un habitant d’Orange, Albert Benaroya, et installé entre des bottes de foin et un tas de maïs sec : le contact est repris avec Londres. Durant cinq mois, deux fois (voire trois fois) par semaine, Hervé Monjaret va émettre depuis ce grand grenier dépendant du presbytère, avec la complicité de l’abbé Mirai, un énergique curé de 46 ans (il est né le 10 août 1894 à Lugan dans l’Aveyron). Par la suite, l’abbé Mirai aura quelques difficultés avec sa hiérarchie et sera mis en « retraite anticipée ». De ce grenier. Jean Moulin fait expédier ses messages pour le général de Gaulle. Pour venir d’Orange, Hervé Monjaret emmène souvent un matériel de pêcheur à la ligne sur le cadre de son vélo, donnant ainsi une apparente justification à ses nombreux déplacements à Caderousse. Il pèche dans le petit Rhône lorsqu’il vient émettre mais l’abbé Mirai le met en garde : ses nombreuses allées et venues intriguent, Hervé Monjaret doit décrocher. Le prêtre se propose de prendre la relève, offre déclinée. Le lundi de Pentecôte 1942. avec l’accord de Jean Moulin, Hervé Monjaret transfère son appareil radio de Caderousse à Tassin-la-Demi-Lune, dans la banlieue de Lyon. Sa nouvelle couverture : représentant en papeterie. G. B.

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Quelques précisions concernant ma mission :

Sous le pseudonyme de SIF-N, je dois assurer le service radio de Fassin (SIF) et de Max (Jean Moulin). A partir de septembre 1942. ma mission est terminée. Deux radios sont en place et l’arrivée de Daniel Cordier en juillet va permettre la mise sur pied d’un secrétariat et d’un petit « Pool » radio.

Quant à moi, je dois repartir pour Londres. Mais j’avais apprécié ce que je connaissais de la Résistance intérieure, et j’admire alors ces hommes et ces femmes prêts à tous les sacrifices pour remplir leur devoir dans la lutte clandestine. Je demande donc à « Max » d’obtenir sur place une nouvelle mission ; il me l’accorde d’emblée et me nommera officier de liaison auprès du mouvement « Franc-Tireur ». Après avoir pris contact avec le Comité directeur, mon rôle consiste à voyager dans toute la Zone Sud et à rencontrer les responsables du mouvement à l’échelon régions, départements et villes ; à contrôler l’efficacité de ces groupes ; à écouter leurs doléances, prendre note de leurs besoins en argent, matériel de sabotage, de propagande, etc. De tout cela, je rends compte régulièrement à « Max », qui me remet les consignes à transmettre aux différents échelons et surtout au Comité Directeur du mouvement. Parallèlement, j’ai aussi pour mission de rechercher des terrains de parachutages et atterrissages. La tâche m’est grandement facilitée grâce aux rapports amicaux que j’ai noués avec les membres de Franc-Tireur. Courant septembre 1942, le mouvement met à ma disposition un adjoint en la personne de Henri Deschamps, professeur de chimie à la Martinière à Lyon, membre du Comité Directeur de Franc-Tireur. Celui-ci âgé de 42 ou 43 ans est très efficace et. en dépit de la différence d’âge, ne prend alors jamais ombrage d’avoir à seconder un garçon de 22 ans : bel exemple de la part de celui qui est un résistant de valeur !

En novembre 1942. je reçois un radio (Jo Denviollet. FRIT W = mon indicatif était devenu FRIT) et, sur ma demande. Londres m’envoie un instructeur de sabotage et armement : Gilbert Mus, dit Marius, indicatif FRIT A. Je le mets à la disposition des groupes francs du mouvement et il fait jusqu’à son arrestation (en juin 1943) un travail considérable en tant qu’instructeur pour les saboteurs : France-Rayonne à Roanne, l’arsenal de Toulon, deux des trois voitures gonio de la Gestapo de Lyon en février 1943. etc.

À titre d’anecdote : mon adjoint, Henri Deschamps (FRIT Bis), est relevé de son poste pour avoir participé à une manifestation le 14 juillet. Il est condamné à 8 jours de prison ferme et perçoit son traitement jusqu’au 31 décembre 1942 (au 1er janvier 1943. il sera rayé des cadres de l’administration), ce qui fait que, travaillant à plein temps pour la Résistance, c’est Vichy qui le paie pendant quatre mois ! Voilà qui ne manque pas de piquant.

A partir de janvier 1943, Jean Moulin met sur pied le SOAM (Service des Opération Aériennes et Maritimes) et nous charge de l’organiser sous l’autorité de Fassin (région RI et R2, Lyon-Marseille), Paul Schmidt (K1M), prend R5 et R6 (Clermont et Limoges) et il m’échoit R3 et R4 (Montpellier et Toulouse).

Je ne m’étends pas sur cette troisième mission, n’ayant pas conservé la moindre archive, mais je réalise alors plusieurs opérations aériennes, surtout des parachutages (hommes, armes et matériel) sur des terrains dont les noms de code sont des noms de fruits (pomme, banane, etc.) ; dans l’Ain, le Jura, la Loire, la région de Limoges, de Périgueux, etc. L’aide des équipes de Franc-Tireur m’est alors bien précieuse.

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Sa couverture de représentant en papeterie explique ses déplacements. En janvier 1943 : Combat. Libération, Franc-Tireur, les trois principaux réseaux de résistance, fusionnent : le M.U.R. est né !

En février 1943, Jean Moulin est donc à la tête du Directoire du M.U.R. Les entrevues avec Jean Moulin sont toujours très brèves, précises, professionnelles. Tous les quinze jours une réunion des trois hommes (Fassin. Paul Schmidt. Hervé Monjaret) dans un appartement différent de Lyon est organisée. Les contacts deviennent amicaux, les rencontres deviennent plus chaleureuses, des liens amicaux s’instaurent entre les trois hommes. Celles-ci se prolongent par des discussions d’ordre générales ou privées.

Mi-février. Jean Moulin part à Londres, pour rendre compte de sa mission et prendre de nouvelles instructions, en compagnie de « Vidal » ( le général Delestraint ) chef de VAS (Hervé Monjaret est souvent envoyé à Bourg-en-Bresse où demeure Vidal/. Jean Moulin revient en France le 18 mars par une opération d’atterrissage en Lysander contrôlée par Fassin en Vallée de Saône.

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Peu après, il réunit Fassin, Schmidt et moi-même, pour nous informer de son séjour à Londres en nous précisant qu’il nous a apporté un cadeau. J’ai eu la médaille (verbalement, bien sûr) de la Résistance, ordre créé au début février 1943 à Londres. Fassin également (nous sommes les sixième et septième récipiendaires de cette nouvelle décoration). Paul Schmidt reçoit la Croix de Guerre. Jean Moulin, pour sa part, avait été fait, à Londres, compagnon de la libération.

Nous avons décidé à ce moment de lui faire un cadeau. Étant le plus jeune j’ai à m’occuper de celui-ci. Jean Moulin fumait et je lui trouvai, place de la République à Lyon, dans une boutique d’un de nos sympathisants (M. Le Prévost), un étui à cigarettes et un briquet, le tout en laque noir de Chine.

Nous avons décidé d’inviter Jean Moulin à dîner, malgré sa réticence, dans un petit « bouchon », en haut à droite, de la rue Romarin (chez M. Gros). Tous trois, nous faisons un dîner merveilleux (le seul repas pris ensemble) dans ce bistrot lyonnais. Nous étions au premier étage de la mezzanine, dans la salle à manger des patrons (meublée en mauvais Henri II). Au cours de cette magnifique soirée, entre autres, Jean Moulin nous dit : « Dites-donc, s’« ils » arrivaient maintenant… le joli coup de filet qu’« ils » feraient ! »

La conversation n’aborde pas le « boulot ». Cette soirée là, Jean Moulin, qui se sent à l’aise, parle avec beaucoup de conviction des femmes, des jolies femmes qu’il appréciait beaucoup, de la peinture et de la caricature, dont il avait l’art. D’ailleurs, il caricatura le bistrot de cette soirée sur un coin de nappe.

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L’heure du couvre-feu arrive, les trois hommes se séparent. Une excellente soirée. Hervé Monjaret ajoute en se remémorant celle-ci : « C ‘est la seule imprudence que je lui ai vu commettre ! »

Nous sommes en mars 1943. Hervé Monjaret sera arrêté en avril 1943 : il agit toujours avec sa couverture de représentant.

Le 4 avril 1943, Hervé Monjaret doit rentrer en Angleterre. À la lune de mars (le calendrier des largages dépend de la lune, celle-ci rythme son propre agenda) il a reçu son remplaçant, il lui passe les consignes.

Dimanche 4 avril, une réunion du comité directeur de Franc-Tireur, se tient à Valence.

Cette réunion rassemble les responsables de départements, de régions, de villes. Hervé Monjaret pense un moment s’y rendre pour faire ses adieux aux uns et aux autres qu’il connaissait.

Puis, réalisant l’imprudence d’un tel acte, il y envoie son successeur « Pape », de son vrai nom Râteau.

Ce dimanche 4 avril 1943. Hervé Monjaret se rend, quant à lui. chez une vieille demoiselle, fleuriste à Lyon, son contact.

Là, à 11 heures, dans ce magasin, il doit recevoir, à la demande de Londres (qu’il doit rallier en fin de journée) un dossier constitué par un commissaire de police de Toulon (membre de « Franc-Tireur »). Celui-ci a eu la surprise de voir devant lui pour instruire son dossier, un agent, officier du BCRA, arrêté à Toulon en mars 1943 par la police française. Stupeur, ce dernier refuse toute discussion et exige d’être remis à la Gestapo. Bizarre... Londres, informé, attend de toute urgence plus d’informations.

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À peine arrivé dans l’échoppe de la fleuriste (Mlle Ferlay, âgée de 50 ans, de Cluny en Saône-et-Loire), quatre hommes en civil, équipés de MP 40 surgissent dans le magasin, m’interpellent par mon pseudonyme « Hervé », me bousculent vers un fauteuil où ils me ligotent. Gestapo !

Sans ménagement, je suis conduit en traction à l’hôtel Terminus près de la gare Perrache, siège de la Gestapo. Là, au troisième étage, le chef de l’opération, Klaus Barbie. C’est lui, qui mène l’instruction par l’intermédiaire de sa cravache. Une pause, l’heure du déjeuner. 14 h, au retour de celui-ci, Barbie et ses assistants se précipitent sur moi, me jettent au sol, et m’appliquent un passage à tabac en règle sans poser de questions, au départ.

Au bout d’un moment, quand je suis bien abîmé, ils commencent à m’interroger, « Tu es Hervé, tu es ceci, tu es cela ! », m’accordent beaucoup d’importance. Je nie pour finir par m’en tenir à ma couverture de modeste représentant en papier, qui a dû quitter la Bretagne ( mes papiers sont de Lorient) suite à des démêlés avec la police allemande pour fait de marché noir. Je suis passé en zone sud clandestinement, où je retrouve un emploi, mais par besoin d’argent pour faire la foire, je me suis remis au marché noir. Thèse appuyée par les nombreuses tiges métalliques (pour présenter les fleurs que je fournissais à la fleuriste) que la Gestapo trouve dans mes bagages et qu’on me jette à la figure. Pour eux, d’après leurs informations, je figure pour le compte de Franc-Tireur et du S.O.A.M.. sur un organigramme qu’ils ont en main, je le vois à l’envers. Sur celui-ci, j’apparais comme un personnage avec une certaine activité dans les parachutages, atterrissages et, estiment-ils aussi, les sabotages.

Effectivement, j’avais fait venir d’Angleterre au mois de novembre un instructeur sabotage et armement qui n’était pas encore arrêté (il le sera par la suite) qui fit pas mal d’opérations en zone sud — récemment, en février dernier, il avait fait sauter deux des trois voitures Gonio de la Gestapo de Lyon.

Ils me mettent sous les yeux les photos de ces véhicules détruits ; bien entendu je nie tout ça. Ils me tapent dessus, autant que faire se peut. Et moi de me borner au fait que je suis simplement agent de liaison.

Je leur raconte que je fréquentais le Tonneau, une brasserie assez chic du centre de Lyon (très fréquentée par les Allemands). Là, je fus abordé par un monsieur très bien habillé qui m’offrait un cigare, et me proposa de gagner beaucoup d’argent. Acceptant, il m’informa que je n’aurais qu’à porter des lettres, frais de déplacement, d’hôtel, de restaurant pris en charge, plus une somme rondelette par mission…

Les coups pleuvent toujours. Le soir, vers vingt heures, des témoins m’aperçoivent inconscient, descendu du troisième étage dans une couverture, jeté dans une voiture, celle-ci m’emmène à la prison Montluc.

J’y reviens à moi dans une cellule le mercredi suivant, après deux jours et demi de coma total. La semaine se passe, allongé sur un châlit, dévoré par les punaises. Les menottes aux mains, incrustées dans les chairs, chemise, veste prises par le sang coagulé et séché, je souffre abominablement.

Vendredi 9 avril, je suis sorti de ma cellule de Montluc et emmené à l’hôtel Terminus pour une confrontation avec un jeune homme que je connaissais à Lyon : la Gestapo vient de l’arrêter pensant qu’il s’agit du responsable occupant ma fonction qu'[il] recherche. Car si la Gestapo a des renseignements assez précis, semble-t-il, sur le fonctionnement de notre organisation, elle n’arrive pas à situer les personnages. Cette fois, je ne suis pas battu et, le soir, je retrouve la cellule de Montluc.

Samedi matin, nouveau départ pour l’hôtel Terminus pour interrogatoire. Cette fois, celui-ci est mené par un policier allemand de métier (inspecteur de police à Hambourg). L’interrogatoire dure toute la journée, un interrogatoire de police, de bon policier qui tape directement à la machine question et réponses. Il ne me frappe pas, très humain, il me donne à manger, puis des cigarettes. Je m’en tiens à ma version de marché noir, ma fausse identité, de « Legoff » venant de Lorient dont toute la famille a disparu sous les bombardements (avec les archives de la ville qui auraient pu identifier l’origine des faux papiers faits à Londres). De plus, n’ayant pas utilisé d’autres identités que « Legoff », les vérifications à Orange et autres lieux où j’ai pu laisser des traces semblent leur faire accréditer à moitié ma thèse. Au cours de cet interrogatoire, le policier m’informe de la nature de la dénonciation à l’origine de mon arrestation et du nom de mon délateur. Ce même inspecteur a interrogé peu avant moi Mlle Ferlay (la fleuriste) et il me dit « Arh, mezieur Lekoff, elle n’est pas kommode du tout, votre mademoizelle Ferlay, vous zavez on ne peut rien en tirer ! » (internée à Montluc puis à Fresnes, elle est déportée à Ravensbrück dont elle reviendra, elle est décédée il y a huit ans des séquelles de sa déportation).

Après-guerre, Hervé Monjaret aura confirmation qu’il a bien été dénoncé par son contact de Limoges-Bellac chargé avec lui des largages sur ce secteur. Ce dernier qui, au demeurant, avait fait une belle résistance, est arrêté par la Gestapo et sommé de donner des noms sous peine de représailles sur sa femme, ses filles. Pour sauver les siens il donnera le minimum, deux noms sur l’ensemble de ceux qu’il connaissait, deux célibataires sans famille (Hervé Monjaret et la fleuriste). Lui-même, déporté, décédera en déportation. Hervé Monjaret conservera toute l’amitié à sa famille épargnée et son terrible secret, refusant de donner le nom de son délateur.

Le lundi soir, je retourne à Montluc. J’y reste un peu plus de deux mois, sans autre interrogatoire. Courant juillet 1943, je suis transféré à Paris, à Fresnes pour une confrontation avec le général Delestraint qui, lui, avait été arrêté le 9 juillet à Paris (chose que j’ignorais en partant). La confrontation est négative — par suite d’une chance inouïe, car, le matin de celle-ci, alors que je descendais du troisième étage de la prison de Fresnes avec d’autres détenus pour être conduit au « Tribunal » (l’interrogatoire), aligné le nez au mur avec interdiction de communiquer, je regarde à côté de moi, remarque des bottines militaires sans lacets, au-dessus, des leggins sans lacets et qu’est-ce que je vois, je reconnais mon général Delestraint assez dépenaillé, sans cravate. « Mince, je dis, Vidal ! » Lui sursaute et dit « Nom de Dieu, Hervé ! » et cela a été tout. (Jean Moulin m’avait souvent envoyé chez lui à Bourg-en-Bresse.)

Nous sommes poussés dans le cellulaire faisant la navette de la prison de Fresnes, à l’avenue Foch. Le véhicule est bondé et nous faisons le trajet, assez long, serrés l’un contre l’autre à côté d’un garde de la Wehrmacht (Fresnes est sous contrôle de celle-ci). Ce qui nous permet d’échanger quelques mots. Et quand la confrontation a lieu, en cours de matinée, devant tout un aéropage de grandes personnalités allemandes, à en juger par les galons et rutilances sur les manches et cols, on nous présente l’un à l’autre, nous n’avons même pas un sursaut et c’est certainement ce qu’ils attendaient. Et je suppose qu’ils conservaient un doute sur ma version des faits donnée à Lyon puisque je quitte Fresnes fin septembre pour la déportation.

Vidal, arrêté à un rendez-vous à Paris sur dénonciation, est déporté au Struthof puis à Dachau, où il sera délibérément assassiné d’une balle dans la nuque une semaine avant la libération du camp.

Je quitte Fresnes fin septembre 1943. Après un séjour d’une quinzaine au sinistre petit camp de Neue Bremm près de Sarrebruck, je suis déporté à Mauthausen. Par chance, affecté à un commando de travail à Wiener-Neudorf, en banlieue est de Vienne, je suis affecté à une usine de moteurs d’avions la F.O.W. (Flug Motoren Werk- Ostmark-Wien) après deux mois de travaux de terrassement.

Déporté à Mauthausen, je suis libéré par la Croix-Rouge le 29 avril 1945. Devant l’avance russe, des femmes évacuées, par les SS, de Ravensbrück ont été amenées à Mauthausen à marche forcée. Là, elles sont entassées (à deux-trois mille) dans le bas de Mauthausen près de la carrière dans un petit camp, « le camp des Hongrois ». Il y avait à ce moment des tractations entre Himmler et la Croix-Rouge, celle-ci a obtenu la libération des femmes des pays occidentaux.

Un jour sont arrivés de grands camions peints en blanc, des GMC avec une croix rouge peinte sur les côtés et le toit, venant chercher les femmes françaises, belges, etc. Le commandant du camp, après les avoir passées à la douche et distribué de meilleurs vêtements que ceux que ces malheureuses avaient, les entasse dans ces camions. Manque de pot, il n’y avait pas assez de camions et des femmes sont restées. Le mercredi suivant, quatre jours après, je vois des camions qui reviennent, et qui embarquent le reliquat de ces femmes. Cette fois, il y avait des camions à moitié remplis. Et le responsable du convoi a parlementé avec le chef du camp (Barthmeyer) et après une heure et demi de pourparlers, le commandant du camp a autorisé de compléter les camions vides par des Français.

Un appel a été fait, nous avancions en rang par cinq pour un comptage limité aux places vides, et ça s’est arrêté un rang et demi derrière moi. Nous sommes passés à la douche, on nous a donné des semblants de vêtements. J’ai touché une veste à la Staline avec une énorme plaque de sang séché sur le côté gauche, un pantalon, des vieilles godasses, bref on nous a habillés hâtivement et fourrés dans les camions. Ceux-ci ont roulé toute la nuit puis, le lendemain matin, nous sommes arrivés en Suisse. C’est comme ça que j’ai été libéré.     ■

Enquête et interview d’Hervé Monjaret réalisée par Philippe Lejuée.

©Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation

(1). Il est à noter que Daniel Cordier, s’appuyant sur des archives anglaises et française, situe le 2 janvier le parachutage de Jean Moulin et Joseph Monjaret (lire à ce propos Jean Moulin, la république des catacombes, Gallimard, 1999, p. 873).

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À la suite de la publication de cet article, j’ai reçu un message d’un lecteur qui fut un collègue de Joseph Monjaret :

« En consacrant une page à Hervé Monjaret, vous avez encore mis le doigt sur les comportements répugnants et hypocrites des révisionnistes rampants divers de la Région Bretagne, qui encensent des « collabos breizh » en gommant leurs « états de services » (soi-disant pour éviter des conflits avec les descendants) et ne disent pas un mot sur les résistants bretons, visiblement mal vus des instances régionales, sans qu’elles aient le courage de l’avouer, bien évidemment.

Monsieur Monjaret a été acheteur à la Société Centrale d’Achat, bureau d’achat de Monoprix, de 1960 à sa retraite, où les descendants du propriétaire Theophile Bader, créateur des Galeries Lafayette, Max Heilbronn https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Heilbronn (Monsieur Max) et son gendre Monsieur Moulin (aucun rapport avec Jean Moulin) avaient eux même été déportés.

Il n’a jamais été mis en avant et seule la rumeur des bureaux permettait de savoir qu’il avait été le radio de Jean Moulin. »