Un cas d’école (Kipling)

 © Gaétan Doremus

Ce petit bonhomme me représente bien en ouvrier perplexe devant un cas d’école…

Mais, bon, pour commencer, je voudrais quand même remercier Anne Dieusaert, qui m’a mise dans ce pétrin (comme pour mieux illustrer la leçon du poème) en me demandant de traduire pour les éditions Seghers If, le poème de Kipling, si célèbre que, comme tous les écoliers anglais, je pensais savoir sans le savoir et que, comme tous les étudiants français, je le pensais à jamais restitué et peut-être embelli par l’immortelle traduction d’André Maurois.

Que pouvais-je faire ?

À quoi bon retraduire ?

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LE PRESQUE PAREIL ET LE TOTALEMENT FAUX

C’est avec stupeur que j’ai découvert les traductions existantes (traductions qui pouvaient naguère encore être lues en ligne. Je les donne en PDF à la fin de cet article) et que j’ai redécouvert la traduction d’André Maurois — traduction qui n’en est pas une, la chose est bien entendue, jamais Maurois n’a prétendu avoir donné autre chose qu’une libre adaptation. Et pourtant, cette libre adaptation fait désormais foi.

Le problème n’est pas que Maurois fasse dire à Kipling ce qu’il veut, mais bien que cette appropriation ait été et soit encore présentée comme une sorte de double en miroir, merveilleusement anglais tout en étant français.

Maurois écrit, par exemple :

« Si tu peux être amant sans être fou d’amour, 
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre, 
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour, 
Pourtant lutter et te défendre… »

Non seulement cela ne se trouve pas sous la plume de Kipling mais c’est un contresens, en totale contradiction avec l’esprit et la lettre du poème anglais : loin de restituer la force de générosité et l’espèce de folie de l’amor fati qui donnent sa grandeur au poème de Kipling, Maurois le réduit à des conseils dictés par une sorte de machisme petit-bourgeois fuyant la passion pour jouir sans risque : être amant sans être fou d’amour, mais aussi être ami sans qu’un ami soit tout pour soi…

« Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi… »

Saine gestion des affections, apologie du ne quid nimis et du quant-à-soi, prudence et modération, mais aboutissant à l’affirmation d’une redoutable volonté de puissance : en effet, la conclusion du poème de Maurois est une trahison absolue du poème de Kipling :

« Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un homme, mon fils
. »

Kipling, lui, écrivait :

« If you can fill the unforgiving minute,
With sixty seconds’ worth of distance run.
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And —which is more— you’ll be a Man, my son!
»

Autrement dit (en mot à mot aussi plat que possible) : « Si tu peux remplir la minute inexorable de soixante secondes valant la distance parcourue, alors la Terre sera à toi et tout ce qui est à sa surface, et — ce qui est mieux — tu seras un Homme, mon fils ! »

Pas ombre de désir mégalomaniaque : loin de vouloir réduire en esclavage les rois, les dieux, la chance et la victoire elle-même, Kipling appelle à s’en détacher, à savoir faire du temps la richesse essentielle et du monde la source de l’être.

Plus qu’à une adaptation, le texte de Maurois s’apparenterait à une parodie si l’on ne tenait pas compte du contexte dans lequel il a été publié : en effet, ce n’est pas Maurois lui-même qui écrit mais un personnage de son roman Les silences du colonel Bramble. Pour se distraire des combats et se mettre à distance des conversations du mess, l’interprète Aurelle écrit des poèmes (plutôt légers), prend des notes (plutôt humoristiques) et « tandis que sévit le gramophone », s’efforce de «transposer en français l’admirable poème de Kipling ». La légèreté du personnage se lit donc dans sa transposition, qui est aussi une manière de le dépeindre tel qu’en lui-même, et ne se donne à aucun moment pour une traduction.

Or, et, encore une fois, là est bien le problème, nul ne semble à ce jour s’en être avisé. À l’entrée des Allemands dans Paris, Paul Rivet a, dit-on, affiché le poème de Kipling sur la porte du Musée de l’Homme : était-ce le poème original ou celui de Maurois ? Gageons que c’était le second. En effet, Maurois a su, dans la strophe qu’il a placée au début (et qui est l’avant-dernière du poème de Kipling), transposer l’essentiel, et c’est sans doute à cela qu’il a dû son succès :

« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie 
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir 
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties 
Sans un geste ou sans un soupir… »

Le début de la transposition, issu de la troisième strophe du poème de Kipling, était, de fait, une magnifique profession de foi pour la Résistance.

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LE POÈME ORIGINAL

Voici le poème tel qu’on peut le trouver un peu partout. Il est même affiché sur les murs de bien des écoles anglaises (et dans le stade de Wimbledon).

« IF

If you can keep your head when all about you
Are losing theirs and blaming it on you,
If you can trust yourself when all men doubt you.
But make allowance for their doubting too;
If you can wait and not be tired by waiting.
Or being lied about, don’t deal in lies,
Or being hated, don’t give way to hating,
And yet don’t look too good, nor talk too wise:

If you can dream —and not make dreams your master
If you can think —and not make thoughts your aim
If you can meet Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same;
If you can bear to hear the truth you’ve spoken
Twisted by knaves to make a trap for fools.
Or watch the things you gave your life to broken,
And stoop and build’em up with worn-out tools:

If you can make one heap of all your winnings
And risk it on one turn of pitch-and-toss,
And lose, and start again at your beginnings
And never breathe a word about your loss;
If you can force your heart and nerve and sinew
To serve your turn long after they are gone,
And so hold on when there is nothing in you
Except the Will which says to them: “Hold on!”

If you can talk with crowds and keep your virtue,
Or walk with Kings —nor lose the common touch,
If neither foes nor loving friends can hurt you,
If all men count with you, but none too much;
If you can fill the unforgiving minute,
With sixty seconds’ worth of distance run.
Yours is the Earth and everything that’s in it,
And —which is more— you’ll be a Man, my son!»

Chacun peut voir qu’il s’agit d’un poème de quatre strophes comptant chacune huit vers ; chaque strophe rassemble deux quatrains à rimes croisées ; le vers est le vers classique anglais par excellence, le pentamètre ; le texte repose sur la répétition de « If you can». Il s’agit donc d’un poème à forme fixe, rigoureuse, classique, carrée.

André Maurois a tenu compte de ces données constitutives du texte. Il a transposé le pentamètre par l’alexandrin, vers classique français par excellence, ce qui était, de fait, la meilleure solution, mais la formule finale n’entrant pas facilement dans le cadre de l’alexandrin, il a remplacé le dernier vers par un octosyllabe, ce qui donne une sorte de légèreté à l’ensemble (même si la métrique classique l’autorisait) ; il a aussi respecté la disposition des rimes et la répétition de « If you can» (« Si tu peux ») mais préféré une présentation en quatrains (encore un pas vers plus de légèreté). Si rigoureuse que soit sa métrique, il n’a pas craint de terminer par une rime dite normande, en faisant rimer « fils» et « soumis» : ce laxisme au point le plus important du texte (et alors qu’il n’était pas si difficile de trouver une rime) donne l’impression qu’au bout du compte, tout ça n’a pas grande importance… Le personnage d’Aurelle est ennemi de l’esprit de sérieux, même s’il ne manque pas de gravité, mais il respecte la structure du poème original et la simplicité du style : un père s’adresse à son fils et résume en quelques phrases limpides la leçon de sa vie.

Je vais suivre le texte pour en donner le sens aussi platement que possible, et l’on pourra voir à quel point ce résumé réduit à la banalité ce que la poésie éclaire et condense :

« Si tu peux garder la tête froide quand tous autour de toi 
Perdent la tête et te blâment,
Si tu peux garder confiance en toi quand tous les hommes doutent de toi,
Mais leur accorder le droit de douter ;
Si tu peux attendre et ne pas être fatigué d’attendre
Ou subir le mensonge et ne pas te mettre à mentir
Ou subir la haine et ne pas donner cours à la haine 
Et pourtant ne pas avoir l’air trop bon ou ne pas parler trop sagement ; 

 

Si tu peux rêver — et en pas faire des rêves tes maîtres,
Si tu peux penser et ne pas faire des pensées ton but,
Si tu peux rencontrer Triomphe et Désastre
Et traiter également ces deux imposteurs ;
Si tu peux supporter d’entendre la vérité que tu as dite
Transformée par des escrocs en piège pour les imbéciles
Ou voir toutes les choses auxquelles tu as voué ta vie être brisées
Et te pencher pour les réparer avec tes outils usés ; 

 

Si tu peux faire un seul tas de tous tes gains
Et les risquer d’un coup à pile ou face,
Et perdre, et repartir du commencement
Et en jamais souffler mot de ta perte ;
Si tu peux forcer ton cœur, tes nerfs, tes tendons
À servir ton but alors qu’ils t’ont abandonné depuis longtemps
Et tenir alors même qu’il n’y a rien en toi
À part la Volonté qui leur dit : Tenez ! 

 

Si tu peux parler aux foule set garder ta vertu,
Ou marcher avec les Rois — sans cesser d’être simple,
Si ni les ennemis ni les amis aimants ne peuvent te blesser,
Si tous les hommes comptent pour toi, mais qu’aucun d’eux ne compte trop ;
Si tu peux remplir la minute impitoyable 
De soixante secondes riches de la distance parcourue,
La Terre sera à toi et tout ce qu’il y a sur elle
Et — ce qui est plus — tu seras un Homme, mon fils ! »

 

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EXERCICE DE LA PRÉCISION

Surprise de découvrir que le texte de Maurois était présenté comme traduction, j’ai été plus surprise encore de découvrir qu’aucun des traducteurs français ne se croyait tenu de respecter ce que je considérais, moi, comme les données de base : celles qui ont été prises en compte par Maurois, alors même que son but était d’adapter librement le poème… Ou du moins qu’aucun des traducteurs français ne considérait la structure du poème dans son ensemble et les informations que j’avais jugées essentielles comme éléments d’un tout organique : les uns pouvaient tenir compte de la rime mais pas du rythme, les autres du rythme mais pas de la rime, les autres de la répétition du leitmotiv mais seulement de temps en temps…

Anne Dieusaert m’a donné à lire cinq versions françaises du poème : celle de Germaine Bernard-Cherchevsky (1942), celle de Jules Castier (1949), puis trois versions plus récentes, l’une d’Hervé-Thierry Sirvent (2003), l’autre de Jean-François Bedel (2006) et enfin une adaptation de Leslie Tourneville (2009). En 2012, un autre traducteur, Alain Caillé, a mis en ligne ce qu’il appelle « une traduction fidèle». Je vais commencer par cette dernière version. En voici la première strophe :

« Si tu sais garder la tête froide quand tous 
La perdent et t’accusent,
Croire en toi quand tous doutent,
Et, pourtant, leur faire crédit ;
Si tu sais attendre sans te lasser, 
Accepter d’être calomnié sans calomnier en retour, 
Etre haï sans haïr à ton tour,
Sans, pourtant, jouer ni au saint ni au sage… »

Pour ce traducteur (comme pour la plupart des traducteurs français contemporains), traduire fidèlement, c’est traduire le sens explicite : ni le rythme, ni la rime, ni la structure sonore, ni le style ni les doubles sens lisibles en transparence ne sont pris en compte.

Une fois effacée la structure du poème, le poème a cessé d’exister en tant que tel, mais il n’y a rien là qui pose problème au traducteur : en fait, la poésie dérange. C’est selon cette méthode que l’on traduit Shakespeare en France, et nul n’y voit à redire.  Bien au contraire, plus la traduction se rapproche du mot à mot, plus elle est jugée fidèle. L’exercice correspond à ce que serait une version de licence d’anglais : le traducteur s’efforce de montrer qu’il a compris ce que dit le texte anglais ; il va à la ligne quand l’auteur va à la ligne, et le souci de faire tenir les informations sur la ligne supposée correspondre à un vers explique les maladresses de cette étrange prose. Le souci de respecter le sens d’abord et avant tout n’empêche pas que l’on s’en éloigne car il y là nombre d’approximations : Kipling parle de blâmer et non pas d’accuser, de calomnier et non pas de mentir, et avoir l’air trop bon n’est pas « jouer au saint ».

Plus éloignée de la méthode de traduction française, Leslie Tourneville prend la rime en compte mais emploie tantôt des rimes embrassées, tantôt des rimes plates. Kipling s’est bien gardé d’employer des rimes plates (pour ne pas avoir l’air de donner une leçon enfantine) et des rimes embrassées, trop littéraires. De toute façon, la rime employée sans respect du rythme est sans usage. Soit un système est solide et tient par la cohérence des éléments qui le constituent, soit il n’a pas lieu d’être, et une prose rythmée rendrait mieux compte du texte original qu’un ensemble de vers faux.

Jean-François Bedel adopte la même méthode mais ses alexandrins sont plus stricts. Ceux de Germaine Bernard-Cherchevsky le sont plus encore mais les rimes erratiques troublent la lecture et donnent une impression d’incohérence, curieusement plus prononcée du fait que le rythme est régulier. Tous trois sont indifférents à la répétition de « If you can » — comme, d’ailleurs, encore une fois, la plupart des traducteurs français, systématiquement hostiles à la répétition, y compris lorsqu’il s’agit d’un élément essentiel mis en relief par l’auteur, et il est difficile de le mettre plus en relief que Kipling ne l’a fait.

Jules Castier et Hervé-Thierry Sirvent adoptent l’alexandrin et les rimes croisées avec beaucoup plus de rigueur, mais en effaçant la répétition de « If you can» et en ayant recours à des tournures littéraires qui complexifient le sens alors que le poème vaut d’abord pour sa simplicité. Dans ces deux dernières traductions, certaines trouvailles m’ont semblé remarquables.  Ainsi sous la plume de Jules Castier :

« Sans murmurer un mot de ta perte au va-tout »

« Et te baisser pour prendre et trier les morceaux »

Ou des passages d’Hervé-Thierry Sirvent comme

« Si tu sais rester noble en parlant à la foule,

Si tu sais rester simple en côtoyant les rois. »

 

Cette comparaison des traductions est passionnante parce qu’elle nous montre à l’évidence que le respect rigoureux de la forme ne nuit en rien au respect du sens. Bien au contraire, plus les traducteurs se donnent des règles strictes et sont attentifs aux caractéristiques prosodiques, plus ils s’efforcent d’être précis dans la restitution du sens. Mieux encore : à comparer ces versions, il apparaît que le relâchement de la forme induit un flottement qui fait que le sens se perd dans une espèce de flou généralisé. Ce n’est certainement pas un hasard si la version qui comporte le plus d’inexactitudes est celle qui efface le plus la structure du texte.

En conclusion, alors que l’actuelle doxa voudrait, au nom du naturel et de la liberté, que le respect de la forme ne soit qu’une sorte de charlatanerie aboutissant à produire en vain des vers de mirliton, la prise en compte de la structure du poème amène à restituer le sens avec plus d’efficacité. « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense», écrivait Baudelaire[1]. C’est qu’il n’y a pas LE sens, une entité figée à transposer mécaniquement comme on empile les briques de Lego, mais des éléments ouverts à lier en jouant de leur plasticité comme de l’infinie malléabilité de leur environnement. Pour cela, le poème de Kipling, qui appelle à la précision et qui repose sur des structures aussi simples que visibles, offre un merveilleux cas d’école.

© Françoise Morvan

[1]Lettre du 18 février 1860 à Armand Fraisse.


Voici les traductions mises en ligne :

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Comme des lecteurs m’ont écrit que l’on confondait ma traduction avec la première de celles qui figurent dans le dossier mis en PDF, j’en donne ici le début :

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Si 

Si tu peux rester froid quand, tout autour de toi,

         La folie brûle et flambe en reproches mesquins ;

Si tu peux garder foi quand tous doutent de toi,

         Mais admettre le droit de douter pour chacun ;

Si tu peux patienter, et patienter sans peine,

        Comprendre qu’on te ment sans mentir en retour,

Comprendre qu’on te hait sans éprouver de haine,

         Et n’être ni trop bon ni trop sage en discours ; 

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Si tu peux rêver fort — sans oublier le vrai, 

         Si tu peux penser fort — sans suivre un but flatteur ;

Si tu peux accueillir Triomphe et Insuccès

         En faisant part égale à ces deux imposteurs ;

Si tu peux supporter de voir ta vérité

         Faussée par des escrocs pour abuser des sots

Ou l’œuvre de ta vie tout soudain dévastée

         Et, voûté, démuni, rassembler les morceaux ; 

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Si tu peux faire un tas de tes plus chers trésors

         Et pile ou face, au vol, dans l’instant, tout risquer,

Tout perdre, et repartir au début, sans remords,

         Sans un seul mot jamais sur le hasard manqué ; 

Si tu peux obliger ton cœur, tes nerfs, ta force,

         Tout harassés qu’ils soient, et vieux, à te servir

Quand il ne reste rien de vif sous ton écorce 

         Hormis la Volonté qui leur dit de tenir

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© Seghers

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Le livre est paru en 2018. J’ajoute la page de titre car elle est intéressante pour qui s’intéresse au statut de la traduction (je précise que le nom du traducteur n’apparaît pas sur la première page de couverture du livre et qu’il s’agit d’une collection destinée à promouvoir la traduction chez l’un des derniers éditeurs de poésie) :

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En mai 2020, un lecteur me signale que Pierre Assouline a consacré, sous le titre Tu seras un homme mon fils, un roman au poème de Kipling. Curieuse de savoir ce qu’il pouvait écrire, j’ai acquis le volume et j’ai eu la surprise de découvrir tout d’abord que ma traduction n’existait pas. Voici le début de la bibliographie :

Chose plus étrange encore, les traductions citées sont celles que je cite ici même, et le lien avec cet article figure dans la bibliographie. Le fait que Pierre Assouline s’en inspire m’est signalé par un lecteur qui me reproche d’avoir dans un premier paragraphe écorché le nom de sa grand-mère en sorte qu’il le trouve à présent cité partout avec la même faute (que je viens de corriger) du fait que Pierre Assouline reprend cet article. Dans la suite du texte le nom de Germaine Bernard-Cherchevsky était pourtant correctement écrit et le PDF le donne également sans faute. Mais la première occurrence comportait bien une coquille et donnait Cherversky, je ne sais pourquoi.

Le roman raconte l’histoire de Louis Lambert, un professeur de français, qui, pris d’une soudaine passion pour Kipling, passe toute sa vie à tenter de donner « la traduction idéale » du poème If (je cite la quatrième de couverture du livre).

Or, Lambert finit par réussir, et voici le modèle de traduction donné par cet éminent spécialiste (naguère chargé d’une étude officielle sur la traduction en France, membre du jury du prix Goncourt) :

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© Gallimard

Ne croyez pas qu’il s’agit là (comme dans le cas de Maurois) d’une approximation imputable à l’incapacité du héros du roman. Pas du tout. Interrogé à ce sujet, Pierre Assouline déclare :

« L’enjeu majeur, c’est celui de la traduction, c’est un élément qui compte beaucoup pour moi, cette volonté de rendre un texte poétique en français, sans le trahir. J’ai beaucoup écrit à ce sujet, et il y a trois ans j’ai été chargé par le ministère de la Culture d’écrire un rapport officiel sur l’état de la traduction en France. »

Ce qu’il propose est donc bien selon lui la traduction idéale.

Et (c’est en quoi ce cas est intéressant) non seulement personne n’y voit à redire mais tout le monde s’accorde pour louer cette merveilleuse traduction française du plus célèbre poème de langue anglaise (le livre a bénéficié et bénéficie encore d’une impressionnante campagne de presse, en sorte que la traduction s’impose, de fait, comme modèle). Ainsi peut-on voir les journalistes applaudir à l’unisson et la presse unanime célébrer cette réussite.

C’est, de fait, un modèle parfait de traduction à la française : il ne reste rien ni du rythme, ni des rimes, ni du style, ni des occurrences en miroir, ni du sens puisque le poème ne tient que par la rigueur hiératique de la forme et qu’on a ici l’impression d’être en présence d’un radoteur enfilant les clichés pour assommer son fils. Telle est à présent en France la méthode de traduction normale, telle qu’elle est prônée par l’institution.

La « traduction idéale » est celle que produirait un candidat à la licence : il a montré qu’il avait compris le texte et il l’a transposé de manière à montrer à l’examinateur qu’il l’avait bien compris, quitte à écrire un français incorrect. Il a fait en sorte d’extraire toute poésie de la poésie et il a parfaitement réussi.

Et donc, oui, c’est un cas d’école.