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Le plagiat n’a rien de drôle, en tant que multiplagiée, je peux en attester. Atteinte au texte, atteinte à l’auteur, et surtout travestissement d’une pensée amenant parfois le plagié à être mis au service de ce qu’il entendait combattre. C’était le cas dans le plagiat de mes recherches sur Armand Robin. C’est le cas dans l’exploitation de notre traduction de La Cerisaie, même si nous avons préféré ne pas assigner, notre but étant d’alerter et de rendre publique notre protestation contre une pratique en voie de se généraliser. Et, là encore, sans intervention des tutelles, sans réaction des instances qui seraient à même d’aider tout au moins à prévenir le problème.
Non, le plagiat n’est pas drôle et pourtant Jean-Noël Darde, qui a créé le site Archéologie du copier-coller, et déjà réussi à désarçonner tant de plagiaires, y compris le grand rabbin de France, évoque un nouveau cas qui n’a cessé de me plonger dans l’hilarité.
Il s’agit d’une sorte d’exploit, non dans l’art du copier-coller, l’exploit parfait ayant déjà été réalisé (comme Jean-Noël Darde l’a également montré avec virtuosité) par copiage-collage intégral, mais dans la pratique de l’emprunt par découpage et recyclage. Une sorte d’art du patchwork amenant à quatre-vingts (aux dernières nouvelles) le nombre des plagiés fournisseurs à leur insu des morceaux de l’œuvre finale, un doctorat de Langue française soutenu avec mention Très Honorable. L’idée de former une sorte de club des plagiés, suggérée par Jean-Noël Darde, m’a déjà mise en joie, et, toute disposée à m’y joindre, je me suis plongée dans la lecture de cette incroyable histoire — le plus stupéfiant, selon moi, étant (chose pourtant non prise en compte jusqu’alors par les commentateurs) le sujet de la thèse de cette agrégée de Lettres. Je le donne tel quel :
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Résumé
Fondatrice et résultante du corps textuel, origine et horizon du poème, la Voix, dans l’œuvre d’André du Bouchet, dépend de cet espace exigu qui se situe simultanément en dehors du sens et du non-sens. Dépassant la dichotomie écriture/oralité propre à la métaphysique traditionnelle occidentale, le poète l’apparente à une sorte de balancement entre l’exprimé et l’imprimé, entre un « vouloir-dire » et un « faire-silence ». La Voix est ce « signe » du bruit ou du mutisme, clair de toute signification préétablie et irréductible, dans le temps où il est perçu à l’ordre de la langue, qu’il habite cependant. Le sens des mots ne se constitue que dans la disposition élocutoire qui les porte à la parole et qui englobe l’ensemble de la corporéité et de la spatialité. Retentissante dans un espace qui est ouvert sur le dehors, la Voix est la manifestation d’un « espace-temps-lieu-monde » singulier par l’écoute qui, seule, peut entendre dans les mots l’émergence d’un existant. Véritable ouverture potentielle et permissive à un toujours vouloir-dire, la Voix perd son statut d’épiphénomène (simple expression sonore d’une pensée primitive) pour acquérir celui d’événement. Elle est cette parole pour ne rien dire, dont force est de prendre acte sans conclure.
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J’ai relu trois fois ce texte et j’ai trouvé à chaque fois plus étonnante l’idée qu’une personne ait pu passer des années (même en réduisant son temps de travail par d’astucieuses pratiques) à étudier « cette parole pour ne rien dire, dont force est de prendre acte sans conclure ».
La Voix d’André du Bouchet, à en juger d’après la pratique de la doctorante, est, de fait, une parole pour ne rien dire puisqu’Elle peut être remplacée par la Voix de Philippe Jaccottet, ou Celle de Giorgio Caproni, voire Celle des troubadours.
Les plus beaux exemples, à mon avis, sont offerts par les emprunts au mémoire de licence de Mathilde Vischer sur Philippe Jaccottet :
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Lorsqu’on sait à quel point la poésie de Philippe Jaccottet et celle d’André du Bouchet sont différentes, il y a de quoi s’ébaubir, d’autant que figurait au nombre des membres du jury une spécialiste de la poésie de Philippe Jaccottet, elle-même plagiée, et qui n’y a vu que du feu. La lecture de l’article source mis en ligne (ah, tiens, dommage, relisant cet article en 2019, je constate qu’il a été supprimé) m’a donné l’un de ces fous rires qui me prenaient à la Sorbonne… Et tout cela n’est rien en regard de la dédicace de la doctorante à son directeur de thèse, un médiéviste « hasardé », d’après la doctorante elle-même, en domaine difficultueux :
« Je remercie, pour son soutien, le Professeur Olivier Soutet, qui m’a entendue et toujours bienveillamment accordé de son temps. Un éminent spécialiste de la linguistique médiévale ne se hasarde pas si aisément dans la poésie d’André du Bouchet. Ce que l’on risque révèle bien ce que l’on vaut. »
« Ce que l’on risque révèle bien ce que l’on vaut » : quelle merveilleuse sentence pour désigner l’activité plagiaire ! C’est Jean-Noël Darde qui la cite dans les commentaires de l’article qu’il a consacré à cette affaire sur Médiapart en complément de l’article qu’il a publié sur son blog (et je ne saurais trop recommander de lire cet article et de poursuivre le débat en ajoutant des commentaires). Olivier Soutet, nous apprend Jean-Noël Darde, est professeur de linguistique médiévale à la Sorbonne et a été doyen de la Faculté des Lettres de l’Institut catholique de 2007 à 2013 (année de soutenance de cette thèse).
Six professeurs, en plus de ce doyen, ont donc lu une thèse plagiée sur une parole pour ne rien dire et dont il n’y a rien à conclure, ont rédigé des rapports et se sont réunis pour assurer une brillante soutenance, sous la présidence du professeur Pierre Cahné.
Le jury était composé de Michèle Monte, Michèle Aquien, Joëlle Gardes-Tamine, Lise Sabourin, Jérôme de Gramont.
Quoique couronné de lauriers, le docteur fraîchement émoulu pouvait poser pour L’Est républicain et déclarer en toute modestie : « Je n’ai pas d’ambition démesurée ».
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Pas d’ambition démesurée, mais, tout de même, un bel avancement de carrière puisque voilà la spécialiste de la parole qui ne dit rien nommée PRAG (autrement dit professeur du secondaire détaché dans l’enseignement supérieur) à la Sorbonne par une commission de recrutement présidée par Olivier Soutet, son directeur de thèse. Et mieux encore, à la rentrée universitaire 2015, l’Institut catholique de Paris lui confie un enseignement de méthodologie, destiné, précise Jean-Noël Darde, aux étudiants « qui souhaitent améliorer leur expression écrite ». Elle est, de fait, susceptible de proposer un exemple de méthodologie très utile, une technique efficace, elle en a fait la preuve, mais non dénuée de risques, comme elle le laissait entendre malgré tout, et malgré elle probablement, à la fin de ses remerciements.
En effet, le plagiat serait passé tout à fait inaperçu si, par hasard, Victor Martinez, qui avait lui-même soutenu une thèse sur André du Bouchet, n’avait reconnu une phrase dont il était l’auteur dans le résumé de la thèse mis en ligne.
Une phrase, c’est peu de chose, et Victor Martinez aurait pu ne pas s’en soucier, mais, hélas pour la spécialiste de la Voix d’André du Bouchet, il demande communication de la thèse. La thèse lui est communiquée… seulement, sous forme de « fichier bridé et chronodégradable ». Je ne fais là que reprendre la formule employée par Jean-Noël Darde qui donne un résumé tristement drôle des mésaventures de Victor Martinez.
Nanti de sa thèse chronodégradable, ce dernier ne perd pas de temps : il retrouve des passages entiers de ses publications utilisés selon la méthodologie du recyclage et envoie un premier courrier recommandé avec accusé de réception pour signaler le plagiat. Pas de réponse. Le 14 juillet 2014, il envoie un nouveau courrier recommandé avec, cette fois, un document concernant quinze nouveaux plagiés, puis, le 18 juillet, vingt plagiés.
Mettre sur deux colonnes les passages originaux et les passages plagiés demande un travail considérable, j’en sais quelque chose, et lorsqu’il s’agit de trouver les originaux de vingt textes plagiés… Mais Victor Martinez ne recule devant aucun effort. Hélas, tant d’intérêt ne serait-il pas suspect ? Ne voudrait-il pas plagier cette thèse ?
« Ces envois ont d’abord pour effet de décider l’Université Paris-Sorbonne à priver Victor Martinez d’une lecture aussi malsaine. La chronodégradabilité ayant opéré, Victor Martinez, malgré des demandes répétées, se voit refuser à partir du 18 juillet au soir l’accès à la thèse d’A. C. où il pensait découvrir de nouveaux passages plagiaires qui le concernaient directement ou concernaient d’autres de ses collègues spécialistes de l’œuvre d’André du Bouchet. »
Loin de se décourager, il s’obstine et, en octobre, se rend à une convocation de Commission d’instruction de la section disciplinaire ; il s’y rend en compagnie d’un autre plagié qui a porté plainte (les 18 autres n’étant pas entendus) et n’est pas reçu comme plaignant mais comme témoin. Néanmoins, il tient bon et, victoire…
« En novembre 2014, à la suite d’une énième lettre recommandée, Paris-Sorbonne cèdera et communiquera enfin aux deux plaignants des fichiers pdf et word non bridés de la thèse plagiaire d’A. C.. Un travail collectif sur cette thèse au fichier ouvert permettra bientôt d’identifier quarante plagiés ; on en sera à soixante à la fin de l’été, et on approche cet automne les quatre-vingts. Le recensement des plagiés est pourtant loin d’être achevé. »
Le 2 juillet 2015, la commission de jugement de la section disciplinaire de Paris-Sorbonne décide la nullité de la thèse et l’exclusion définitive de tout établissement d’enseignement supérieur de son auteur, qui continue pourtant d’enseigner à la Sorbonne, comme, d’ailleurs, son directeur de thèse — qu’il n’est, bien sûr, nullement question de sanctionner.
J’aurais plaisir à lire son rapport de soutenance, qui doit être une pièce d’anthologie.
Un lecteur de l’article publié sur Médiapart, s’étant fait traiter de « poujadiste » pour s’être interrogé sur la vacuité d’une thèse jugée par un jury débattant ainsi sur la Voix, a constaté que
« Si, dans un texte assez long, le plagiaire peut remplacer systématiquement le nom d’un poète par un autre, et que tout ceci ne soit pas détecté par les membres du jury, ce texte, à tout le moins, n’est pas discriminant au regard du jury en question. […] Un peu comme ces générateurs automatiques de langue de bois (voir ici un exemple). »
[Hélas, oui, le si performant générateur de langue de bois a été supprimé. Reste un triste PDF pour se consoler chétivement]
L’exemple du générateur de langue de bois fourni à cette occasion m’a fait trouver un charme encore plus grand à la thèse d’Amélie Collet, telle, du moins, que je la connais par fragments interposés. Je n’ai pu m’empêcher d’imaginer un générateur de thèse permettant de produire ainsi sur tout poète contemporain des dynamiseurs de carrière pour universitaires dépourvus d’ambition démesurée…
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© Françoise Morvan
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J’ajoute un commentaire trouvé dans la discussion suivant l’article de Jean-Noël Darde :
« En complément à tout ce qui a été dit ici, il me semble qu’on ne peut pas aborder la question du plagiat universitaire sans faire référence au travail considérable et de longue haleine que mène Michelle Bergadaa, de l’université de Genève autour du thème “fraude et déontologie” :
Elle gère une liste de diffusion, très documentée, et je conseille à tous les collègues qui luttent contre le fléau du plagiat de s’y abonner. C’est possible sur son site, en bas de page.»
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Olivier Soutet, dites un mot !