J’ai toujours été passionnée par la radio. Entrer dans un studio et travailler avec le réalisateur, les comédiens et surtout le bruiteur m’a semblé magique et j’aurais bien voulu poursuivre mon expérience de contes écrits pour l’oreille. J’ai aussi écrit des spectacles à partir de séquences ou de textes radiophoniques. Il ne me serait jamais venu à l’idée de mentionner ce travail si Pierre-Marie Héron ne m’avait demandé un texte au sujet de mes éditions de textes radiophoniques d’Armand Robin et Danielle Collobert.
Voilà donc ce texte remis pour les premières journées de recherches en radiolittérature de l’université de Montpellier.
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ARMAND ROBIN, DANIELLE COLLOBERT,
LA RADIO ET MOI
Je fais partie des « imbéciles heureux qui sont nés quelque part », selon la formule de Georges Brassens (un vieil ami d’Armand Robin). Je suis née à Rostrenen, chef-lieu de canton du département des Côtes-du-Nord, devenu depuis Côtes d’Armor et peut-être à présent voué à disparaître, et j’ai trouvé, ayant partagé mon enfance entre Rostrenen et la banlieue parisienne, que Rostrenen était quelque chose comme un lieu sans lieu, éternellement absent jusque dans sa présence.
C’est au cours de vacances à Rostrenen que j’ai découvert l’œuvre d’Armand Robin (1912-1961), né à quelques kilomètres du bourg : un poète anarchiste tout fait pour me plaire puisqu’il avait fait de Rostrenen un non-lieu absolu ouvert à l’univers par le biais des langues étrangères — étrange expérience de désappropriation de soi, étrange expérience de la « non-traduction », si mal comprise, si contraire à toutes les normes littéraires admises…
Engoncé dans un habit de poète étriqué, Robin n’a rien eu de plus pressé que d’en faire craquer les coutures et de se libérer en écrivant par la voix de poètes russes, hongrois, chinois, arabes, suédois, mongols, tchérémisses des prairies — au total une soixantaine de poètes traduits de vingt langues. Et c’est au moment où le Club d’essai, alors dirigé par Jean Tardieu, lui a offert l’occasion de travailler les poèmes à partir du son que cette expérience littéraire hors normes a trouvé sa force pleine, comme si la mise en ondes était un bain de jouvence, une plongée dans cette « maternelle mer du monde entier » qu’évoque l’un de ses Fragments sur la langue russe.
Les douze émissions de « Poésie sans passeport » que j’ai fini par retrouver étaient considérées comme perdues par le réalisateur lui-même, Claude Roland-Manuel, qui gardait pourtant un souvenir ébloui de ce travail et de la rencontre avec Armand Robin. Du 14 octobre 1951 au 17 mai 1953, utilisant le magnétophone à bande alors d’usage tout récent, Armand Robin et des comédiens, ou simples diseurs, mais tout aussi prodigieux, de langue hongroise, russe, arabe, suédoise, bretonne, hollandaise, italienne, flamande et finnoise ont tramé ses traductions sur le son des poèmes originaux en procédant par récurrences, alternances, surimpression, entrelacements…
À force d’obstination, j’ai pu éditer Poésie sans passeport en reproduisant graphiquement l’architecture des émissions. Une telle édition demandait un travail colossal : il fallait retrouver les poèmes originaux, parfois inconnus en France, effectuer la transcription avec l’aide de spécialistes de ces dix langues, écouter, réécouter pour ne pas commettre d’erreurs, et mettre en page ces transcriptions afin de donner à l’imprimeur les pages prêtes à être « flashées ».
Tout ça pour rien, suis-je tentée de dire, car cette édition est épuisée de longue date et jamais je n’ai pu avoir même de réponse de l’INA à mes demandes de la reprendre en l’accompagnant d’un CD donnant à entendre ces émissions. Pis encore, il arrive que l’on diffuse des passages de ces émissions mais comme illustration sonore, sans la moindre compréhension de cette expérience. Robin avait voulu sortir de ce qu’il appelait la « poésie pour poètes » et les extraits de Poésie sans passeport servent à l’y ramener.
Tout ça pour rien, c’est ce que je dirais volontiers aussi dix ans après avoir édité les œuvres de Danielle Collobert (1940-1978), également née à Rostrenen — même si je sais que les livres suivent leurs voies secrètes et qu’un jour, au hasard d’une rencontre, un lecteur inconnu me dira qu’il a lu ces textes et que sa vie en a été changée.
Lorsque Paul Otchakovski-Laurens m’a demandé si je pouvais éditer les œuvres complètes de Danielle Collobert, je ne me suis pas du tout doutée des difficultés que j’allais devoir affronter… Auteur tout aussi atypique qu’Armand Robin, Danielle Collobert a publié de son vivant quatre livres dérivant du premier, Meurtre, publié chez Gallimard en 1961, et le projet de les publier tous en un seul volume, comme un long poème, me semblait la meilleure façon de lui rendre justice. Or, Paul Otchakovski-Laurens tenait à publier le journal retrouvé après sa mort, et il y avait des manuscrits jusqu’alors conservés par une amie qui a consenti à la déposer à l’IMEC où j’ai pu les archiver.
Dans le cas d’Armand Robin, qui s’était voulu sans existence, comme dans le cas de Danielle Collobert, qui avait fait de sa vie une absence, je craignais que le voyeurisme biographique n’empêche de saisir une expérience littéraire aussi fragile. L’un avait fait des langues étrangères le moyen de « se suicider en vie », comme il l’écrivait, l’autre avait fait de sa vie une fuite à travers le monde avant de se suicider à trente-huit ans, mais les lire comme des poètes maudits était ne pas les lire…
Pour finir, j’ai décidé de présenter l’œuvre de Danielle Collobert en deux volumes, le premier donnant les livres qu’elle avait publiés, le second donnant les manuscrits qu’elle avait choisi de laisser après sa mort, son journal et ses œuvres pour la radio.
Il m’a fallu, là encore, faire preuve de ténacité car Danielle Collobert avait écrit une pièce radiophonique, Polyphonie, mais aussi deux autres, Bataille et Discours, en collaboration avec Uccio Esposito-Torrigiani. J’ai tenu à donner les œuvres radiophoniques écrites en collaboration, avec, en introduction, un très beau texte d’Uccio Esposito-Torrigiani qui prenait en miroir leur travail pour la radio. Besogne, voire « basse besogne littéraire », comme l’écrit Uccio Esposito-Torrigiani, le travail pour la radio est pris à contrecœur — jusqu’au moment où il parle de lui-même et révèle à eux-mêmes les deux auteurs rebelles… Ce n’est pas pour rien qu’après avoir publié Meurtre, Danielle Collobert revient sans fin sur un texte qu’elle intitule d’abord Scénario, puis Aux environs d’un film, avant de le dérouler en un triptyque intitulé Recherche et de le réduire en un texte d’une seule coulée, Polyphonie, réalisé par Jean-Jacques Vierne pour l’Atelier de création radiophonique de France Culture en 1973. Six ans de tâtonnements et d’expérimentation pour en arriver à ce « film radiophonique » qui, interprété par trois grands acteurs, Bernard Murat, Roland Dubillard et Michael Lonsdale, constitue la meilleure ouverture sur son œuvre… ou, du moins, pourrait constituer la meilleure ouverture sur son œuvre s’il était audible. Mais, comme dans le cas d’Armand Robin, les émissions n’existent que sous forme de cassettes non diffusables, mal enregistrées, autant dire perdues. Tout ça pour rien…
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Tout ça pour rien, oui, en regard des risques pris par ces auteurs si peu connus, et d’ailleurs si peu soucieux d’être connus, qui n’ont jamais renoncé à suivre leur voie solitaire et qui ont trouvé par la radio une voie de liberté ; tout ça pour rien en regard de la masse de travail investie pour tenter de les donner à lire sans les trahir… mais pas pour rien si je peux amener à comprendre pourquoi le statut de la radio doit changer : royaume de l’éphémère, sans doute, laboratoire et conservatoire, mais aussi centre de ressources et non centre de rétention de paroles congelées.
© Françoise Morvan
J’ai aussi remis une bibliographie (bien incomplète) que j’ai placée tout à la fin de la bibliographie rédigée (lourde tâche) pour ce site.