Je l’avoue à ma grande honte, traduire les lais et les fables de Marie de France ne m’avait nullement incitée à me plonger dans l’histoire de son temps. Tout juste m’étais-je intéressée au règne d’Henri II et de ses pères pour comprendre la naissance de la légende arthurienne. Les enquêtes au sujet de l’identité de Marie, du comte Guillaume, du «noble roi » auquel sont dédiés les lais et autres hypothèses qui animent les médiévistes ne m’avaient retenue que le temps de juger qu’elles n’étaient pas bien convaincantes. Et pourtant, restait une énigme : Marie explique qu’elle a traduit des lais pour mener à bien une œuvre ardue en vue de l’offrir au roi — admirable chef d’œuvre, hommage au règne et symbole d’une monarchie sachant faire rayonner tant la douce langue française que les merveilleuses histoires des anciens Bretons… Mais pourquoi entreprend-elle de traduire des fables ? Et des fables dont les moralités sont si singulières ? Le but du livre semble être de donner à un prince un ensemble d’exemples illustrant le code de conduite d’un bon roi. Marie, qui tient à signer ce recueil et préciser qu’elle est de France, insiste sur le fait qu’elle l’a écrit à la demande et « pour l’amour du comte Guillaume », à partir d’un recueil attribué au roi Alfred.
Peut-être n’était-il pas bien utile de résoudre cette énigme qui n’en était d’ailleurs peut-être pas une. Toujours est-il que j’ai tenté de comprendre ce qui se passait du côté des Plantagenêts. Et je n’en suis pas revenue.
Je ne résiste pas au plaisir de raconter l’incroyable histoire d’Aliénor d’Aquitaine telle que j’aurais aimé qu’on me la raconte quand j’avais douze ans. À la suite de quoi se comprendront (j’espère) mes interrogations au sujet des fables.
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HISTOIRE D’ALIÉNOR
Aliénor d’Aquitaine (encore dite Éléonore de Guyenne) serait née vers 1122 au château de l’Ombrière à Bordeaux. Elle est morte le 1er avril 1204, âgée donc de plus de quatre-vingts ans, âge canonique en un temps où l’espérance de vie était si faible.
Elle était, chose notable pour qui s’intéresse à Marie de France, la petite-fille de Guillaume IX d’Aquitaine, encore dit Guillaume VII de Poitiers, et surtout connu sous le nom de Guillaume le Troubadour (1071-1126), premier troubadour connu, premier poète lyrique de France et père de la poésie de langue d’oc, personnage non moins étonnant que sa petite-fille.
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I. GUILLAUME LE TROUBADOUR
Guillaume, encore adolescent, est marié à la jeune Ermengarde d’Anjou, fille de Foulques « le Réchin » (autrement dit le Querelleur). Cette dernière se signale par son mauvais caractère (quand une parole lui déplaît, elle part bouder dans ses appartements, méthode qui fait qu’on la voit peu — notons au passage que ce trait de caractère est passé sous silence par le père Albert Le Grand, auteur d’une « Vie de la Bienheureuse Ermengarde d’Anjou », dans sa monumentale Vie des saints de la Bretagne armorique). On se défend mal d’une certaine sympathie pour cette claqueuse de portes vouée à devenir une quasi- sainte bretonne : son butor, connu pour manger comme huit et courir le guilledou, la répudie pour épouser sa cousine Philippe (aussi appelée Philippa ou Philippie) de Toulouse en vue de mettre le grappin sur cette ville. Philippe lui donnera deux fils, Guillaume, futur père d’Aliénor, et Raymond, futur roi d’Antioche.
Profitant de l’absence du comte Raymond IV, parti en croisade, Guillaume s’empare de Toulouse puis décide de partir, lui aussi, en croisade (enrôlant, disent les mauvaises langues, trente mille jeunes dames). Il se signale à cette occasion par ses défaites et les chansons badines par lesquelles il célèbre ses aventures guerrières (mais ces chansons n’ont pas été conservées).
À son retour, il n’a de cesse que de s’emparer une deuxième fois de Toulouse. Pour avoir porté atteinte aux privilèges de l’église, il est excommunié. D’aucuns assurent que c’est à cette occasion qu’ayant pris l’évêque de Poitiers par les cheveux, il lui déclare qu’il va le pourfendre s’il ne lui donne pas l’absolution au lieu de l’excommunier. À quoi, après avoir demandé le temps de faire sonner le glas et de dire ses prières, « frappe », répond l’évêque — mais, s’étant ravisé, Guillaume lui répond qu’il le déteste trop pour lui donner une chance d’aller au Paradis.
Deux ans plus tard, il tombe amoureux de la femme d’un de ses vassaux, Dangerosa, vicomtesse de Châtellerault dite la Maubergeonne car il l’installe dans la tour Maubergeon qu’il a fait construire à Poitiers.
Philippe, qui vient d’accoucher de son septième et dernier enfant, fait, à son tour, preuve, selon lui, d’un caractère grincheux et il la répudie. Cette fois, c’est le pape qui excommunie Guillaume, lequel se contente de faire savoir à son légat, un vieillard chauve comme un œuf, que « le peigne passera dans les frisettes de son front d’ici à ce qu’il quitte la vicomtesse ». Sur quoi, il fait peindre sur son bouclier un portrait de Dangerosa dans l’état de nature (certains assurent que l’épisode du légat prend place avant l’attaque de l’évêque de Poitiers, preuve que Guillaume n’aurait fait qu’empirer, mais peu importe).
À l’abbaye de Fontevraud (abbaye fondée par l’étonnant Robert d’Arbrissel, peu apprécié de Guillaume, on le conçoit), Philippe retrouve Ermengarde qui, entre-temps, a épousé le duc de Bretagne, lequel vient opportunément de mourir.
Furieuse d’apprendre que son ex et néanmoins potentiellement toujours premier mari s’exhibe sans vergogne avec Dangerosa, Ermengarde se rend au concile de Reims pour protester — mais le pape vient lui aussi de mourir, et c’est un cousin de Guillaume qui est devenu pape sous le nom de Calixte II. Pour apaiser la redoutable Ermengarde, Calixte, qui n’a rien eu de plus pressé que de désexcommunier son cousin, exige qu’il se présente à la cour pontificale, faute de quoi il le réexcommuniera. Guillaume omet de venir mais Calixte omet aussi de le réexcommunier.
Trouvant la vie à Toulouse un peu monotone en dépit de Dangerosa, Guillaume s’enrôle sous les ordres d’Alphonse le batailleur, roi d’Aragon, et part chasser les Maures. Suite à maints combats sanglants au cours desquels sont exterminés divers rois musulmans, il rentre couvert de gloire faire épouser à son fils Guillaume la fille de Dangerosa, Aénor, qui sera donc la mère d’Aliénor.
Guillaume le facétieux, grand coureur de jupons, composait des chansons grivoises dont certaines ont été conservées, et des chansons courtoises qui auraient été écrites sous l’influence de Dangerosa et marqueraient l’avènement d’un règne nouveau, plus doux et policé, à la cour de Poitiers. Il y aurait reçu un jongleur breton, Blédri ap Davidor, qui aurait conté l’histoire de Tristan et Iseut (dont Marie elle-même contera un épisode dans « Le Lai du chèvrefeuille »).
Onze de ses poèmes ont été conservés, les derniers d’entre eux ayant une tonalité qui n’est pas si éloignée de certains passages des Lais de Marie. La traduction qu’en a donnée Jean de Poitiers en 1926 (Chansons d’amour et de joy de Guillaume de Poitiers) est souvent plaisante, particulièrement celle de la dernière chanson.
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II. ALIÉNOR ET LE ROI DE FRANCE
Tout commençait bien pour le petit Louis, si chétif et si pieux : il se vouait à une vie paisible dans un monastère tandis que son frère Philippe règnerait sur la France. Hélas, un cochon se jette dans le pas du cheval de Philippe : une ruade, et le futur roi meurt. À la mort de son père, le pauvre Louis VII est arraché à ses études pour être marié à la pétulante Aliénor. Il a seize ans, elle en a quinze et, sitôt arrivée au palais sur l’île de la Cité, commence par mener son monde à la baguette au point que la reine mère s’en va.
C’est ensuite le sage conseiller Suger qui insupporte Aliénor. Hantée comme son grand-père par l’idée fixe de s’emparer de Toulouse, elle incite le roi de France à se lancer dans une expédition qui tourne mal. Pis encore, elle ramène sa sœur Pétronille dite Péronnelle, laquelle jette son dévolu sur le sénéchal, un homme marié à la nièce du puissant comte de Champagne. Cédant à l’insistance des deux sœurs, le faible Louis VII convainc des évêques de déclarer le mariage nul. Voilà Péronnelle mariée et la guerre allumée.
Au concile de Lagny, le pape excommunie Péronnelle, son mari et les évêques complices. Le roi, bravant l’autorité de l’Église, se met en tête de nommer lui-même l’archevêque de Bourges. Voilà le royaume mis en interdit.
Sur ce, Louis VII part combattre pour défendre Péronnelle et ses troupes mettent le feu à l’église de Vitry-en-Perthois où les habitants se sont réfugiés. Horrifié, il reste prostré durant plusieurs jours et désormais hante comme une ombre le vieux palais de la Cité où Aliénor mène grande vie, recevant des troubadours et donnant des fêtes. Lors de l’inauguration du chœur de l’abbatiale de Saint-Denis, le roi, la mort dans l’âme, se présente en pénitent tout vêtu de gris et chaussé de sandales.
Aliénor demande une entrevue à Bernard de Clairvaux : mariée depuis six ans, elle n’a toujours pas d’enfant. Envisage-t-elle déjà de se séparer du roi ? Par la vertu de saint Bernard, un an après, elle met au monde un enfant — hélas, une fille, Marie, alors qu’il faut un héritier mâle pour assurer la succession.
Louis VII décide de partir en croisade pour reprendre Édesse (et, du même coup, expier ses fautes). Aliénor exige de l’accompagner mais elle emmène aussi des dames, des chevaliers poitevins et force chariots contenant de quoi voyager avec faste. Encombrée, alourdie, l’armée des croisés a, sur l’insistance de l’oncle d’Aliénor, Raymond de Poitiers, roi d’Antioche, repoussé l’offre d’accueil du roi de Sicile pour partir vers Constantinople — décision catastrophique puisque l’empereur Manuel Comnène ne les recevra somptueusement que pour mieux les trahir.
Arrivés non sans mal à Antioche, chez le beau Raymond, aussi brillant, aussi rieur et entêté que son père Guillaume le Troubadour, Louis et Aliénor s’affrontent : Raymond, soutenu par Aliénor, entend reconquérir Édesse le plus vite possible ; Louis entend d’abord se rendre à Jérusalem pour faire ses dévotions. Il se bute et menace, en tant que seigneur et maître, de contraindre Aliénor à quitter Antioche. Elle lui fait savoir que leur mariage est nul car ils sont issus de parents trop proches. Au terme d’une croisade désastreuse, la reine rentre sur un bateau, le roi sur un autre.
Aliénor, capturée par des pirates grecs, est libérée par des Normands de Sicile et c’est chez le roi de Sicile dont Louis avait refusé l’aide que tous deux se retrouvent pour apprendre que Raymond a été tué et sa tête envoyée au calife de Bagdad. Enfin, le pape les loge et semble les réconcilier assez efficacement pour que leur naisse un autre enfant, mais c’est encore une fille, Alix (encore dite Aélis).
L’irascible Aliénor finit par avoir gain de cause : Louis VII accepte de faire déclarer par le concile de Sens, en mars 1152, la nullité de leur mariage.
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III. ALIÉNOR ET LE ROI D’ANGLETERRE
De retour à Poitiers, le 18 mai, Aliénor épouse Henri Plantagenêt. Ce mariage, calamiteux pour le royaume de France, est une offense au roi puisque Henri et Aliénor sont ses vassaux. Louis part en guerre mais, faible et malade, renonce à poursuive le combat.
L’année suivante, Aliénor met au monde son premier fils, Guillaume. Le 19 décembre 1154, Henri et Aliénor sont sacrés roi et reine d’Angleterre. Peu après, un deuxième fils leur naît, Henri. De 1556 à 1566, naissent (après la mort de Guillaume) Mathilde, Richard, Geoffroy, Aliénor, Jeanne et Jean.
Henri n’a pas vingt ans au début de son mariage (Aliénor a dix ans de plus que lui). Animé d’une énergie indomptable, il gère, administre et s’entoure de conseillers, au nombre desquels son chancelier, Thomas Beckett, qui organise l’entrevue au terme de laquelle Louis VII, remarié et père d’une nouvelle fille, Marguerite, consent à la fiancer avec le jeune Henri d’Angleterre. La paix des deux royaumes semble donc assurée.
C’est durant cette période qu’est écrit le Roman de Brut de Wace, dont Marie semble s’inspirer à plusieurs reprises dans ses lais (et le mot lai y apparaît pour la première fois). Wace aurait achevé vers 1155 de traduire en anglo-normand et de mettre en vers l’Historia Regum Britaniae de Geoffroy de Monmouth, histoire des rois de Bretagne (c’est-à-dire de Grande-Bretagne) où la légende du roi Arthur est orchestrée de telle sorte que Wace n’a eu qu’à l’exploiter de manière à développer la généalogie des rois d’Angleterre en partant du Brut, descendant lui-même de Brutus.
L’Histoire des rois de Bretagne, produite une vingtaine d’années plus tôt, était une commande du père d’Henri II, lequel n’a fait que poursuivre la tradition : sous le patronage d’Arthur, la dynastie Plantagenêt peut se parer du prestige d’un roi dignes de rivaliser avec Charlemagne, héros des Capétiens. Henri II a demandé à Wace d’engager ce travail considérable (quinze mille vers) dont une copie a été présentée à Aliénor. Un peu plus tard, il demande à Wace d’écrire le Roman de Rou, chronique complémentaire puisque vouée, cette fois, à célébrer la grandeur des ducs de Normandie, et dédiée à Aliénor, « haute dame, franche, débonnaire et sage »… Seulement, quelques années plus tard, Wace est prié de céder la plume à Benoît de Saint-Maure : une rupture a eu lieu, et elle correspond, semble-t-il, avec l’éloignement d’Aliénor.
On pourrait croire qu’avec la naissance de son dernier fils, Jean qui sera dit Sans Terre, la période la plus glorieuse de la vie d’Aliénor atteint son point culminant, mais il n’en est rien : tout a déjà commencé de se dégrader et l’édifice qui semblait si stable s’effondre très vite.
Reprise par son vieux désir de s’emparer de Toulouse, Aliénor a convaincu Henri II, à son tour, de partir en guerre, mais le roi de France s’y est opposé au nom du respect dû au serment féodal et, obéissant contre toute attente au timide Louis VII, son suzerain, Henri est revenu sans même combattre… Louis VII, devenu veuf, s’est aussitôt remarié et a enfin eu un fils, le futur Philippe Auguste… Et Henri II, comme à l’imitation du paillard Guillaume le Troubadour, est tombé amoureux de la belle Rosemonde…
Aliénor s’en retourne à Poitiers et c’est là qu’elle trame une vengeance qui, en fin de compte, occupera toute la seconde partie de sa vie : faire de ses enfants son triomphe.
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IV. L’AIGLESSE ET SES AIGLONS
En lutte contre l’Église aux pouvoirs obstinément défendus par Thomas Becket, Henri II s’enfonce dans une agitation qui fera comparer sa cour, non à celle du roi Arthur mais à celle du roi Herla, le roi maudit, qui chevauche sans pouvoir jamais mettre pied à terre. Pour offenser Thomas Becket, il fait couronner Henri Le Jeune, offense d’autant plus cruelle pour l’archevêque qu’il avait eu en charge l’éducation du jeune prince — et grave erreur stratégique dont Aliénor a tout lieu de se réjouir : désormais, Henri, la fleur des chevaliers, n’aura de cesse de revendiquer le pouvoir dont son père l’a investi. En décembre 1170, Thomas Beckett est assassiné dans la cathédrale de Cantorbéry.
Si la cour de Poitiers est un centre rayonnant, Aliénor, comme Henri II, se déplace constamment, et ses fils aussi (notamment son préféré, Richard, qui sera dit Cœur de Lion et qui l’accompagne en Aquitaine puisqu’elle le voue à prendre la tête du duché, cependant qu’Henri, dit le Jeune, mène la vie de chevalier errant sous la conduite de son mentor Guillaume le Maréchal).
Pour mieux l’opposer à la cour de Poitiers, Régine Pernoud cite un témoignage de Pierre de Blois sur la fin du règne du roi Henri II :
« Dans les repas, dans les chevauchées, dans les veillées, il n’y a ni ordre, ni règle, ni mesure. Clercs et chevaliers de la cour se nourrissent d’un pain mal fait, mal fermenté, pétri de farine d’orge, lourd comme du plomb mal cuit ; pour boire, un vin corrompu, trouble, épais, rance, sans saveur. J’en ai vu présenter à de grands personnages de si épais qu’on ne pouvait l’absorber qu’en fermant les yeux, les dents serrées, en le passant comme au crible plutôt qu’on ne le buvait, avec une grimace d’horreur ; la bière qu’on y boit a un goût affreux, un aspect abominable… On vend aussi bien à la cour des bêtes saines ou malades, des poissons de quatre jours qui ne se trouvent pas moins chers pour être puants ou pourris… » Pierre de Blois décrit « le train de vie infernal que le roi, de plus en plus agité, fait mener à ses familiers qui, parfois, au cours de ses chevauchées, se disputent, pour y passer la nuit, des réduits dont les porcs ne voudraient pas ; dans la suite du roi, on trouve d’ailleurs des gens de toute espèce, histrions, filles de joie, joueurs de dés, baladins, mimes, bateleurs, cabaretiers, fripons et truands. »
Jean Flori, auteur d’une autre biographie d’Aliénor, juge excessif le rôle accordé à la cour de Poitiers par nombre de médiévistes (dont Rita Lejeune et, bien sûr, Régine Pernoud). Nul ne peut nier que s’y retrouvent des poètes avec lesquels les jeunes princes rivalisent — du moins, le jeune Geoffroy et Richard, qui dédiera une complainte à ses demi-sœurs Alix et Marie (et l’on sait que Marie de Champagne est à l’origine de la commande de Lancelot ou le chevalier à la charrette à Chrétien de Troyes). Richard sera connu aussi bien comme troubadour que comme chevalier hors pair. Seul des dix enfants d’Aliénor, le dernier d’entre eux, Jean, élevé à l’abbaye de Fontevraud comme sa sœur Jeanne, semble n’avoir fait preuve d’aucun talent notable, hormis dans l’art de trahir et tramer des complots.
Mais, plus que Richard, c’est Henri qui est présenté comme le modèle des chevaliers. « Grand, blond, beau comme un jeune dieu, il s’exprimait avec aisance, avait la repartie aimable et juste ; il était bon, affable, toujours prêt à pardonner et d’une générosité incomparable », écrit Régine Pernoud. À ses côtés, dès 1170, Guillaume le Maréchal qui armera chevalier le jeune roi et le guidera jusqu’au bout.
La biographie de Guillaume le Maréchal pourrait être celle de l’un de ces chevaliers que l’on trouve dans les lais de Marie de France : assemblées, tournois, fêtes où figurent dames et demoiselles, exploits sans nombre (on pourra lire sa biographie par Georges Duby, Guillaume le maréchal ou le meilleur chevalier du monde).
Régine Pernoud suggère que c’est à Poitiers que Marie aurait écrit ses lais. En ce cas, le « noble roi » que désigne son prologue, est Henri le Jeune :
« En votre honneur, mon noble roi, Qui êtes si preux et courtois, Devant qui toute joie s’incline Et en qui tout bien prend racine, J’entrepris d’assembler des lais Que par ensuite rimerais. »Et les fables, traduites
« Pour l’amour du comte Guillaume, Sans égal en tous les royaumes »,.
auraient été écrites à la demande de Guillaume le Maréchal, en vue d’illustrer ce que devait être la juste conduite d’un prince : leçon pour le jeune roi, défense et illustration du devoir de justice, de loyauté, de générosité et de protection des faibles, telle est bien la teneur du livre.
Dans cette perspective, on comprend mieux la leçon donnée par la mésange aux oiseaux qui veulent prendre le coucou pour roi :
« Il faut élire un roi vaillant, Courageux, sage, entreprenant. Un roi doit être fort et droit Pour savoir juger comme il doit »,dit-elle à l’assemblée des oiseaux. Et Marie poursuit :
« À ce conseil s’étant tenus, Ils ont décidé et conclu Que de l’aigle ils feraient leur roi. Et je peux vous dire pourquoi : L’aigle a une fière prestance, Il est d’une grande vaillance, Il est sobre, il est modéré ; Une fois qu’il est rassasié, Il peut jeûner pendant longtemps Et non chasser en s’acharnant. Un prince doit se reposer, Fuir les plaisirs trop agités, Ne pas s’avilir en régnant, Ni maltraiter les pauvres gens. »Sachant qu’Aliénor est appelée « l’aiglesse », le choix de l’aigle, fils de l’aiglesse, s’entend assez clairement. L’auteur de l’Histoire de Guillaume le Maréchal dira qu’Aliénor a « nom d’aigle et d’or » :
« E la reïne Alïenor Qui out le nom d’ali et d’or Trova delivrée a Wincestre Plus a ese k’el ne sout estre. »La fable qui oppose l’aigle à l’autour et à la grue peut se lire aussi avec un double sens, et, même si ces interprétations sont toujours sujettes à caution, bon nombre de fables mettant rois et seigneurs en scène.
Quoi qu’il en soit, « Marie ai nom et suis de France » peut ne pas signifier que Marie vivait en Angleterre — même s’il est certain qu’elle a vécu en Angleterre puisqu’elle traduit les fables de l’anglais et ne trouve ou ne cherche pas d’équivalent français pour quelques mots — mais, au contraire, rappeler son appartenance à la France en un temps où les fils rebelles du roi d’Angleterre s’étaient rapprochés du roi Louis VII, leur suzerain.
Le problème est que Guillaume le Maréchal ne sera nommé comte qu’en 1199, sous le règne de Jean sans Terre. Certains médiévistes privilégient Guillaume Longue-Épée, l’un des fils bâtards d’Henri II, mais le même problème se pose : il ne deviendra comte qu’en 1196. D’autres ne jurent que par Guillaume de Mandeville, comte d’Essex, mort en 1189, peu après avoir porté la couronne lors du sacre de Richard… S’il s’agissait de Guillaume le Maréchal, les lais et les fables auraient pu être composés entre 1170 et 1174 à Poitiers. L’œuvre de Marie serait à mettre en relation avec le règne d’Aliénor, et non avec celui du roi Henri II, comme on le pense le plus souvent.
Entrés en rébellion ouverte, suite à la volonté d’Henri II de privilégier son dernier-né, Jean Sans Terre, en lui donnant des domaines pris au douaire de ses aînés, Henri, Geoffroy et Richard se rapprochent du roi de France. Ils sont suivis par les barons d’Aquitaine et de Poitou ; la révolte gagne l’Angleterre. En hâte, le roi lève, au mépris des règles de la chevalerie, une armée de vingt mille mercenaires brabançons qu’il envoie ravager le Poitou.
Un soir d’hiver, sur la route de Chartres, des hommes du roi d’Angleterre rencontrent des chevaliers et les arrêtent. Vêtue en homme, Aliénor, reconnue, est emprisonnée à Chinon et menée en Angleterre, dans la forteresse d’Old Sarum. Elle y restera quinze ans.
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Durant ces longues années de captivité, meurent la belle Rosemonde, le roi de France, puis, en 1183, Henri le Jeune, Geoffroy et, en 1189, Henri II, qui aura appris juste avant de mourir que son fils Jean se trouvait en tête de la liste de ceux qui le trahissaient…
On rappelle alors une prophétie de Merlin, « l’Aigle de l’alliance brisée se réjouira en sa troisième nichée ». Aliénor, libérée par Guillaume le Maréchal, se consacre au triomphe de Richard qui, à peine couronné, part en croisade avec le roi de France, Philippe Auguste, jusqu’alors son ami, qu’il rejoint en Sicile.
C’est dans cette période et dans ce contexte que s’inscrit Le Purgatoire de saint Patrice. Il est admis qu’il n’a pu être écrit après 1190 pour une raison qui semble bien simple (bien qu’elle fasse, elle aussi, l’objet de contestations) à savoir le fait que le primat de l’Église d’Irlande, Malachie, lequel fut canonisé cette année-là, est désigné comme saint. Pourquoi Marie se consacre-t-elle à la traduction du Tractatus de Purgatorio Sancti Patricii du moine Henri de Saltrey ? Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’Henri de Saltrey appartenait à l’ordre de Citeaux, ordre dont saint Bernard fut, au XIIe siècle, le membre le plus éminent ; que saint Bernard, qui initia Malachie aux règles de l’ordre, écrivit une Vie de saint Malachie (que Marie évoque d’ailleurs). Sous l’influence de ce dernier, l’Irlande, nouvellement conquise par Henri II, se soumit à l’usage romain et compta nombre de monastères cisterciens. C’est au XIIe siècle que Jacques Le Goff situe la naissance du Purgatoire et l’on sait que saint Bernard fut l’un des premiers à admettre la notion d’un « lieu purgatoire ». Le Tractatus d’Henri de Saltrey évoque le voyage qu’un soldat nommé Owein aurait fait au purgatoire dont l’entrée aurait été trouvée par saint Patrick à l’île du Lough Derg dans le Donegal. Vers la même époque, Gervais de Tilbury (qui écrivit son livre pour Henri le Jeune et quitta l’Angleterre pour rejoindre la cour du roi de Sicile, Guillaume Le Bon, mari de Jeanne, le dernière fille d’Aliénor) en situait l’entrée en Sicile.
Les épisodes du long séjour de Richard Cœur de Lion en Sicile sont frappés d’un caractère étrange : nu et portant trois fouets fait de verges légères, Richard se prosterne devant les prélats présents dans le camp et confesse « l’abomination de sa vie » ; plus tard, il fait venir le cistercien Joachim de Flore et tous deux commentent l’Apocalypse de saint Jean, notamment la vision de la femme « vêtue de soleil, la lune sous les pieds et sur la tête une couronne de douze étoiles » dont le dragon rouge veut manger l’enfant… Image non moins étrange de ce début de Croisade, celle du roi aux cheveux de feu montant vers le cratère du Vésuve avec une témérité qui épouvante ceux qui le suivent. Contre le pape (que Joachim de Flore et Richard s’accordent à considérer comme ayant partie liée avec l’Antéchrist), la croisade peut ouvrir sur une théologie nouvelle où le purgatoire, en assurant le rachat des fautes, joue un rôle essentiel. Le Purgatoire de saint Patrice est donc un texte fondateur (il connaîtra rapidement plusieurs autres traductions) et le voyage dans l’autre monde s’apparente à une sorte de croisade fabuleuse, porteuse d’espoir et riche de promesses.
Il est clair, quoi qu’il en soit, que Le Purgatoire de saint Patrice n’a pu être écrit qu’après la libération d’Aliénor, et se rattache au règne de Richard Cœur de Lion, non à celui d’Henri II.
Marie, qui expliquait dans le prologue des Lais qu’elle n’entendait pas traduire du latin, exercice banal, mais se consacrer aux lais des anciens Bretons, a travaillé sur commande. Peut-on considérer que les fables auraient été commandées par le comte Guillaume, ferme soutien de Richard Cœur de Lion après son sacre ? Richard avait, en effet, grand besoin de conseils avisés…
S’inquiétant de le savoir depuis six mois en Sicile, loin de l’Angleterre et de la Terre sainte, Aliénor, âgée de près de soixante-dix ans, le rejoint en plein hiver, le temps de déposer Bérengère, la fille du roi d’Aragon, qu’elle lui fait épouser tambour battant — initiative malheureuse car le roi de France, qui voulait marier Richard à sa sœur Aélis, encore dite Adélaïde pour la différencier d’Aélis de France, s’en offusque (mais élevée à la cour d’Angleterre comme fiancée de Richard, elle aurait été violée par Henri II et aurait eu de lui un fils, argument que Richard oppose au roi) et Bérengère n’aura jamais d’enfant. Prenant juste le temps d’aller trouver le nouveau pape, Aliénor rentre s’occuper du royaume qui est l’objet des convoitises de Jean qu’on ne peut plus dire Sans Terre puisque son frère Richard lui a offert le comté de Mortain.
Capturé par le duc Léopold d’Autriche qu’il avait vexé au cours de la croisade, Richard est revendu à l’empereur Henri VI, lequel accepte de le libérer contre une rançon faramineuse (d’autant que la croisade a vidé des caisses du royaume). C’est alors que Richard compose l’une des deux chansons qui ont été conservées (l’autre est un sirventès ou serventois), la rotrouenge du prisonnier adressée à ses deux demi-sœurs, Marie et Alix (la complainte est écrite en langue d’oc pour l’essentiel mais les derniers couplets sont en français).
Aliénor part pour l’Allemagne, apporte la rançon et emmène Richard juste avant que l’empereur ne pense à se lancer à sa poursuite.
Le 13 mars 1194, Richard est de retour. Il lui reste à affronter Philippe-Auguste qui a soutenu les manœuvres de Jean sans Terre. S’ensuivent cinq années de guerre et de pillages.
Le 26 mars 1199, blessé par un carreau d’arbalète lors du siège de Châlus, Richard, extrait le bois mais non la pointe. La blessure s’infecte et, négligeant de se soigner, lui qui, après les sièges, ressemblait à un hérisson tant il était criblé de traits, il meurt le 6 avril dans les bras d’Aliénor, qui a eu le temps d’arriver de Fontevraud.
C’est elle qui assure la transition du règne de Richard Cœur de Lion à celui de Jean sans Terre. Dans le but de l’assister et de sauver la dynastie, elle part en Espagne trouver sa dernière fille, Aliénor, et revient avec celle de ses petites-filles qu’elle a choisie, Blanca, la future Blanche de Castille, mère de saint Louis.
Retirée à Fontevraud, elle n’y reste pas bien longtemps : son petit-fils, Arthur de Bretagne, soutenu par Philippe-Auguste, s’est lancé à la conquête du Poitou. À soixante-dix-huit ans passés, elle part combattre, se trouve assiégée par son petit-fils qu’elle rembarre en termes énergiques avant d’être libérée in extremis par son fils.
Depuis l’abbaye sans doute peut-elle suivre les victoires du roi de France et l’effondrement du royaume. Y apprend-elle la mort d’Arthur, assassiné dans sa prison, par Jean sans Terre lui-même, d’après un témoignage ? Au moment où elle meurt, le roi de France assiège Chinon, aux portes de l’abbaye. La guerre ne s’arrêtera qu’avec la fin de la deuxième guerre de Cent ans, en 1453. Le français aura pour lors cessé d’être la langue officielle de l’Angleterre et les deux royaumes auront perdu la moitié de leur population.
Son gisant la figure avec un livre d’heures.
Bonjour,
J’ai lu récemment un article d’Antoinette Knapton qui identifie Marie de France à la comtesse de Boulogne, Marie de Blois, fille du roi d’Angleterre Étienne de Blois et belle-sœur du vicomte Hervé II de Léon. Certains historiens bretons pensent que cela expliquerait par exemple le personnage de Guigemar, qui serait une allusion à l’ancêtre d’Hervé, Guyomar II. Parmi toutes les hypothèses qui circulent au sujet de cette insaisissable auteure, pensez-vous que celle-ci soit crédible ? Pour ma part, je l’ai jugée très intéressante, mais je ne suis pas historienne, loin de là…
Cordialement
Bonjour,
Antoinette Knapton non plus n’était pas historienne, mais ça ne l’a pas empêchée de produire des hypothèses pleines d’ingéniosité ; elle n’était pas folkloriste mais ça ne l’a pas empêchée de produire des hypothèses pleines d’ingéniosité — c’est-à-dire de cette ingéniosité si particulière aux médiévistes qui, ne sachant comment occuper les longs loisirs que leur laissent les étymologies, lancent des bombes à (grand) retardement destinées à jeter trouble et passion dans les vies autrement si ternes de leurs collègues. C’est un sport non répertorié. Marie dit qu’elle est de France et voilà tout (mais situer ses écrits dans leur environnement historique est passionnant).
Cordialement