De la vertu des œuvres complètes

© françoise morvan

 

 

Finalement, c’est bizarre mais je me trouve avoir édité les œuvres d’Armand Robin, les œuvres de Luzel, les œuvres de Danielle Collobert, le théâtre de Synge, le théâtre de Tchekhov, les lais de Marie de France et me voilà partie pour éditer les grandes collectes de contes populaires du domaine français qui risque d’ouvrir sur le domaine européen, en attendant d’ouvrir sur le monde… Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je dis « finalement » car rien de tout ça n’est fini : Armand Robin, Danielle Collobert, Marie de France, Synge, Tchekhov, Luzel, s’ils ont une particularité, à part, bien sûr, d’être pour moi autant d’échos de Rostrenen, comme une sorte de village universel, c’est d’ouvrir sur le monde et d’appeler des prolongements sans fin… En plus, j’ai là sous le coude un nombre d’œuvres complètes de tout premier choix que je rêve d’éditer, je sens déjà que je vais y arriver, j’éprouve une sympathie incommensurable pour leurs auteurs, d’autant qu’ils sont ignorés des éditeurs qui me regardent (encore) de haut quand je leur propose ces trésors à découvrir… Et puis, quand on y pense, Armand Robin en huit volumes, Luzel en dix-huit volumes, Synge en six, Tchekhov en huit, Danielle Collobert et Marie de France en deux, ça ne ressemble à rien, ce n’est même pas le strict minimum : pour bien faire, il faudrait tout reprendre, publier vraiment les œuvres d’Armand Robin avec les manuscrits, les brouillons, les émissions, enfin, travailler à publier ses textes sans autre but que de les donner à lire tels qu’ils ont été écrits, publiés ou non, selon la liberté gagnée sur une existence qu’ils dispenseraient de connaître ; publier vraiment, en soixante-douze volumes, comme il aurait fallu le faire, la collecte de Luzel, sans souci de rentabilité, de soumission à telles pressions, telle orthographe, tel projet politique, telle idéologie, telle inféodation à tel credo ; publier le théâtre de Synge en un volume accessible à tous, avec les commentaires, les notes, les rapprochements et, du coup, finir de traduire ses notes de voyage dans les îles d’Aran et le Wicklow, finir de traduire ses traductions de poèmes français du moyen-âge, et donner ses photographies ; traduire Villon dans la foulée, en écho à ces traductions en anglo-irlandais et traduire en même temps, outre La Trilogiee Pathelin, les Repues franches, histoire d’en finir avec ce mythe du poète qui s’achève pour moi aussi bien avec Armand Robin qu’avec Luzel, Tchekhov et Danielle Collobert, et qui ne commence pas du tout avec Marie de France, justement parce que, pour elle, tout est traduction depuis le début… une simple entreprise de passage, visant à sauver de l’oubli… Passer des lais aux fables, au Purgatoire de saint Patrice… et, tiens, traduire enfin Le Purgatoire de saint Patrice et donner à lire en même temps Louis Ennius, la pièce de théâtre populaire dont Luzel avait toujours l’édition en cours quand il est mort… Louis Ennius, le grand pécheur, version bretonne du Purgatoire de saint Patrice, à mettre en relation avec la gwerz de « Skolvan »… beau projet… impossible, bien sûr… pas d’éditeur… mais rien n’empêche de rêver : qui aurait cru qu’on éditerait un jour Sainte Tryphine et le roi Arthur et qu’on la ferait jouer pour l’ouverture du théâtre de Morlaix ? Et avec Jean-François Quéméner dans le rôle du Gardeur de pourceaux ? Qui aurait cru d’ailleurs qu’on éditerait un jour les Fragments d’Armand Robin, et des centaines de contes de Luzel ? Rêvons, rêvons… pour rendre justice aux miniatures fines de Marie de France, d’éditer, par exemple, la légende arthurienne en la dégageant de sa gangue… car Marie, comme Synge, comme Luzel, comme Robin, comme Danielle Collobert et chacun de mes vieux folkloristes, parémiographes, collecteurs de contes de fées aux destinées si biscornues, a eu pour impulsion première le désir de faire passer d’un bord du temps à l’autre, comme on sauve du noir abîme des mots et dits à remembrer… La remembrance de Marie de France, c’est ce qui la rattache à la mémoire en risque de perdition de la complainte de « Skolvan », à la citation qui revient chaque fois que Luzel essaye de rendre compte de ce qu’il a fait : colligere disjecta membra poetae… rassembler les membres épars d’un poète qui n’a jamais existé… les fragments d’une mémoire qui n’a jamais laissé de trace dans le moindre petit livre, écrit ou non avec le sang du Sauveur… étrange définition quand on pense à l’expérience de la non-traduction telle qu’Armand Robin l’a vécue… « Tantôt nous descendons, déchirant l’unité avec une puissance titanesque, l’éparpillant, tel le corps d’Osiris, en de multiples fragments, et tantôt nous montons, avec l’énergie d’un Phébus qui rassemblerait ces fragments, les membres d’Osiris, au sein d’un unité nouvelle »définition de l’écriture par Pic de la Mirandole : on démembre pour remembrer, on remembre pour remembrance laisser…  faire passer, transmettre, s’oublier dans cette navigation… échapper à la littérature, à la critique… mettre en circulation… voir le texte, comme nouveau, sorti de sa poussière, de son délabrement, s’en aller vers ses lecteurs, cahin-caha, suivre son petit bonhomme de chemin pas du tout là où on l’attendait et vous entraîner sur des voies que vous n’avez pas prévues : plutôt que de traduire La navigation de Brendan, donner les échos de ce que le vieux poème peut évoquer… comme l’ombre de la mémoire et les reflets qui trouvent à s’y piéger… aucun rapport avec la traduction, bien sûr, mais, les œuvres complètes, même jamais complètes, n’ont aucun rapport non plus avec la critique : elles sont comme une navigation qui, ramenant le navire après un long périple en haute mer par découvertes, visions, énigmes, donne le sentiment bizarre d’une liberté gagnée.


@ Françoise Morvan


Ce texte a été publié dans la revue Europe en mai 2005 avec le poème Navigation.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *