Traduire « Oncle Vania »

*

Cet entretien a été mis en ligne le 17 août 2005 sur le site de Pierre Campion

*

PIERRE CAMPION. — Vous avez à présent traduit tout le théâtre de Tchekhov. Diriez-vous que la langue de Tchekhov, et particulièrement celle d’Oncle Vania, pose des problèmes particuliers ?

ANDRÉ MARKOWICZ. — Tout d’abord, pour répondre de manière un peu précise, quelques explications préalables sont peut-être nécessaires, quitte à faire un détour un peu long au début.

Tchekhov est le seul auteur russe que nous ayons traduit à deux. Pour moi, je suis de langue maternelle russe. Quand j’étais enfant, à Moscou, dans les années 60, j’ai été élevé par une grand-mère et une grand-tante qui auraient pu connaître Tchekhov, qui parlaient la langue qu’il donne à ces trois sœurs qui rêvent sans fin de retrouver Moscou, à Vania, à sa mère, comme à Sérébriakov et à Sonia… Tous baignent dans un même état de langue et dans un même rêve de culture, d’émancipation par la culture, par la beauté, une même croyance intelligente en un avenir possible — et c’est ce rêve qui est trahi. Il est trahi dans Platonov, dans Les Trois sœurs, dans Oncle Vania comme dans La Cerisaie. Mais, comment dire, il est trahi injustement, et la croyance en cet avenir meilleur demeure.

Je peux dire que ma famille a vécu la fin de ce rêve puisque, de toute la génération d’étudiants qui correspond à la génération d’après Oncle Vania, seule ma grand-tante a survécu, et encore ma mère est-elle née en Sibérie, alors que ma grand-mère était en relégation, comme des centaines de milliers d’autres intellectuels, aussi innocents qu’elle…

La présence de Tchekhov pour moi, c’est la présence de la langue perdue, du russe d’avant la Révolution et des valeurs, des espoirs, de la vie qu’il portait. J’entends cette langue comme celle d’avant un séisme et ce séisme y est déjà présent. Tchekhov le perçoit avec une prescience qui serre le cœur. Chaque phrase, banale, on ne peut plus banale (en cela réside son art) contient un gouffre. Mais comment faire sentir en français justement ce qui n’est pas dit, et ce qui ne doit surtout pas être dit ? Un indice, un tout petit indice, donne soudain le sentiment que l’on côtoie un abîme, et cet indice n’est jamais perçu que comme une infime distorsion dans un ensemble.

J’aurais très bien pu traduire tout seul le théâtre de Tchekhov puisque je comprends ce qu’il dit, et que, finalement, on ne me demandait que de donner un équivalent français à des phrases russes. Je sais d’ailleurs que j’aurais apporté à cette traduction quelque chose qui, certainement, jusqu’alors faisait défaut aux traductions françaises, la perception du non-dit, une sorte de relation immédiate à l’arrière-fond du texte. Je n’y ai aucun mérite : par le hasard du sort, ce que je perçois dans ma langue maternelle se traduit dans ma langue paternelle avec une intensité émotive à peu près comparable. Ça ne se traduit pas, ça se transpose. Finalement, j’aurais pu traduire tout le théâtre de Tchekhov en trois ou quatre mois, juste le temps de taper et de relire. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai traduitPlatonov, en 1990, quand Georges Lavaudant me l’a demandé — et ma traduction, qui était très défectueuse, a été encensée… Sauf que, par une chance incroyable, lors de la lecture à la table, puis au cours des répétitions, grâce à la présence d’un metteur en scène et de comédiens exceptionnels, j’ai compris que je n’avais rien compris. Et, autre chance incroyable, j’avais, avec Françoise Morvan, qui avait relu cette traduction, quelqu’un qui avait à la fois la même expérience de langue perdue [1], et qui avait ce qui me manquait à l’arrivée : la possibilité de mobiliser immédiatement la présence en soi de plusieurs registres vécus de l’intérieur, des possibilités tellement évidentes qu’elles sont invisibles, et que, bien sûr, on n’y pense pas…

Ma langue paternelle est le français, j’ai fait des études de lettres, je possède bien cette langue, comme on dit, et pourtant il me manque ce qui fait la vie d’une langue vécue depuis plusieurs générations, ces petites phrases, ces mots qu’on ne dit plus, même si, bien sûr, on les connaît, et les noms de plantes ou d’oiseaux qui sont employés par Tchekhov parce qu’ils disent à eux seuls tout un paysage, une saison, une lumière… et que, bien sûr, quand on est élevé en banlieue on peut connaître aussi, mais abstraitement. Il me manque aussi la lenteur, la patience. Pour Dostoïevski, ce qui compte, c’est l’impulsion, l’énergie. Tchekhov est un auteur très rapide, contrairement à ce qui a pu être dit, mais qui perçoit tout à chaque instant dans sa totalité et place le plus petit détail à son juste endroit en tenant compte du tout, ce qui donne une impression de lenteur. Autant dire que pour Françoise, tout va de soi : elle est, comme aurait dit Armand Robin [2], d’avance traduite en Tchekhov, ou Tchekhov traduit en elle. La première fois que nous avons fait une expérience de traduction (j’étais alors étudiant et c’était mon premier contrat : je devais traduire des nouvelles de Tchekhov), je lui ai envoyé mes épreuves pour relecture et je suis tombé des nues : elle me corrigeait en remettant en place les phrases selon l’ordre du texte russe… C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à travailler ensemble.

 

PIERRE CAMPION. — Pourriez-vous préciser quelle est votre méthode ?

ANDRÉ MARKOWICZ. — Pour Tchekhov, nous avons mis au point une méthode de traduction totalement improvisée mais qui, au fil des années, s’est affinée sans vraiment changer : je dactylographie, le matin, un texte totalement spontané, tel qu’il se traduit en moi, en mettant en note des explications (un peu comme le mot à mot que nous joignons ici). Françoise le reprend, l’après-midi, et pose des questions ; elle fait des propositions ; nous les reprenons ensemble le soir ; le lendemain, elle rédige de nouvelles propositions pendant que j’avance sur la suite : nous revoyons ses propositions et nous avançons un peu, et ainsi de suite, jusqu’au moment où, soudain, un personnage trouve sa voix, puis un autre, puis nous savons intuitivement ce qu’ils diraient, et il nous faut juste avancer un peu comme un comédien investit son rôle, sauf que nous en avons plusieurs à interpréter. C’est généralement à la dixième ou à la douzième étape du travail que les choses sont mises en place, et Françoise propose une dernière version, provisoirement définitive, que nous revoyons, avant de la soumettre au metteur en scène.

À ce moment-là, peut suivre une phase décisive : on confronte, on interroge, avec le metteur en scène, l’assistant, le dramaturge, un ou des comédiens parfois… Françoise s’est déjà chargée de chercher les traductions existantes et de les confronter à notre version, de manière à poser des questions sur les divergences qui existent toujours, mais il arrive que le metteur en scène ait le désir d’avancer, lui aussi, en confrontant les versions qu’il a accumulées. Un travail vraiment passionnant a lieu alors, et nous reprenons le tout en interrogeant le texte de très près, et, souvent, en l’étudiant dans toute la finesse de ses détails, comme on peut le faire, encore une fois, en s’essayant à une sorte de mot à mot… Ça ne change parfois rien du tout à la version que nous avons proposée mais ça permet de repérer les points faibles, les erreurs, s’il y en a, ou de préciser des interprétations… Ensuite, tout se met en place mais peut encore évoluer au fil des répétitions et des questions des comédiens.

Au total, c’est une œuvre à deux mains, qui appartient d’ailleurs, en fin de compte, bien plus à Françoise qu’à moi (rien à voir avec les romans de Dostoïevski, qu’elle a relus, et dont elle a considérablement amélioré la traduction, mais dont le mouvement, l’impulsion, le style ne doivent rien qu’à moi), même si, après quinze ans de travail, on continue à m’attribuer, à moi seul, ces traductions, ce qui m’agace considérablement — car cela révèle, une fois de plus, la condescendance avec laquelle on considère le travail de traduction en France. On s’imagine que traduire consiste à faire passer des phrases étrangères en français. On traduit le sens et l’on s’imagine avoir traduit le texte, dans une profonde indifférence à la forme, au style, aux registres de langue et au non-dit…

 

PIERRE CAMPION. — Nous en revenons donc à la question première : la question de la langue de Tchekhov.

ANDRÉ MARKOWICZ. — La langue de Tchekhov, elle se caractérise par son apparente banalité. Tout est là et rien n’y est. On peut d’ailleurs très bien se dire que tout ça n’a aucune importance, aucun intérêt… c’est plat, c’est banal, voire trivial… Au cours de notre travail sur le théâtre de Tchekhov, nous avons appris, peu à peu, à isoler ce que nous avons appelé des motifs. Or, le motif essentiel d’Oncle Vania, est le mot pochly(banal, trivial) qui s’oppose à prekrasny (splendide, magnifique), comme nous l’expliquerons un peu plus longuement par la suite. Il me semble que Tchekhov avait pris en compte et inclus dans la trame même de la pièce ce qui est à la fois la caractéristique de sa langue et la thématique profonde de sa pièce.

 

FRANÇOISE MORVAN. — Et voilà donc, après un long détour, ce que pourrait être la réponse : la langue d’Oncle Vania est ce dont il est question dans la pièce, ce qui est en question, ce qui fait question, la chair de personnages qui ne sont que ce qu’ils disent et qui — pour la première fois dans l’histoire du théâtre, et, d’ailleurs, pour la première fois aussi dans l’œuvre de Tchekhov — sont ensemble ce qu’ils disent, comme des modulations sur une même trame, des variations épisodiques, non plus des personnages éternels ; et ce qui importe est cette langue qui les porte, et ce grand espoir qui les mène au gouffre.

 

PIERRE CAMPION. — Vous dites « pour la première fois dans l’œuvre de Tchekhov » : quelle place une pièce comme Oncle Vania occupe-t-elle dans l’œuvre de Tchekhov ?

FRANÇOISE MORVAN. — Une place clé. Le passage de L’Homme des bois à Oncle Vania marque le point de basculement du théâtre de Tchekhov d’une conception relativement classique à une modernité qui nous échappe encore — et, là, nous en revenons à votre première question : la langue de Tchekhov, et plus spécifiquement d‘Oncle Vania et des grandes pièces de la fin de sa vie, pose-t-elle des problèmes particuliers ? Oui. Dans L’Homme des bois, les actes sont divisés en scènes, les personnages sont caractérisés par leur manière de parler ; dans Oncle Vania, plus de scènes mais des moments d’une vision du tout, plus de personnages mais des variations sur des formes de présence, et des mots qui glissent de l’un à l’autre, comme autant de modulations sur un même thème. C’est dans Oncle Vania qu’apparaît ce que nous avons appelé les motifs. Nous avons tenté assez souvent de nous expliquer à ce sujet mais sans être vraiment compris : on a cru généralement que nous voulions parler des motifs de l’œuvre de Tchekhov, des thèmes, si l’on veut. Ce n’est pas du tout ça. Le terme de motif,que nous avons emprunté à la stylistique (pattern), désigne un ensemble de mots récurrents qui se constituent en réseau et parfois entrent dans des réseaux d’oppositions binaires (nous parlons alors de contre-motifs).

Dans Oncle Vania, par exemple, Sérébriakov fait sa première apparition en disant :Splendide ! Splendide ! Cela n’a l’air de rien mais le fait qu’il s’agisse d’une première réplique, mise dans la bouche de ce personnage particulier (professeur d’esthétique) et qu’elle soit redoublée est un indice. Quand on connaît Tchekhov, on sait qu’il s’efforce de rendre les choses évidentes, même si tout reste très discret. L’attention en éveil, on constate qu’il poursuit en employant un adjectif très proche : des sites merveilleux. Puis, Vania emploie le même mot splendide pour Éléna dont il a dit : Ce qu’elle est bien ! Ce qu’elle est bien ! De ma vie, jamais je n’ai vu de femme aussi belle. Et il le reprend dans la même réplique : seuls des anges de pureté peuvent aimer des êtres aussi purs et splendides… Puis, c’est Astrov qui explique, à propos d’Éléna : Tout doit être splendide chez les gens : le visage, le vêtement, l’âme et la pensée. Elle est splendide, pas le moindre doute, mais… tout ce qu’elle fait, c’est manger, dormir, se promener, nous tenir sous le charme de sa beauté… Sonia dit qu’Astrov est splendide et Éléna, non sans une terrible cruauté, que Sonia a des cheveux splendides. Bref, inutile d’énumérer toutes les occurrences. Comme d’habitude, lorsqu’il s’agit d’un élément important d’un motif, il reparaît tout à la fin. C’est Sonia, au moment où sa vie devient plus ingrate, plus amère que jamais, qui emploie le mot en lui donnant son sens le plus plein : Dieu aura pitié de nous, et toi et moi, mon oncle, mon oncle bien aimé, nous verrons une vie lumineuse, splendide, pleine de grâce, et nous nous réjouirons, et, en nous retournant sur nos malheurs de maintenant, nous aurons un sourire de compassion — et nous nous reposerons. À ce moment-là, ce qu’il est important de faire entendre, c’est que splendide est inclus dans un ensemble de clichés qui ne tiennent pas du tout ensemble, et que Sonia énonce avec une grande maladresse des lieux communs — ce qui les rend encore plus bouleversants. Elle rejoint donc là l’autre versant du motif : la banalité, la vulgarité, la trivialité — ce qu’Astrov a introduit dès le début en parlant à la nourrice : une vie — ennuyeuse, creuse, crasseuse

Le fait d’être sensible à ces motifs permet de veiller à respecter le réseau des mots clés : splendide, magnifique, admirable, superbe… en prenant soin de les placer aux endroits précis où ils sont dans le texte. Chacun, dans la pièce, tend vers la beauté, l’espère et la perd, et ce qui définit chacun, c’est la manière dont il la rêve. Ce qui signifie, soit dit en passant, qu’il n’y a plus de personnages bons ou méchants, importants ou secondaires : il suffit d’adopter le point de vue de la nourrice pour découvrir une certaine vision de la beauté du monde. Et Tchekhov prend toujours soin de mettre ce motif en relation avec le motif du désir, de l’envie, de l’attirance vers l’avenir et le motif du temps passé, perdu, englouti qui sont les autres grands motifs de la pièce (il suffit de lire la première page pour voir comment, dès les premières répliques de la nourrice et d’Astrov, ils sont mis en place). En proposant ces clés aux comédiens, je pense qu’on leur permet d’ouvrir des portes qu’ils n’auraient peut-être pas décelées…

 

PIERRE CAMPION. — Revenons au théâtre lui-même. Quels problèmes spécifiques le texte de théâtre pose-t-il au traducteur ? Et cette pièce elle-même ?

ANDRÉ MARKOWICZ. — En fait, il ne nous semble pas que le texte de théâtre pose de problèmes spécifiques au traducteur. Bien sûr, il faut veiller à ne pas donner des informations contradictoires au comédien — par informations contradictoires, je désigne, par exemple, pour les répliques de la première page dont nous avons ici le mot à mot, un mélange de style paysan et de style littéraire : quand Denis Roche fait dire à la nourricepeut-être veux-tu une petite goutte ? il est certain que l’actrice chargée de jouer le rôle se trouve assez mal à l’aise [3]. Une bonne actrice peut surmonter le handicap et des textes désastreux interprétés avec brio laissent souvent les spectateurs enchantés — mais le but est quand même de restituer le texte dans sa cohérence. Et, pour Tchekhov, en rendant sensibles le non-dit, ces minuscules scènes qui sont d’une intensité d’autant plus grandes parfois qu’elles ne sont pas perçues consciemment (cela fait penser auxtropismes de Nathalie Sarraute) : pour prendre encore un exemple dans notre première page traduite en mot à mot, Astrov refusant le thé ne dit pas je n’en veux pas ou je n’y tiens pas ; il se dérobe, s’absente concrètement, dans la syntaxe, en éludant le je. Il est plus facile de jouer ce retrait, ce vide intérieur d’Astrov, en gardant cette proposition du texte russe. Le but n’est pas de faire un calque parfait ou de restituer mécaniquement la syntaxe mais de rendre sensible ce qui se joue dans un tel petit indice. Or, pour Tchekhov, le moindre détail est signifiant, le moindre écart significatif.

 

FRANÇOISE MORVAN. — Oncle Vania (et L’Homme des bois, d’ailleurs) nous ont posé un problème spécifique qui est que nous avons commis l’énorme erreur de publier le texte, à la demande de l’éditeur, avant d’avoir eu la moindre commande d’un metteur en scène (c’était en 1994 et nous voulions publier ensemble Oncle Vania et L’Homme des bois en gardant tout ce que Tchekhov avait gardé et en montrant l’incroyable travail auquel il s’était livré, tantôt sur de minuscules détails, tantôt sur de grandes masses, pour donner de L’Homme des bois, qui n’avait pas plu, une sorte d’épure). Deux ans après, Robert Cantarella a décidé de mettre en scène ces deux pièces. Il n’a monté qu‘Oncle Vania en fin de compte mais cela nous a montré à quel point nous avait manqué la mise à l’épreuve du plateau… Nous avons refait cette traduction au fil des répétitions et, pour finir, une deuxième édition revue et corrigée est parue en 2001. Mais il est possible qu’il reste des points à revoir, à cause de cette erreur de départ, et il nous reste à refaire l’édition deL’Homme des bois. C’est ce qui nous occupe en ce moment, après avoir terminé l’édition des pièces en un acte.

 

PIERRE CAMPION. — Avez-vous par la suite participé à telle ou telle mise en scène de la pièce ? Comment le traducteur se situe-t-il au sein de l’équipe qui monte une pièce comme celle-ci ?

ANDRÉ MARKOWICZ. — Nous avons participé à la mise en scène de Claude Yersin au Nouveau Théâtre d’Angers en 1996 ; à celle de Charles Tordjmann, au Théâtre de Nancy, en 2001 ; puis à celle de Julie Brochen, au Théâtre de l’Aquarium, en 2003 (c’est l’enregistrement de cette mise en scène qui a été diffusé par Arte en septembre 2004). Chaque fois, le metteur en scène s’est soucié d’interroger le texte et nous avons pu tirer parti de ce questionnement pour affiner, améliorer certains points qui nous avaient échappé. Ce n’est pas toujours le cas : certains metteurs en scène se contentent d’une lecture à la table ou s’en dispensent, et l’on sait simplement par la SACD que notre traduction est jouée. Mais il arrive aussi, de plus en plus souvent, malheureusement, que des metteurs en scène bricolent des bouts de notre traduction en les mélangeant avec d’autres bouts de traductions disponibles ou des improvisations personnelles, de manière à toucher les droits… Ce qui est bizarre, c’est l’indulgence dont bénéficie cette pratique. On a beaucoup de mal en France à comprendre qu’une traduction est une œuvre au sens plein, qui engage la personne, ou qu’elle n’est rien. Mais passons… Nous avons eu la chance de travailler vraiment avec ces équipes et de participer à des spectacles de grande qualité. L’expérience la plus inattendue et la plus passionnante a peut-être été celle que nous avons vécue avec le début des répétitions d’Oncle Vania : première mise à l’épreuve du texte, avec pour but de placer les personnages dans l’espace en déduisant les déplacements de ce qui dit Tchekhov (il a pensé à tout, il dit tout, à nous de comprendre…). D’habitude, nous nous interdisons de participer aux répétitions, passé le moment de recherche sur le texte mais nous restons à disposition du metteur en scène et des comédiens pour répondre aux questions, mais, là, nous étions restés, à l’invitation de l’équipe, et nous avons participé aux recherches concrètes sur les déplacements, l’inscription du texte dans l’espace. Stupéfiant ! C’est vraiment une expérience à faire, et je pense d’ailleurs que toute réflexion sur Oncle Vania, après le premier stade de décryptage du texte, devrait commencer par là. Comment tout s’organise autour de la guitare de Téléguine, et le trajet de cette guitare, durant la pièce… Tchekhov est un auteur vraiment extraordinaire…

 

PIERRE CAMPION. — Vous savez que, en cette année 2005-2006, la pièce est au programme des classes préparatoires scientifiques, au sein d’un ensemble qui comprend aussi un texte de Sénèque sur La Vie heureuse et Le Chercheur d’or de Le Clézio, ces trois œuvres étant évoquées sous l’angle d’une question à caractère plutôt philosophique : la recherche du bonheur.
Comment vous, d’un point de vue non professoral mais à partir d’une certaine intimité avec le texte, voyez-vous les aspects sous lesquels la pièce d’Oncle Vania évoque la recherche du bonheur ?

FRANÇOISE MORVAN. — Je vais encore avoir l’air de mettre les pieds dans le plat (c’est une spécialité) mais il me semble que les personnages de Tchekhov ne cherchent pas le bonheur. Tous sont tendus vers une promesse de vie meilleure qui les englobe et qui englobe aussi le monde entier, tous cherchent une petite parcelle de la beauté du monde — et laissent échapper celle qu’ils ont sous la main. Ils cherchent une vérité, un sens, une certitude, une raison d’espérer et de se dévouer, un objet de foi et, le bonheur, quand il leur vient à l’idée de le chercher, il est déjà passé — ou bien, il passe sous nos yeux, puisque, après tout, c’est là toute l’histoire de la pièce. Le bonheur de Sonia s’approche, passe et s’en va, mais il est là, un moment, totalement faux, comme le reste, pendant qu’elle mange du fromage avec Astrov qui lui fait la leçon, et ce qui est prodigieux, c’est d’ailleurs cette manière de nous mener en douceur à un petit moment faux tout au creux de la nuit, entre deux gouffres du temps, et de le faire passer sous nos yeux sans qu’on y fasse même tellement attention. C’est perdu, voilà, parce que ça devait se perdre. Et c’était quand même, comme le dit Vania citant Pouchkine, tellement possible.

Le motif de la recherche du bonheur, dans la pièce, il m’apparaît essentiellement lié à Sérébriakov et au contre-motif de la trivialité — ce serait un peu long à développer mais une petite indication peut-être : avec Tchekhov, il faut toujours faire attention à la première occurrence du motif. Or, la première occurrence, c’est la grande tirade de Vania contre Sérébriakov, et l’on a vraiment une insistance :

« VANIA. — Ce hareng saur vit dans le domaine de sa première femme, il y vit à contre cœur, parce que, vivre en ville, c’est au-dessus de ses moyens. Il est toujours à se plaindre de ses malheurs, même si, au fond, en ce qui le concerne, lui, il est invraisemblablement heureux. (Avec nervosité.) Mais pense donc, un tel bonheur ! Un fils de petit diacre, un séminariste, qui se décroche des diplômes, une chaire à l’université, qui devient « Son Excellence », le gendre d’un sénateur, et ainsi de suite. »

Voilà. Le thème est introduit et aussitôt rejeté par Vania. Ça n’a l’air de rien mais peu importe est un motif clé (notamment dans Les Trois sœurs). Sérébriakov considère que le bonheur lui est dû et fait le malheur de tous : tout est dit. Mais l’essentiel est ailleurs. Si mes calculs sont exacts, le mot bonheur apparaît moins de dix fois et l’adjectifheureux/heureuse moins de dix fois aussi dans la pièce (en revanche, les variations sur le motif de la beauté donnent une cinquantaine d’occurrences, dont une quinzaine poursplendide). Ce ne sont que des statistiques approximatives, mais elles montrent au moins que le thème de la recherche du bonheur est décalé, et que l’on aurait tort de le traiter sans tenir compte de ce retrait. C’est d’ailleurs ce qui le rend intéressant.

La première fois que nous avons traduit Oncle Vania, nous nous sommes dit que c’était trop bête, qu’il suffisait d’un tout petit rien pour que tout se termine bien : qu’un lutin, comme dans Le Songe d’une nuit d’été, passe par là et, soudain, Éléna se rend compte que Vania est mille fois mieux que Sérébriakov (en plus, il s’intéresse à la musique) et elle reste jouer du piano à ses côtés ; Astrov se rend compte que Sonia est mille fois mieux qu’Éléna (en plus, elle s’intéresse aux forêts) et il l’épouse ; la nounou reste manger des nouilles à heure fixe tout en louant Dieu et en tricotant des chaussons pour leurs bébés, tandis que La Gaufre joue de la guitare pour endormir les nourrissons. Sérébriakov regagne Moscou ; contrarié, il perd l’appétit, et, du coup, guérit de sa goutte ; requinqué, il pond un monumental essai sur la vie et les œuvres du poète Batiouchkov, ce qui lui vaut des invitations à donner des conférences à travers toute la Russie : à la fin d’une conférence, il rencontre une jeune étudiante, éperdue d’admiration, et dotée de douze sœurs, qui, toutes se mettent à copier les articles qu’il compte rassembler dans ses œuvres en 72 volumes. Et Maria Vassilievna voue ses dernières années à ce projet colossal. Voilà ! Le bonheur règne. Et la Révolution éclate.

 

PIERRE CAMPION. — Tchekhov, alors, ce serait le théâtre des occasions manquées, telles qu’elles sont données à rêver au spectateur…

FRANÇOISE MORVAN et ANDRÉ MARKOWICZ. — Oui.

 

PIERRE CAMPION. — Merci pour ces paroles de traducteurs engagés aussi dans le monde du théâtre.


[1] Voir un entretien avec Françoise Morvan sur son expérience de la langue et de la culture bretonnes.

[2] Armand Robin (1912-1961), traducteur-poète, auteur notamment de Poésie non traduite (Gallimard). Voir un texte de Françoise Morvan.

[3] Traduction de Denis Roche dans Tchekhov, Théâtre complet, introduction, dictionnaire de Tchekhov et chronologie par Jean Bonamour, éd. Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1996.

*

À l’invitation de Pierre Campion, nous avons publié aussi une analyse détaillée de la traduction d’un bref passage du début de la pièce.

© : Pierre Campion, André Markowicz et Françoise Morvan.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *