Travaux

saint lâche

Un   rien-fait  n’est jamais perdu.

Jacques  Prévert

Moi qui, aux dire de ma famille étais l’incarnation de dame Flemme en personne, moi qui, à l’âge de huit ans, avais fait observer à ma mère, lasse d’avoir à signer des bulletins scolaires où revenait la sempiternelle mention « se laisse vivre », que, se laisser vivre, c’était tout de même mieux que de se laisser mourir, bref, moi qui, d’un tempérament paisible, porté à la rêverie et au suçage de pouce, n’avais aucune propension au travail et ne rêvais que de vivre dans une aimable oisiveté, je me suis trouvée devoir assumer des travaux, des tâches, des labeurs exigeant des recherches de longue haleine — et des recherches pointilleuses, en plus de ça, car je n’avais pas droit à l’erreur.

Passons sur l’Affaire Robin qui aurait déjà suffi à épuiser pour une vie un quarteron d’universitaires normalement indolents.  Une thèse de plus de deux mille pages, six volumes, des recherches textologiques… le tout pour rien, absolument pour rien, ou plutôt pour voir ce travail pillé — mais ça, c’est une autre affaire. L’honneur est sauf si l’auteur est perdu.

Au moment où, délaissant l’enseignement dans l’espoir de me livrer enfin en paix à mes activités préférées (sans même parler du doux loisir), voilà que m’arrive la plus stupéfiante aventure que puisse réserver l’université : l’Affaire Luzel. qui m’amène, apothéose, à soutenir une deuxième thèse et publier à bride abattue, concurrencée par mon directeur de thèse, dix-huit volumes d’œuvres de ce folkloriste — et cela tout en lui tenant tête devant les tribunaux car il m’a intenté un procès (procès qu’il perd à son grand dam mais, en attendant, moi, j’ai perdu dix ans de vie, et toujours pour rien, puisque les livres de Luzel sont introuvables).

Au cours de ce procès,  je découvre les publications de mon directeur de thèse sous l’Occupation et celle des nationalistes bretons auxquels on rend hommage sur fonds publics. Traductions de textes antisémites, articles, dossiers, création du Groupe Information Bretagne : le labeur, si rétif qu’on y soit, ne demande en somme qu’une sorte d’accoutumance.

Comme ce travail ne sert à rien et que je commence à comprendre pourquoi, j’écris Le Monde comme si.

Ne nous attardons pas sur les polémiques, attaques diffamatoires et insultes machistes qui deviennent mon lot quotidien. Ouf, ma tâche est accomplie. Vais-je pouvoir enfin me consacrer à mon occupation préférée, à savoir regarder passer les nuages en méditant mes œuvres posthumes ?

Non ! POL me demande de publier les œuvres complètes de Danielle Collobert (auteur de Rostrenen — jamais au grand jamais, je ne refuserais). Classer les archives, rendre justice au texte oublié, rendre vie à la page perdue — ô passion fatale ! Encore un travail inutile, totalement inaperçu, mais n’ayons pas de regrets.

N’oublions pas que pendant tout ce temps j’ai continué de relire impavidement les traductions d’André Markowicz, l’homme qui traduit plus vite que son ombre (et qui a l’art de vous faire traduire même quand vous ne rêvez que de flânoter).

Arrive sans crier gare le bénin projet de préface pour le livre d’un résistant qui a été emprisonné avec les camarades de mon père en juillet 44 : petite préface de rien du tout, aucune raison de se méfier — il s’agit juste, en somme, de la suite du Monde comme si. Et quoi ? La passion de l’archive et l’indignation, cette fois-ci, se conjuguent…  Or, l’indignation, cette profonde, cette insondable indignation qui vous amène à résister sans même penser à l’issue de la lutte (et c’est pourquoi je me sens si proche des ces maquisards) est, chaque fois, ce qui m’a tirée de la douce léthargie à laquelle j’étais vouée.

Et c’est encore l’indignation qui me décide, ô fatigue, à lutter contre le plagiat dont je constate les ravages grandissants

Désormais, à peine suis-je installée à ne rien faire sous mon pommier que je vois se profiler la horde des travaux que je n’aurai plus le temps de mener à bien. Facile de la chasser ? Que non pas ! La tâche vous poursuit, le labeur vous appelle. Rien ne se perd plus vite que l’art de musarder.

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