À ma grande surprise, moi qui avais déjà été émerveillée par la note de lecture d’Hugues Robert sur Assomption,je découvre une nouvelle note de lecture, tout aussi fine et intelligente, sur Buée. Le rôle des quatrains et de la poésie baroque dans l’ensemble des quatre livres (qui sont construits par unités de quatre, et sur les tensions du baroque à l’intérieur d’un cadre rigide) est noté pour la première fois, avec une remarquable perspicacité, et les rapprochements suggérés par Hugues Robert m’ouvrent à moi-même des perspectives auxquelles je n’avais jamais pensé.
Si les éditions Mesures sont l’occasion de rencontres aussi exceptionnelles, alors nous pouvons nous réjouir de nous être lancés dans cette aventure !
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Note de lecture : « Buée » – Sur champ de sable II (Françoise Morvan)
POSTÉ PAR CHARYBDE2 ⋅ 26 JUILLET 2019⋅ POSTER UN COMMENTAIRE
CLASSÉ DANS ADOLESCENCE, ALAIN-FOURNIER, ARTHUR RIMBAUD, BRETAGNE, CHATEAUBRIAND, CHRISTIAN PRIGENT, COLLÈGE, CONTES ET LÉGENDES, DANIEL DEFOE, ENFANCE, FORÊT, HECTOR MALOT, HENRY DE MONFREID, JEAN-BAPTISTE CHASSIGNET, LAVOIR, LITTÉRATURE FRANÇAISE, MAISON FAMILIALE, MÉLANCOLIE SALVATRICE, NATURE, PIERRE MICHON, POÉSIE, POUVOIR DE L’IMAGINATION, RÊVERIE, ROBERT LOUIS STEVENSON, SECRETS, SOLITUDE ET COLLECTIF, TRÉSORS
Légendes et forêts, pierres du collège et du lavoir, une magie secrète transmute l’enfance en adolescence, en ne la laissant pas se perdre de vue.
Deuxième volume du monumental « Sur champ de sable » de Françoise Morvan, après « Assomption », également publié en 2019 aux éditions Mesures, « Buée » poursuit son exploration poétique d’une enfance et d’une adolescence adossées à une certaine maison de Rostrenen. L’élégante carte jointe à chaque volume du projet pour décrire ce dont il retourne ici, ou en tout cas donner des indices à son propos, développe ainsi cette étape : « La transparence froide et trouble s’est imposée pour ces jours d’adolescence qui s’étirent comme autrefois en Bretagne ces journées de lessive au lavoir, brutales et pleines d’une force trop vive, et la moindre parole s’inscrit dans la mémoire comme dans la glace. Le titre, Buée, fait allusion au vieux mot employé pour la lessive. »
Fugue
Tandis que les voix montent et que la salle se vide, la nuit vient déjà, les murs de plâtre absorbent la lumière, la porte a dû rester ouverte, on entend les souliers sonner sur les grandes marches de granit.
Plus tard les réverbères s’allument dans le bourg, on peut compter les coups de l’horloge enrouée du vieux collège. Il n’y a plus ni aumôniers ni maîtres, des ombres qui resserrent les préaux, des prières qui rôdent sous les ormes de la chapelle, des odeurs de potage ou de viandes qui ont déjà cuit très longtemps, et loin dans la distance la leçon de violon étirant sans fin la même sonate.
Les cyprès sont noirs, on se retire à pas de loup, et pendant que les murs de la classe se rapprochent, seul le marteau du cordonnier s’entend parfois au bas du bourg.
Parfois le prêtre vient chercher sa Bible. Il ferma la salle, à gros bruit de verrous, sans jamais penser à savoir si des enfants sont là, dans la classe, ou peut-être dehors, à le regarder, du fond de la réserve aux livres qui forme un creux dans le couloir.
Les soirs de fin d’hiver, presque au printemps déjà, tout se grave alors, tout devait se résoudre en cette présence dans le bruit des arbres, et comme on les retrouve autour de soi, ces grands couloirs de pierre du collège, ces escaliers à vis des tourelles, creusant l’ombre, donnant profondeur et mystère aux paroles recluses, on pense avoir droit de rester clandestin pour des éternités.
Avec l’avancée de l’hiver, les grêlons sur les vitres, les transparences du jour au lieu de la pluie habituelle, et ce son qui s’étire au loin, qui tend aussi à sa transparence, tout devient mince et tendu sur le vide.
Ce rossignol de verre dont on jouait près du ruisseau, le son du violon qui s’étire.
L’adolescence avant l’adolescence.
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Si les fils conducteurs et rouges observés dès « Assomption » continuent ici à se déployer, souterrains ou affleurants, contes et légendes de Bretagne naturellement (mais, il faut le répéter, sans jamais servir de prétexte à quelle clameur identitaire que ce soit), romans et récits d’aventure, toujours omniprésents (Hector Malot faisant une apparition remarquée, aux côtés des déjà ancrés Daniel Defoe ou Robert Louis Stevenson, bientôt rejoint par la part Henry de Monfreid d’Arthur Rimbaud, par exemple), c’est la poésie baroque de Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), avec ses sonnets volontiers ensorcelants, qui donne à « Buée » l’essentiel de sa structure cachée, alors que la phrase poétique elle-même, lorsqu’elle délaisse le quatrain (plus souvent – semble-t-il – que dans le premier volume, qui assumait crânement sa quête de réhabilitation de cette forme particulière), esquisse quelques foulées du côté de Saint-John Perse et de ses chercheurs de signes en ouest, pour donner toute sa substance à une nature animée, à une humanité bucolique nourrie aussi de pierres, de sentiers et de couloirs (les collèges précieux et ambigus du Pierre Michon de « Vies minuscules »ne sont peut-être pas si loin), propices aux mystères et aux merveilles, quelque part, bien qu’au cœur même de la Bretagne intérieure, entre le Combourg de François-René de Chateaubriand et la Sologne d’Alain-Fournier.
Passagers clandestins
Et confiant dans ce sentiment d’être abandonné, laissé au hasard du sort, si loin des préoccupations qui assaillent les femmes à l’abri des maisons remplies de meubles lourds, ils se réfugient dans l’église pour dire des aventures où glissent des trouveurs de terres inconnues, inventeurs de trésors, passagers clandestins enfermés dans des caisses au milieu des anufrages, Romain Kalbris, Rimbaud, Robinson, gagneurs de terres rêvant de tours du monde menant en Casamance, à Vancouver ou Zanzibar, et comme ils se retirent, l’ombre descend dans la venelle, complice, rôdant pour les laisser partir sans être vus, passagers clandestins fuyant, tout allégés de rêves, vers les vallons gonflés de vent.
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Ce n’est pourtant bien entendu nullement par hasard si, comme l’indiquent le titre et la note d’intention poétique déjà citée, la buée (même si elle est aussi présente avec son sens plus usuel, vapeur d’eau, qu’elle soit condensée sur une vitre ou légère brume matinale) installe le lavoir comme point d’ancrage secret, ou centre de gravité indispensable, du volume dans son ensemble. En un fabuleux parallèle avec un autre lavoir, celui qui ancre dans le réel la course folle du petit garçon briochin lancé à l’assaut de la vie, au milieu des fantasmagories de Goya, dans « Les enfances Chino » de Christian Prigent, la trace même de ce lieu, de ses pierres usées et battues, suggère un pont venteux et précieux entre la rêverie solitaire et le sens collectif, fût-il à l’état d’ébauche. Et c’est ainsi, par cette pierre philosophale si peu commune pourtant, que peut s’opérer doucement le début d’une transmutation entre enfance et adolescence, dans laquelle le matériau humain peut conserver ses caractéristiques, et offrir une poésie vivante, une mélancolie combattante, jamais domptée, à l’épreuve du temps, des intempéries et des sombres malentendus potentiels de l’âge adulte.
Orée
Rêveurs au front léger
Longeant à pas de loup le bord des ombres
Ils glissent doucement vers les orées
Où vont les chercheurs de fleurs de fougère
Puis se fondent sans bruit dans l’abri des feuillages
Et sentent la forêt qui les protège.