Je trouve en ligne, par le plus grand des hasards, le texte d’une communication sur deux de mes traductions paru en janvier 2019 dans la revue Palimpsestes : très intéressant puisque ce texte fait suite aux échanges avec les étudiants de l’université de Brest, mis en ligne ici même, échanges qui faisaient suite à la page My Translative Method. J’ai traduit trois livres de Shel Silverstein, Le Petit Bout manquant, son complément Le Petit Bout manquant rencontre le grand O,qui sont toujours disponibles aux éditions MeMo, et Le Bord du monde qui est épuisé depuis longtemps. J’en ai même traduit un autre à la demande de mon éditeur mais je l’ai traduit pour rien puisqu’en fin de compte, ayant changé d’avis, il a choisi de publier plutôt Le Bord du monde.
C’est le livre le plus important de Shel, comme le rappelle Ludivine Bouton-Kelly qui a écrit cette communication – et c’était un livre difficile à traduire car il fallait transposer les rimes, le rythme et cela pour servir la progression des blagues illustrées par Shel lui-même, auteur, illustrateur et musicien – il n’était pas simple de faire en sorte que ses poèmes puissent se chanter en français aussi, mais je dois dire que, si les livres de Shel se sont vendus à plus de vingt millions d’exemplaires dans le monde, en France, nul ne s’est soucié de le chanter. Je vous invite à aller faire un petit tour sur son site, ne serait-ce que pour voir comment vous traduiriez « Ikle Me, Pickle Me, Tickle Me too ». Le petit film est très bien fait (il faut juste choisir l’icône Where the Sidewalks Ends sur la page qui comporte un film d’animation pour chaque livre).
Si l’on pratiquait la traduction à la française (la traduction « à la française » consistant à transposer le sens en ignorant la forme) les poèmes de Shel devenaient simplement débiles.
Ludivine Bouton-Kelly a eu l’idée de mettre en parallèle cette traduction qui m’a laissée totalement épuisée (en plus, je venais de traduire Le Roi Lear) avec la traduction d’un récit en prose, tout simple, sans difficulté apparente, et qui demandait simplement à transposer le style du petit garçon, Le Petit Brown.
Cette très jolie histoire d’un petit garçon de quatre ans laissé à lui-même appelait, de fait, sans que j’en aie eu conscience, une prise en compte de la musicalité du texte pour faire passer le non-dit. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces deux exemples sont complémentaires car ils occupent deux extrémités du spectre et s’éclairent ; dans le premier cas, le rôle de la prosodie est absolument décisif et réduire le style à un vers libre informe reviendrait à tuer le texte ; dans le second cas, le rôle de la prosodie est très discret, mais l’effacer pour réduire le style à une prose réaliste dite pour enfants reviendrait aussi à tuer le texte. Le petit Brown ne raconte pas une histoire, il dit sa solitude et c’est à lui-même qu’il parle. Nous ne sommes, en fin de compte, pas si loin de l’optimisme débordant d’énergie de l’infatigable Shel.
Il est de plus en plus rare que le style soit pris en compte comme donnée fondamentale et, dans la grande confusion régnante, de telles réflexions sont précieuses.
En revanche, il est bien dommage que ces analyses si précises portent sur un texte défunt. Le Bord du monde ne se trouve plus nulle part sinon en bibliothèque depuis des années (sur amazon, on le propose à 790 € et, triste consolation, je peux me dire que les quelques exemplaires qui me restent valent leur pesant d’or).
Et voici en PDF l’article de Ludivine Bouton-Kelly :