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Je viens de recevoir le premier exemplaire du deuxième album de Maurice Sendak que j’ai traduit pour les éditions MeMo (le premier, c’était La fenêtre de Kenny, qui est paru juste avant l’été).
Cette fois, il s’agit d’un petit album, très soigné, très joli, qui, en fait, à mon avis, n’est pas d’abord un livre mais un outil pour amener les grandes personnes à poursuivre l’expérience et faire elles-mêmes leur album avec les enfants de leur entourage : Ruth Krauss a demandé à des enfants de choisir un objet ou un sujet quelconque et de le définir par son usage.
Exemple : « Un trou, c’est pour… ? »
Elle a gardé les définitions qui lui semblaient les plus percutantes, les plus poétiques, les plus inattendues, et Maurice Sendak a illustré l’ensemble en lui donnant une tonalité joviale qui m’a rappelé les livres que je trouvais dans le grenier de ma grand-mère : on pourrait croire d’ailleurs que ces petits personnages sortent de son carnet de devinettes. Ils ont une présence revigorante.
Un universitaire a consacré un article assez drôle à cette expérience.
Si vous croyez que c’est facile à traduire, essayez un peu…
ok…euh… les pommes de terre en purée, pour que tout le monde en ait assez ?
Ah ! Ah ! au début, j’avais pensé mettre quelque chose d’approchant mais si j’écris « la purée, c’est pour que tout le monde en ait assez », ça dit le contraire de ce que veut dire l’amateur de purée… Enfin, ça laisse entendre qu’il en a marre, alors qu’il trouve ça merveilleusement bourratif.
voui, je vois – alors, la bonne formule, c’est…?
Oh ! pas la mienne ! J’espère que vous trouverez mieux !
« Les pommes de terre en purée, pour que chacun en ait tout son saoul » (ou « à satiété »)
Mais ça fait un peu trop recherché, à mon avis. Et avec « suffisamment », ça fait trop lourd. J’ai bien peur qu’il n’y ait pas de bonne solution.
Ce ne sont pas les solutions qui manquent, sauf qu’elles sont bancales…
Quelques petites explications sur le contexte.
Le titre anglais est d’une simplicité évangélique : « A Hole Is To Dig ».
L’éditeur avait donné pour titre français : « Un trou, c’est fait pour être creusé ».
Ça ne m’avait pas posé de problème, jusqu’au moment où j’ai reçu le livre à traduire. Il s’agissait de définitions données par des enfants, et qui étaient toutes frappantes par leur évidence limpide et pleines de sous-entendus, pour peu qu’on veuille, justement, creuser.
Il fallait donc traduire cette aura, cette ambiguïté, cette évidence inattendue — provoquer à chaque fois un petit choc.
Il y avait beaucoup de solutions pour traduire « is to ».
On pouvait mettre « ça sert à » ou « c’est fait pour » ou encore abréger : « un trou, ça se creuse ».
Mais il fallait que ça convienne pour toutes les définitions, en tenant compte du fait qu’il y avait des variations sur la formule : il y avait aussi « is so »… Voilà pourquoi j’ai adopté « c’est pour » qui est plus enfantin et plus direct : « Un trou, c’est pour creuser ».
Pour la première définition, « mashed potatoes are to give anybody enough », il y avait beaucoup de solutions aussi
Le mot à mot « La purée, c’est pour donner assez à tout le monde » pouvait être transposé en français : « La purée, c’est pour donner son content à tout le monde ». Mais c’était trop littéraire, pas enfantin, et ça ne traduisait pas du tout ce qui, moi, me semblait essentiel dans cette définition, à savoir « enough » à la fin, ce gros soupir d’un petit garçon qui vient de bien se bourrer de purée. Pour moi, ça disait tout : la merveilleuse satisfaction que procure la purée, un gros tas de purée comme figuré par Sendak, et qui rassure — on va manger à sa faim, et tout le monde aussi. Belle image de la paix dans le monde.
Bref, j’ai éliminé :
« La purée, c’est pour bourrer tout le monde » (car « enough » dit bien qu’on mange son content, pas trop, juste assez),
« La purée, c’est pour bien se remplir le ventre »
« La purée, c’est pour donner sa part à tout le monde »…
J’en étais à
« La purée, c’est pour rassasier tout le monde »
C’était une traduction fidèle sauf que ça n’était pas drôle et que ça ne faisait image du tout…
J’avais un peu amélioré :
« La purée, c’est pour bien rassasier tout le monde »
Mais ça n’allait pas non plus.
Et finalement, j’ai adopté la voie expresse du contresens…
C’est passionnant, cette phrase ! On a l’impression que c’est tout simple, et sans aucun intérêt, mais sitôt que je commence à me demander comment je dirais, et ce qu’elle dit en fait, je reste perplexe moi aussi.
« La purée, c’est pour que chacun en ait assez ? »
Mais le subjonctif n’est pas une formule enfantine, et puis, que signifie « enough » ? Que chacun mange autant qu’il souhaite ? Ou qu’il mange tellement qu’il finit par dire « assez » ? Peut-on imaginer : « La purée, c’est pour que chacun ait assez » ? Non, ça ne va pas…
Alors, quelle solution avez-vous trouvé ?
J’ai adopté une solution pas fidèle et pourtant selon moi beaucoup plus fidèle parce que je traduisais « enough » (l’ambiguïté des deux sens mêlés que vous soulignez).
« La purée, c’est pour être repu ».
Ça forme comme une sorte d’aphorisme — ce qui caractérise d’ailleurs toutes les définitions retenues par Ruth Krauss.
Feci quod potui, faciant meliora potentes…
Bravo ! j’ai cherché et pas trouvé, donc, respect ! Toutefois, un petit commentaire : dans « everybody » j’entends une sorte de partage communautaire, l’évocation de commensaux : n’auarit-il pas été possible de traduire par « c’est pour qu’on soit tous repus » ?
Oui, mais ça n’était plus drôle. Il m’a semblé que le mot « repu » faisait un tel effet de saturation à lui seul que l’on pouvait entendre que ça incluait aussi bien « tout le monde » que « complètement » : du fait que c’est l’anagramme de purée, on a l’impression que tout est comble et produit un effet de satisfaction totale.
J’avais essayé de mettre l’accent sur « everybody » (avec des solutions du type : « La purée, c’est pour bourrer tout le monde ») mais ça restait lettre morte. J’ai préféré m’éloigner du mot à mot pour trouver une formule qui fasse tilt. Et comme l’image montre beaucoup d’enfants, j’ai pensé qu’« everybody » était inclus dans l’illustration. Traduire, c’est gérer de la perte…
en tous cas, merci d’avoir consacré du temps à ce dialogue très intéressant !