Un lecteur m’adresse une copie d’un article qui vient à point clore le petit feuilleton que j’ai intitulé Parole interdite : en effet, les militants qui entendent interdire que l’on m’accorde le droit de m’exprimer sur le sol breton, quel qu’en soit le sujet, parlent au nom de la Culture bretonne qu’ils estiment incarner (je mets une intentionnellement une majuscule au mot Culture ; je pourrais aussi, comme eux, en mettre à « bretonne », mais inutile d’outrager l’orthographe). De fait, il s’agit de la Culture bretonne officielle, la vraie Culture bretonne, la Culture bretonne officiellement promue sous la forme d’un Centre culturel breton, qui a pignon sur rue et même vaste enseigne dominant le site de la mairie de Guingamp.
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Lorsque je suis arrivée à Guingamp pour l’inauguration de l’exposition à la médiathèque (elle-même placée sous la direction d’un fils et petit-fils de militant nationaliste breton, et l’accueil fait à l’exposition a été conforme à ce qu’il fallait en attendre), deux ou trois personnes qui se rendaient au théâtre étaient là, le nez levé, s’étonnant du spectacle qu’offre cette façade. Pour ma part, je me souvenais d’un Centre culturel breton Roparz Hemon qui avait été débaptisé, à la grande fureur des militants nationalistes niant obstinément la gravité des textes antisémites de Roparz Hemon et sa fuite avec les SS du Bezen Perrot.
Il me semblait que cette culture s’était discréditée elle-même et n’avait plus sa place dans une ville où la gauche l’avait emporté. Or, tout au contraire, ce que je découvrais, c’était un vaste bâtiment arborant un drapeau national breton, dit « gwenn-ha-du », et une fresque de style néoceltique au sens pour le moins hermétique mais dont le message essentiel était assez clair : nous autres Celtes ne sommes pas français et n’avons donc, fût-ce sur le sol de la mairie de Guingamp, aucun autre drapeau à faire flotter que la bannière de notre ethnie.
Par la suite, j’ai pu mieux décrypter la fresque car, avouant que « pour le non initié, il n’est pas aisé de comprendre la signification des dessins, ni leur origine », son auteur a pris la peine de s’expliquer longuement : le nom du kreizenn, dit-il (bien que le nom kreizenn soit normalement féminin, mais nous ne sommes plus à ça près) est écrit en onciale, c’est-à-dire en caractères non pas bretons mais irlandais ; de part et d’autre, se voient deux dragons rouges, considérés comme symboles de l’évêché du Trégor (pour cette raison que « Trégor » pourrait, selon l’une de ces étymologies fantasmatiques si chères à la celtomanie, venir de « dragon ») ; à gauche, se voit le chaudron, motif celtique essentiel, frappé d’un(e) triskell et portant un arbre de vie, autre symbole celtique irlandais. Bref, un symbole celtique, portant un symbole celtique, portant lui-même un autre symbole celtique, le tout signifiant que la Bretagne est celtique, ou plutôt que du chaudron de la celtitude sortira la Bretagne revivifiée, nettoyée, fidèle à ses gènes, plus française, plus bretonne non plus, mais celte. Si l’on remplaçait les symboles celtiques par des symboles aryens, on aurait une exhibition qui ferait peur.
Cette fresque et ce drapeau sont un condensé de la culture qui entend s’imposer, non pas seulement comme culture officielle (puisqu’elle l’est déjà) mais comme seule autorisée à occuper tout le terrain, et je n’ignore pas qu’en s’opposant à ma présence, c’était aussi à la présence de l’association GwinZegal que les militants bretons entendaient s’opposer. Il ne s’agissait là que d’un épisode de plus dans une guerre menée contre une culture libre, je veux dire étrangère à tout enrôlement identitaire. Et je ne voudrais pas omettre de signaler que cette action s’inscrit dans un contexte plus large qui a vu, au même moment, la mise à mort du centre d’art contemporain le Quartier à Quimper, le maire (de droite) favorisant l’identitaire breton en ses pires productions. Poujadisme et régionalisme ont toujours fait bon ménage.
Or, c’est bien le président du Centre culturel breton, un certain Kerhervé, qui est intervenu ès-qualités pour faire savoir par voie de presse qu’il interdisait qu’il me soit « offert une tribune si minime soit-elle ». C’est lui aussi qui, à la tête d’un commando, a tenté d’empêcher que la conférence sur Armand Robin puisse avoir lieu et soit remplacée par un éloge de Polig Monjarret. Il était soutenu par un nommé Kerlogot, représentant le conseil départemental, et tout à la fois la fédération Kendalc’h qui regroupe les cercles celtiques. Nous avions donc bien là les représentants de la Culture bretonne officielle.
Nul ne les obligeait à mener combat au nom d’un collaborateur des nazis jamais repenti : Roparz Hemon s’était enfui avec les SS du Bezen Perrot mais il n’avait tout de même pas organisé sa fuite avec le SD ; il avait publié des textes antisémites mais il ne s’était pas battu en tête des Bagadoù Stourm ; il avait écrit, bien longtemps après, que sous l’Occupation, la Bretagne avait connu une période de liberté, mais il n’avait pas défendu jusqu’au bout, comme Monjarret, l’existence d’une « race bretonne » ; enfin, il n’avait pas milité au MOB de Fouéré, autre fasciste non repenti, lui aussi partisan d’une Europe des ethnies. Voilà quelques années, le Centre culturel Roparz Hemon de Guingamp était débaptisé, comme le collège Diwan. Exit Roparz Hemon, surgit Polig Monjarret.
Hemon a imposé sur ordre des Allemands l’orthographe surunifiée, Monjarret a imposé par le biniou le culte de l’interceltisme. Leurs combats étaient complémentaires : pour l’un, il s’agissait de faire d’une « langue abâtardie » une langue celtique épurée ; pour l’autre, il s’agissait de faire d’une « musique abâtardie » une musique celtique épurée ; et, pour les deux, de mettre cette reconquête au service de la nation bretonne destinée à prendre sa place dans le concert des nations celtiques. L’Europe des races où le panceltisme rejoignait la pangermanisme est devenue cette Europe des ethnies promue par le « zh » et et le « bagad » que des militants mettent en œuvre comme culture officielle.
Ce sont des militants de gauche (ou qui, comme Kerlogot, peuvent passer de la gauche à la droite) aussi bien que des militants d’extrême droite ou d’extrême gauche qui promeuvent cette idéologie : en effet, l’UDB avait réussi à imposer le nom de Monjarret au conseil municipal jusqu’à ce que des protestations se fassent jour. Et voici l’ancien terroriste Gaël Roblin, fondateur du parti indépendantiste Breizhistance (0,64% de voix aux élections régionales de 2015) qui entre dans l’équipe du Centre culturel breton. Tel est l’article d’Ouest-France que m’a fait parvenir un lecteur trégorrois.
Ce lecteur précise que, peu auparavant, ce même Gaël Roblin s’était signalé par l’invitation au Dibar de Plougonver d’un terroriste d’Action directe, Jean-Marc Rouillan, sous le coup d’une procédure pour avoir trouvé « courageux » les terroristes islamistes auteurs des meurtres du Bataclan (comme le rapporte le site nationaliste Breizh infos).
Gauche autonomiste, extrême-gauche indépendantiste, unies pour des actions communes…
Une certaine porosité se voit, en effet, dans les actions menées pour défendre la Culture bretonne et, pour s’en tenir à l’exemple qui nous a valu de découvrir le Centre culturel breton, la promotion de Monjarret fédère, comme on a pu le remarquer, gauche, droite, extrême gauche et extrême droite sur une même base idéologique : nous sommes Celtes et partisans d’une Europe des ethnies, l’« Europe aux cent drapeaux » de Fouéré (comme de Monjarret). C’est cette culture qui est subventionnée sur fonds publics. Et qui, bien sûr, se présente sous un jour tout à fait apolitique, comme le rappelle un article d’Ouest-France dressant le panorama des activités du Centre culturel breton : d’abord, bien sûr, enseignement du breton, et enseignement de l’histoire bretonne (pas n’importe quelle langue et pas n’importe quelle histoire), puis enseignement du dessin celtique, du kan ha diskan, de la danse bretonne, stages de crêpes, stages de kig-ha-farz, stages de découverte (en breton) du camélia et du rhododendron, participation à la redadeg (course visant à rapporter de l’argent à Diwan) et découverte de la Vallée des saints. Le tout accompagné de conférences sur des sujets choisis… La Fondation Fouéré a, par exemple, invité l’indépendantiste Y. Mervin à faire une conférence sur son dernier livre au Centre culturel breton. Mervin trouve que la Résistance a fait plus de mal à la Bretagne que les nazis : bel exemple d’histoire à promouvoir en même temps que Monjarret.
Un Guingampais soucieux d’apprendre à faire le kig-ha-farz (pot-au-feu léonard) peut ainsi se trouver amené à découvrir tout un ensemble de productions qui l’amèneront à s’enrôler dans un combat nationaliste présenté sous le jour aimable d’un combat culturel.
Telle est la culture à laquelle il convient de faire allégeance pour avoir le droit de s’exprimer.
La conférence sur Armand Robin en a donné une illustration qu’il aurait été dommage de ne pas développer jusqu’au bout.
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19-20-21 août 2016
Reçu d’un lecteur pour montrer l’instrumentalisation des combats écologistes par les nationalistes : au Dibar de Plougonver, qui invitait Jean-Marc Rouillan… la lutte contre les projets miniers permet de tout soumettre à la « cause bretonne ».
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Enfin, Jean-Marc Rouillan ayant été condamné à huit mois de prison, les commentaires de ses défenseurs du collectif de Guingamp peuvent être lus en ligne.
Ainsi le nationalisme breton s’exprime-t-il.
A propos de Rouillan, la lecture du livre de Floréal Cuadrado » Comme un chat » aux éditions du Sandre est très éclairante. Très instructif et passionnant à lire.
En effet, c’est édifiant. Comme le livre ne comporte pas d’index, il est parfois difficile de s’y retrouver mais le passage où J.-M. Rouillan fait son apparition en gloire, apparaissant armé lors d’un contrôle d’identité alors que ses camarades lui ont interdit de prendre son pistolet, est une pièce d’anthologie (ça se trouve à la page 200). Merci de m’avoir signalé le livre. Ça permet de mieux comprendre la dérive de certains au nom de la culture bretonne.
« Hemon a imposé sur ordre des Allemands l’orthographe surunifiée … il s’agissait de faire d’une « langue abâtardie » une langue celtique épurée … ; et … de mettre cette reconquête au service de la nation bretonne destinée à prendre sa place dans le concert des nations celtiques »
Excellent, c’est exactement ça.
Si ça vous intéresse, j’ai dézingué tous ces gens dans une émission en breton sur RBI (et sur d’autres), dans le breton de mon secteur, qui n’est pas très éloigné du vôtre d’ailleurs (sans influence quelle qu’elle soit de cet horrible néo-breton, je crois bien être un des seuls à l’avoir fait de façon aussi virulente). Ça a fait grincer des dents, mais personne ne s’est risqué à un débat sur le sujet, ni à essayer de me contredire, ni-même à m’attaquer personnellement, en même temps par quel biais pourraient-ils m’attaquer en restant crédible face au néophyte ? (Peut-être n’ont-ils tout simplement rien compris, ce qui ne serait pas étonnant quand on connaît la capacité extrêmement limitée d’un brittophone à comprendre un bretonnant). Je ne sais pas si on me réinvitera sur RBI, mais au moins c’est passé et toujours écoutable sur mon site :
https://brezhoneg-digor.blogspot.com/2016/04/an-abadenn-war-rbi-dar-04-deus-mis.html
C’est pas souvent qu’on les dézingue en breton « comprenable », encore moins de la part d’un jeune (je n’ai que 33 ans). Ayant trouvé « Le monde comme si » très plaisant à lire il y a quelques années, j’ai bien ri, pas du tout choqué bien au contraire, je trouvais normal de vous renvoyer l’ascenseur en vous montrant que, même si on n’est pas nombreux, vous n’êtes pas seule à faire passer le « mouvement breton » pour ce qu’il est : Le fossoyeur de la culture bretonne sous toutes ses formes.
Au plaisir de continuer à vous lire sur votre site
Bonjour, et merci pour votre message. Oui, du temps où j’écrivais Le Monde comme si, je trouvais que le “mouvement breton” était, somme toute, assez drôle — il me semblait qu’une prise de conscience se ferait jour et que les nationalistes pourraient perdre leur pouvoir. Mais, avec l’arrivée de la gauche au conseil régional, c’est bien le contraire qui s’est produit.
Enfin, la culture bretonne leur a toujours échappé en ce qu’elle avait de vivant, donc, rien de neuf. Mais ils engloutissent des sommes considérables qui seraient mieux employées ailleurs.
Reste aux esprits libres le plaisir de ne rien devoir à personne, ce qui était le principe même de la vie des vieux paysans que j’aimais tant.