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En 1958, Sesyle Joslin et Maurice Sendak se rencontrent pour écrire un manuel loufoque de savoir-vivre, Qu’est-ce qu’on dit ?
Le livre a un tel succès qu’il leur vaut la plus grande récompense américaine accordée à un livre pour enfants, la Médaille Caldecott. Enchantés, les deux complices continuent et donnent le second tome, Qu’est-ce qu’on fait ?
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Les deux livres sont devenu des classiques de la littérature enfantine aux États-Unis. Je pensais qu’ils n’avaient jamais été traduits en français mais, en vérifiant les dates de parution, je découvre que si : ils ont été traduits en 1979 sous le titre Que faites-vous, cher ami ? et Que dit-on, cher ami ? Je vais essayer de me les procurer.
Transposer le titre était un vrai casse-tête. What do you say, dear ? c’est simple comme bonjour, sauf qu’il faut traduire ce que les pédants appelleraient la situation d’élocution, autrement dit le fait qu’une mère s’adresse à un petit garçon pour lui demander ce qu’on fait pour être poli en telle ou telle circonstance (abracadabrante).
Qu’est-ce qu’on dit, chéri ? était un peu niais comme titre et trop long pour le graphiste qui devait composer la couverture. J’ai donc fini par adopter simplement Qu’est-ce qu’on dit ? qui indique bien qu’il s’agit d’une leçon de politesse (mais le « chéri » revient rituellement dans le développement du livre, et les enfants sont d’ailleurs sensibles au comique de la niaiserie décalée, à ce que j’ai pu constater).
J’ignore pourquoi le correcteur a parfois mis chéri au féminin, alors que la mère s’adresse toujours au même petit garçon, parfaitement placide face aux situations rocambolesques dont il se tire par « l’art d’être poli en toute circonstance ». Quoi qu’il en soit, ce qui fait que les enfants apprécient les deux livres, c’est qu’ils peuvent jouer les petites saynettes, y compris d’ailleurs en duo.
Ils peuvent aussi l’entendre en anglais et s’amuser à suivre le texte dans les deux langues — ce qui rend la leçon de politesse encore plus pédagogique…
Enfin, comme pour les autres albums, le choix des couleurs et du papier rend les livres solides et doux au toucher en même temps. L’édition française me semble plus soignée que l’édition américaine, telle que j’ai pu, du moins, la voir.
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Ça y est, j’ai reçu la première édition française des deux livres. C’est tout à fait intéressant pour plein de raisons, mais j’en retiens surtout deux…
Quand j’ai reçu le premier livre, j’ai cherché le nom du traducteur. En vain. Après avoir reçu le deuxième livre, décidée à faire une note sur la question, j’ai fini par le trouver en dernière page, en caractères microscopiques, comme petit ajout aux notifications officielles de copyrights et autres mentions administratives que personne ne lit.
En 1979 (et c’est pourtant un bon éditeur, l’École des loisirs, qui publie cette première version française) le traducteur n’existe que comme quantité négligeable. L’auteur existe, l’illustrateur existe, le traducteur n’existe pas : vil truchement auquel, hélas, il a fallu avoir recours faute d’avoir accès en direct à l’Œuvre.
En conséquence, agréable quoique mélancolique découverte, le sort du traducteur s’est, quoi qu’on en dise, amélioré. À présent, les agents de Sendak interdisent toujours que le nom du traducteur vienne polluer la couverture de l’Œuvre, mais il peut figurer en page de titre. Et j’ai obtenu, de plus, que le nom du traducteur figure en quatrième de couverture. Long, très long, combat…
Et puis, autre agréable quoique mélancolique découverte, cet exemple est aussi intéressant parce que, comme illustration du fait que le traducteur est un coauteur, il est difficile de trouver mieux : la première traductrice et moi, nous n’avons tout simplement pas lu le même texte. En conséquence, effacer ce travail de transposition revient à considérer que le texte est n’importe quoi — une entité qui se transpose par application d’une petite opération automatique consistant à transformer l’anglais en français. Alors que, nous en avons là l’exemple, nos versions du texte sont absolument antithétiques.
La première traductrice a pris le parti de jouer sur le registre prétentieux, pontifiant, de leçons de politesse données à un jeune gandin qui est supposé donner la bonne réponse. C’est ce qui explique son titre Que faites-vous, cher ami ?
Voici ce que donne sous sa plume la première leçon de politesse.
Je donne d’abord le texte anglais de la question…
Puis la réponse…
Et la version de Catherine Chaine :
Moi, je suis partie au contraire de l’image du petit garçon à qui sont proposées des situations loufoques auxquelles une réponse conforme est donnée sous forme aussi conventionnelle que possible : on lui donne la bonne réponse, c’est merveilleux, cette réponse a l’air aussi loufoque que la question, et l’enfant qui lit le livre peut s’identifier à ce petit garçon qui se projette en imagination dans les situations les plus farfelues. C’est d’ailleurs un petit garçon improbable, nu-pieds et en manteau, qui semble venir d’un rêve…