Pour la nouvelle année, voici un mur, un magnifique mur : c’est le mur qui séparait ma maison natale de la cour de la maison voisine. Je dis « qui séparait » car, un matin d’été, au retour de la cérémonie de Garzonval en hommage aux jeunes résistants bretons assassinés par les nazis, j’ai trouvé les frères de la voisine en train de le démolir. J’ai protesté, mais en vain : ce mur leur déplaisait, ils avaient l’intention de le démolir pour faire à la place un bâtiment bien bétonné, et c’est ce qu’ils ont fait en proclamant que ce mur était mitoyen et qu’ils avaient donc le droit de le faire disparaître. Intéressante expérience qui voit surgir tout un ballet d’étranges personnages ligués pour soutenir la destruction du mur ou lui dénier toute existence.
Tel est l’objet de mon prochain livre, qui sera une suite du Monde comme si : le thème du Monde comme si était la destruction d’une culture remplacée par un artefact ; la banlieusardisation et la bétonnisation s’accompagnent d’une haine tout à la fois de la beauté et du passé, à éliminer pour assurer le règne de l’artefact. Démonstration du désastre par le cadastre…
Et pour bien commencer l’année, comme j’ai retrouvé un cahier de notes prises auprès d’un vieux paysan qui construisait des murs autour de sa maison dans la forêt (et ses murs ressemblaient à celui qui a été détruit), je lui donne la parole :
« À force de faire, on apprend le sens de la pierre. Vous regardez telle pierre, et tout de suite vous voyez comme elle ira se mettre, pas besoin de terre, pas besoin de ciment ni rien. Il suffit de regarder juste et les pierres s’assemblent.
C’est un peu comme la famille du village ici où les personnes étaient ensemble. Les unes pouvaient être biscornues, les autres droites, et toutes tant qu’elles étaient, elles se soudaient dans quelque chose qui, en fin de compte, était beau.
Si vous voyez le mur tel qu’on l’a reconstruit autour de l’église, vous voyez un bloc dur qui part d’ici pour aller là et entre les deux tout obéit à la règle d’être n’importe comment. Et la pierre est coulée dans un paquet de ciment qui l’étrangle. Un ciment jaune, qui fait qu’on ne voit que ça. Tout ce qu’on fait maintenant veut être vu, alors qu’autrefois tout tenait à l’art de la discrétion.
Les gens heureux n’ont pas d’histoire, les pierres des murs bien faits non plus, elles sont juste à leur place, elles ont pris place dans un milieu qui leur va bien, elles sont posées comme on respire.
Quand vous le sentez dans vos mains et dans votre corps, le mur vous vient, il vous va et vous avez plaisir à venir le voir.
Avec l’âge, les pierres sont devenues pour moi comme un loisir. Je les prends quand j’en trouve, je les pose sur le mur et je les laisse là le temps de s’apprivoiser. Je les laisse aller vers leur couleur avec la pluie qui les lave, le vent qui les sèche et le vert des mousses.
J’ai bâti le mur avec des pierres apprivoisées. Vous avez du plaisir à le voir et vous y appuyer parce que tout est fait avec une douceur d’âme. »