Le Monde comme si est paru en novembre 2002. Pour la couverture, j’avais choisi une photo que j’avais prise en voyant passer sous ma fenêtre les invités de rencontres folkloriques organisées par la mairie de Rennes. Ces gens déguisés en Bretons qui défilaient dans les plis de leur drapeau figuraient si bien le sort assigné aux indigènes par le lobby autonomiste breton que je n’ai pas cherché d’autre image : la marche en avant, les lunettes fixées sur la ligne bleue de l’avenir promis aux vrais Bretons fiers d’être bretons, et surtout le drapeau, le sinistre drapeau noir et blanc, partout proliférant… Oui, tout y était, y compris cette invite consensuelle à faire comme si et jouir à loisir du plaisir du faux.
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Les nationalistes, je ne l’ignorais pas, bénéficiaient d’un staff d’avocats rôdés (grâce à l’activisme des terroristes du FLB) à défendre leurs clients, vite offusqués par la moindre atteinte à leur considération, en tout premier lieu par le rappel de faits amnistiés (attentats et autres actions glorieuses dont ils se vantaient à l’intérieur du sérail mais qui, ayant été amnistiés, ne pouvaient plus être mentionnés). Vérité glorieuse à l’ouest, atteinte diffamatoire à l’est : nombreux ont été les journalistes condamnés pour avoir rappelé des faits parfaitement exacts mais amnistiés au détour d’une élection par le lâche fait du prince. Amnistiés au nom du peuple français tant haï, les militants pouvaient continuer leur combat en toute impunité, soutenus par des avocats qui trouvaient là une activité lucrative. Nous avions donc pris soin de faire relire deux fois cet essai, et nous n’ignorions pas quels angles d’attaque les nationalistes risquaient de trouver.
Au bout de trois mois, nulle assignation. Seul Alan Stivell menaçait d’agir en justice si la photo qui le représentait en scout Bleimor (scouts nationalistes intégristes rattachés aux scouts d’Europe) n’était pas supprimée. Là encore, vérité glorieuse à l’ouest, atteinte diffamatoire à l’est : Stivell, qui avait été heureux de publier ce cliché dans un article à sa gloire, se sentait soudain atteint dans son honneur et sa considération.
Le premier tirage du livre étant épuisé, nous avons décidé en décembre de procéder à une réédition en supprimant la photo. C’était dommage : elle montrait des scouts Bleimor en tenue évoquant celui des miliciens de la grande époque ; à la tête de Bretons en costumes folkloriques défilant sous un vaste gwenn-ha-du, ces scouts (âgés, comme Stivell, d’une bonne vingtaine d’années – il ne s’agissait pas d’innocents bambins enrôlés dans les scouts identitaires par des parents d’extrême droite) portaient une gigantesque croix. C’était le juste pendant de l’image que j’avais choisie pour couverture du livre ; tout y était : le catholicisme intégriste en arrière-fond de la revendication ethniste telle qu’issue des origines du nationalisme et exprimée par le répertoire de Stivell – ainsi, entre autres, « An Alarc’h », chant de guerre vibrant de haine de la France – un chant inventé par le vicomte Hersart de la Villemarqué, le père du nationalisme breton :
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“Din din daon ! dann emgann ! dann engann !
O din din daon ! dann engann a eann ! ”
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“Heureuse nouvelle aux Bretons, malédiction rouge aux Français”,
“Le seigneur Jean est de retour, il vient défendre son pays ; nous défendre contre les Français qui empiètent contre les Bretons”,
“Tenons bons, Bretons ! Ni merci ni trêve ! Sang pour sang ! ”,
“Les loups (de Bretagne) à l’odeur des Français hurlent de joie”
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“Din din daon ! au combat ! au combat !
O din din daon ! je vais (ou plutôt : j’on va[1]) au combat ! ”
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Cette photo était une belle image de la reconquête de l’Europe chrétienne via l’Europe des ethnies voulue par Dieu – le projet même du fondateur de l’Institut de Locarn – et le néobardisme de Stivell se condensait là en une image qui prêtait à réfléchir : on conçoit qu’il ait pris conscience qu’elle était peu compatible avec l’image de gauche qu’il entendait se donner.
Il y a donc deux premières éditions du Monde comme si, l’une avec scouts Bleimor, et l’autre sans.
Cela n’a d’ailleurs pas calmé Stivell qui a continué pendant des années à s’acharner contre ce livre tout en jurant ne pas l’avoir lu.
Je lui ai opposé une réponse argumentée (qui offre un prolongement au Monde comme si), ce qui ne l’a pas empêché de poursuivre ses attaques et se poser en victime (première caractéristique du militant breton).
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Le livre, peut-être n’est-il pas inutile de le rappeler, n’a bénéficié d’aucun article, d’aucune émission, d’aucun compte rendu en Bretagne (au total, un entrefilet dans Le Télégramme, prudemment accompagné d’un article louant un roman d’une militante nationaliste. Les comptes rendus rédigés par deux journalistes, l’un pour Ouest-France, l’autre pour ArMen, ont été interdits par les rédactions).
Je parle, bien sûr, d’articles dans les médias non directement inféodés au mouvement nationaliste. Dans la presse nationaliste, en revanche, on a assisté à un véritable déchaînement. Pas tout de suite : les militants ont adopté dans un premier temps la stratégie de l’omerta, ce qui m’a valu de passer quelques mois de tranquillité – mais un article dans Le Monde des livres, un autre dans L’Express, une rencontre à l’université de Brest, organisée par des militants syndicalistes, rencontre à laquelle insistaient plusieurs centaines de personnes… et, subitement, dans les jours qui suivent, c’est un déferlement simultané d’attaques (qui n’ont jamais cessé depuis). Non contre le livre, d’ailleurs, car jamais aucun militant n’a pu y trouver d’erreurs factuelles, mais contre ma personne, ma carrière, mes notes d’inspection, mon caractère, mes mœurs, mes fréquentations, mes liens avec l’extrême droite, l’extrême gauche, les complotistes, les lambertistes, les staliniens, les trotskistes, les islamistes, les sionistes, les homophobes, les francs-maçons, les juifs… Quel portrait d’un « mouvement breton » qui se proclame démocrate et n’a de cesse de défendre les droits de l’homme (breton) ! Extrême droite et extrême gauche employant le même langage, le même vocabulaire machiste, comme si ces militants chassaient en meute…
Pour arrêter la meute, il était alors encore utile de faire appliquer le droit de la presse. Condamné pour diffamation, le journal nationaliste Bretagne-hebdo fondé par des terroristes, disparaît mais son rédacteur en chef est immédiatement récompensé : décoré du Collier de l’Hermine par l’Institut culturel de Bretagne (donc sur fonds publics), il pavoise.
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À compter de la parution du Monde comme si, je disparais des médias bretons, des librairies, des salons et autres lieux où se célèbrent le culte et la vente du livre. Je suis un auteur absent. Mais, croyez-le bien, la censure n’existe pas en Bretagne, le vice-président à la Culture (lui-même autonomiste) s’en porte garant…
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Malgré tout, grâce aux lecteurs, le livre continue de vivre. Il passe en collection de poche et connaît encore plusieurs tirages. Soudain, on décide de changer les couvertures des livres de la collection Babel.
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La photo perd son sens…
Ça ne fait rien, même sous sa nouvelle couverture, le livre interdit continue de se vendre grâce à la ténacité de libraires héroïques.
Ainsi le Virgin de Rennes, hélas, disparu depuis, qui a lutté pendant des années contre le vandalisme systématique exercé par les militants bretons…
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Or, voici que Sophie Duc, la directrice de la collection Babel, me propose de revoir les fichiers de mes éditions pour qu’ils soient disponibles en cas de retirage et permettent de donner des éditions corrigées. Une amélioration considérable… Portée par l’optimisme, je lui soumets le problème de la couverture du Monde comme si, et, presque aussitôt, je vois arriver une couverture conforme à l’original. Ô bonheur ! Merci, Sophie !
Si ce livre vit, c’est grâce aux lecteurs qui continuent de le faire circuler, grâce aux libraires qui continuent de le diffuser, y compris en affrontant invectives et menaces : qu’ils en soient tous remerciés.
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[1] Je ne vois pas comment traduire autrement « a ean ».