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On a beau dire, ça fait une drôle d’impression de se trouver sur la scène de la Cour d’honneur au pied du Palais des papes face à deux mille personnes debout pour une immense ovation. L’instant d’avant vous étiez parmi ces spectateurs debout en train d’applaudir et voilà soudain que le metteur en scène vous fait signe de venir, vous descendez, vous montez, vous traversez la scène en vous demandant si le Palais des papes est bien réel et si le public ne va pas se fondre dans l’air mais, pas de doute, le metteur en scène qui vous prend par la main est vrai, et vous saluez en même temps que les dix inconnus qui viennent d’apprendre par cœur votre traduction.
Cette scène improbable (filmée par Emmanuel Sérafini qui a eu la gentillesse de m’adresser cette vidéo mise sur Facebook) s’est déroulée hier ; j’en suis encore abasourdie, et je trouve que cet hommage à la traduction en clôture du Festival d’Avignon est l’illustration du spectacle de Tiago Rodrigues : apprendre par cœur, respecter le texte comme on respecte un bien qui vous appartient, et que l’on peut mettre à disposition de tous, tel est le thème de la pièce By Heart.
Personne n’obligeait Tiago Rodrigues à apprendre ma traduction plutôt que celle qu’il avait jusqu’alors choisie, une traduction en alexandrins un peu archaïsante et qui ne manquait pas de charme même si elle trahissait la forme du sonnet de Shakespeare. D’ailleurs, personne ne l’obligeait à donner By Heart dans la Cour d’honneur, en clôture du Festival, alors qu’il s’agissait d’un spectacle intimiste – et que, de la part du directeur du Festival, surgir en tant qu’acteur seul en scène, avec pour tout décor sept cageots, dix chaises dépareillées et un tabouret genre escabeau de cuisine pouvait s’apparenter à une manière de tenter le diable.
À l’origine, l’idée était de clore le Festival sur une lecture des sonnets par Isabelle Huppert et une actrice anglaise. Cette lecture, qui n’a pas pu se faire, aurait été un magnifique et mélancolique hommage à la poésie anglaise (pour cette édition du Festival placée sous le signe de l’Angleterre). Au lieu d’une clôture en mineur, By Heart a été une célébration collective de la poésie et de la mémoire comme résistance au temps (thème des sonnets de Shakespeare)et au pouvoir (juste hommage à ce qu’a été le Festival d’Avignon depuis les origines). C’est cet accord profond qui explique (entre autres) le prodigieux succès de la représentation, avec, en plus, la présence de l’immensité du monde, de sa lourdeur, de sa beauté que le Palais des papes rendait non pas oppressante mais mystérieuse comme la poésie elle-même… et, en plus du plus, la participation d’un autre personnage, non moins présent, le mistral qui feuilletait frénétiquement les pages des livres posés sur la scène comme pour nous inciter à lire, lire et lire encore, et apprendre par cœur en suivant l’exemple de la grand-mère cuisinière du metteur en scène… lequel n’était plus ni metteur en scène ni directeur du Festival mais juste un gamin qui jouait, on peut le dire, avec la complicité d’autres gamins pris par le jeu et qui, pour la plupart, sont sortis en sachant le sonnet 30 de Shakespeare.
Ça fait aussi une drôle d’impression d’avoir en face de soi deux mille personnes qui savent votre traduction par cœur…
Et quelle démonstration sans phrases, sans commentaires, sans rien sur ce qu’est la traduction, si loin des dogmes et des discours savants.
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On pourra lire en ligne un compte rendu de la soirée…