J’attendais avec curiosité de savoir comment se déroulerait le dernier épisode des aventures posthumes de l’abbé Perrot. Les militants nationalistes d’extrême droite qui avaient bénéficié d’une promotion inespérée à l’occasion de la parution d’une biographie du redoutable abbé dont la tombe avait été vandalisée entendaient organiser une manifestation vengeresse.
PAS D’INTERDICTION POUR LES « PATRIOTES BRETONS »
Le mot d’ordre en était d’une simplicité que l’on n’oserait dire évangélique tant les valeurs de ces catholiques qu’inspire surtout la haine conjointe du Français et du musulman sont éloignées de celles que prône l’Évangile : « Communistes assassins».
Ce mot d’ordre était d’ailleurs en totale contradiction avec l’événement qui avait provoqué cette manifestation puisque la destruction de la croix celtique, remarquablement hideuse, qui ornait la tombe de l’abbé avait été attribuée par ces militants eux-mêmes à Gaël Roblin et son équipe (à savoir les indépendantistes de Breizhistance), lesquels s’étaient bien gardés de démentir. Mais nous n’en sommes pas à de pareils détails près.
Le Parti communiste, appuyé par plus d’une douzaine d’associations ou partis politiques dont le PS, la France insoumise, le NPA, la CGT, la FSU, la FIDL et la LDH, a demandé l’interdiction de cette manifestation. Le préfet n’en a toutefois tenu aucun compte, et la population de Scrignac a pu, une fois de plus, assister à une démonstration de patriotisme breton bien digne de l’abbé Perrot.
Les années précédentes, on avait pu entendre les organisateurs de ces rassemblements dénoncer l’odieuse « République française franc-maçonne » supposée promouvoir cette effroyable « abomination» qu’est «l’invasion de la religion musulmane ». Pas de problème. La République est bonne fille.
TRIOMPHE DU GWENN HA DU
Ce qui rend cet événement intéressant, c’est d’abord l’absence totale de partis dits bretons, autonomistes ou indépendantistes, dans la liste des opposants à cette manifestation. Il est entendu que Perrot est un martyr de la cause.
C’est ensuite le silence de la presse régionale : un entrefilet dans Le Télégramme annonçant la présence d’une « soixantaine de nationalistes à Scrignac», voilà tout. Pas un mot dans Ouest-France, pas ombre de journaliste sur place, alors même que la « profanation» de la tombe de l’abbé Perrot avait suscité des flots de commentaires, visant unanimement à dissimuler les engagements idéologiques de cet abbé nationaliste et à laisser dans le flou ses activités collaborationnistes.
Enfin et surtout, cet événement montre à quel point de confusion en sont arrivés des militants de gauche qui, naguère encore, avaient une analyse claire du nationalisme breton et des raisons pour lesquelles le mouvement breton s’était massivement engagé dans la collaboration. Désormais, L’Humanité nous l’assure, l’abbé Perrot n’a pas été exécuté par la Résistance « parce qu’il était nationaliste breton» mais parce qu’il s’était « vautré dans la collaboration avec les nazis». L’essentiel est de sauver le nationalisme breton, forcément très bon puisque tout est bon dans le breton. Exit le nationalisme, et avec lui toute possibilité d’analyse de la situation actuelle.
Les rédacteurs du texte demandant l’interdiction de la manifestation ont placé ce texte sous un drapeau breton, le « gwenn ha du», le drapeau des nationalistes précisément, avec hermines et bandes noires et blanches symbolisant les évêchés — symboles ultraréactionnaires ici repris au nom du communisme supposé lutter contre le fascisme dans le cadre de la bannière nationale. Une étoile rouge sur une hermine, un poing sortant d’un évêché : il ne manque que le goupillon pour fracasser la croix gammée, la symbolique sera parfaite, et le noir et blanc symbolisera le combat contre le fascisme après l’avoir bien servi.
USAGE DU CHIFFON ROUGE
Secrétaire du PCF du Finistère, Ismaël Dupont se consacre depuis quelques années, sur le site du chiffon rouge de Morlaix, à une histoire du nationalisme breton visant à acclimater la version des nationalistes en lui donnant apparence de synthèse autorisée.
Exploitant les publications de Jean-Jacques Monnier, Kristian Hamon, Georges Cadiou et autres militants autonomistes, il fait de ces recherches orientées une exploitation de seconde main, criblée d’erreurs mais apparemment destinée à servir de vademecum aux militants communistes soucieux de s’instruire à peu de frais. Plutôt que d’un vademecum, à dire vrai, cette histoire du mouvement breton s’apparente à ces textes que rédigent les élèves de seconde appelés à faire un exposé à partir de leurs lectures et de Wikipedia — et c’est cet exposé qui sert de postface à une stupéfiante évocation de la Fin du chemin de quelques nazillons bretons victimes de leur amour pour la Bretagne.
Je dis bien « stupéfiante», quoique, après avoir lu de longue date les productions nationalistes, je sois blindée contre toute surprise. En l’occurrence, et d’après ce qui en est exposé dans le livre, un jour, un professeur de français au lycée de Lannion, Maryse Le Roux, préparant une étude sur la région de Guidel, rencontre « un vieux Breton bretonnant pur jus» (p. 17). Oh, comme c’est pittoresque ! Il est tout vieux, tout petit, c’est un « lutin», un « vieil enfant rebelle qui veut vivre chaque instant dans la ferveur et dans l’action» (p. 17). Et sa maison est pleine de meubles bretons « authentiques» surplombés par le portrait d’un prêtre, l’abbé Perrot. Oh, comme c’est romanesque !
Face à Henri, dit Herri, Caouissin (car il s’agit de lui), jadis membre du Kommando de Landerneau créé pour infiltrer les maquis, arrêter et torturer les résistants, Maryse Le Roux éprouve une merveilleuse excitation et se sent « comme un enfant à qui on lit un livre d’aventures, qui ne trouve pas que le pirate a raison d’égorger tout ce qui bouge, mais qui trouve le pirate bien vivant quand même » (p. 19).
Toute frissonnante, elle décide de s’«offrir ce luxe absolu» : rencontrer des nationalistes bretons collaborateurs des nazis, et ce à titre de délicieuse transgression régressive, pour contredire le « diagnostic pythique» du médecin de famille qui trouvait jadis qu’elle avait trop d’imagination. Il nous faut comprendre, elle nous l’avoue, qu’elle est atteinte d’une « niaiserie romanesque résiduelle» qui lui fait savourer Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne de la baronne Staffe. En effet, « la lecture de la baronne plonge dans un état délicieux d’exotisme rigolard et gloussant » (p. 11) digne d’inspirer l’envie de se placer sous son patronage et « comme la baronne, raconter les usages du monde» des nationalistes bretons. Elle entreprend donc de brosser de ces créatures exotiques que sont les militants bretons condamnés à la Libération un portrait destiné à être lu en gloussant — projet étrange, surtout de la part d’un professeur rémunéré par l’Éducation nationale, mais qui, en réalité, ne fait pas glousser car elle les présente sous un jour tout à fait aimable et digne d’inspirer de la sympathie pour leur martyre et pour leur cause — résultat non moins étrange, et plus révulsant encore.
Nous avons donc toute une galerie de portraits, qui nous sont présentés avec la caution du PCF via Ismaël Dupont, supposé apporter in fine la version objective de l’itinéraire de ces charmants vieillards.
Après le fringant Herry Caouissin, elle a rencontré Jean, dit Yann, L’Haridon ; Jean Adolphe, dit Yann, Fouéré ; Jean-Marie, dit Yann, Bouëssel du Bourg ; Charles Le Gaonac’h, et deux vieilles dames tout aussi pittoresques, Denise Guieysse et Françoise Rozec, dite Meavenn.
Yann L’Haridon, « plein d’une curiosité intellectuelle éclectique et vivante» a, plus que tous, su toucher son cœur : elle l’admire, elle voit en lui un frère (p. 69) et d’ailleurs ce qui a guide son action, c’est « le code de l’honneur hérité des anciennes religions celtiques» (p. 70). Silence total sur les actions de ce pauvre L’Haridon menées avec l’appui de Vissault, agent de la Gestapo : c’était une victime, il a beaucoup souffert.
Yann Fouéré est, lui, « un artiste du consensus», dont la pensée politique se résume admirablement : « fédéralisme, pragmatisme, organisation du concret», bref, « une grande figure» (p. 53). Nulle allusion au double jeu qui a fait de lui l’un des plus efficaces agents de la Gestapo en Bretagne, avant d’organiser la filière des faux passeports qui a permis aux tortionnaires du Bezen Perrot de se réfugier en Irlande. Ismaël Dupont rappelle bien quelques faits dans la notice qu’il lui consacre mais quoi, il avait la carrure d’un « homme d’État», pourquoi pinailler. Aucun ne rappelle que la Fondation Fouéré à Guingamp continue son combat, et que c’est ce combat combat ethniste qui l’a amené à collaborer : tout se perd dans une admiration bizarrement et inexplicablement tempérée par l’accumulation de faits épars et donnés hors contexte.
Et voici le galant Yann Bouëssel du Bourg, si touchant dans son admiration pour Célestin Lainé le « héros celte» le « glaive de lumière» (p. 83). Maryse Le Roux ne veut pas savoir qu’il était membre du Service spécial de Célestin Lainé ; elle a pourtant lu ses mémoires et elle a appris qu’après-guerre il était responsable des scouts Bleimor rattachés aux scouts d’Europe et « selon certaines sources, membre de l’Opus Dei». Là, elle éprouve comme un doute : non, non, « l’homme avec qui j’ai parlé ne s’identifie pas avec ces appartenances qui me glacent», s’écrie-t-elle. Le nom de l’Opus Dei la glace ; les souvenirs de Bouëssel du Bourg évoquant « la vie du Bezen : manœuvres, gardes, exercices de tir, montage et démontage des armes, leçons de breton et d’allemand» ne la glacent pas du tout. Et le fait que Bouëssel se trouve avec Herry Caouissin à l’Institut culturel de Bretagne où ils prolongent glorieusement leurs actions pour la Bretagne, puisque Herry Caouissin est alors récompensé en sa présence par le Collier de l’Hermine, ne la glace pas du tout non plus.
Même chose pour Denise Guieysse et Meavenn : elles ont un mérite fou d’avoir su s’imposer dans un monde d’hommes. Où l’on serait tenté de voir deux furies plus fanatiques que les plus fanatiques, enfuies dans les camions du Bezen Perrot et revenues avec leurs SS pour continuer de militer, Maryse le Roux ne voit que tendre amour. Des nazies ? Allons donc ! Denise et Alain (Luëc, l’un des tortionnaires du Bezen) vivent une belle histoire d’amour en Allemagne (p. 89) et Meavenn s’enfuit pour suivre son amant, Jean-Marie Chanteau, l’un des chefs du Bezen (p. 95). L’amour, toujours l’amour ! Et puis, l’une est la digne fille de son père, l’autre a écrit de si beaux poèmes. Pour les trouver beaux, en quelle langue a-t-elle pu les lire, mystère, mais enfin, ultime révélation, Meavenn fait des petites madeleines… En conclusion, Ismaël Dupont nous l’explique, Meavenn « est une très belle femme et une personne de caractère. Elle est, à l’époque, la fiancée de Célestin Lainé avec qui elle pense se marier » et, pour finir, elle inspire à Morvan Lebesque (autre national-socialiste de la première heure) « des pages de son grand succès, Comment peut-on être breton ?).
Ainsi Comment peut-on être breton ? maître-livre de l’ethnisme breton, se voit promu sans réserve. Et le parti communiste de Morlaix promeut dans la foulée ce portrait nunuche de nazillons non repentis au bout d’un si romantique chemin. Les références aux productions autonomistes et les remerciements à Mona Ozouf pour ses conseils le montrent assez : le chiffon rouge ne sert qu’à dissimuler le gwenn-ha-du.
ÉRECTION DE SAINT KEO
Il est loin, le temps où les militants communistes chassaient les porteurs de gwenn-ha-du qui essayaient de se glisser dans les manifestations…
Il est loin, le temps, où le maire de Scrignac et les conseillers municipaux protestaient contre une simple phrase de Budes de Guébriant en hommage à l’abbé Perrot au congrès du Bleun Brug : « Les familles des fusillés, les associations de Résistance de Scrignac protestent énergiquement contre le fait qu’un ancien conseiller national de Pétain défende un traître à la France et attaque la Résistance qui en toute justice punit ce traître de la peine de mort. Perrot qui sous l’Occupation recevait en son presbytère les miliciens autonomistes bretons était bien pro-allemand… ». En 1948, il était clair pour tous que c’était bien parce que Perrot était un militant nationaliste breton qu’il était pro-allemand.
À présent (je l’ai appris grâce à la profanation de la tombe), le grand événement scrignacois, pour la presse régionale, du moins, est le pardon de saint Keo inauguré par l’abbé Perrot, avec le culte de ce saint, en 1937.
La jolie chapelle de Coat-Quéau avait été vendue en 1925 aux Bolloré. Ils en avaient fait une chapelle pour leur usine de Scaër car leurs ouvriers avaient besoin de beaucoup prier – et avaient emporté même le calvaire… Bolloré avait fait cadeau du terrain à L’abbé Perrot qui avait demandé à un militant nationaliste de ses amis, et futur agent de la Gestapo, l’architecte James Bouillé, de construire une chapelle au lieu-dit Coat-Quéau. Pour ceux qui douteraient de la collusion de Perrot et des Bolloré, ce fait mérite d’être rappelé. Perrot se plut à imaginer un saint pour parachever son œuvre de reconquête de la terre chrétienne par la celtitude. D’après Albert Deshayes, le toponyme « quéau» désigne des haies : « L’ancienne trêve de Coat-Quéau en Scrignac, Coetkaeaou en 1318, contient vraisemblablement le pluriel de kae, haie. » Coat-Quéau signifie donc le bois des haies. La reconquête par le Celte s’accommodait mal de tant de candide simplicité : surgit Keo avec K interceltique si viril, et donc désormais Koat Keo, le bois de Keo.
Non contents de faire leurs dévotions à ce saint tout droit sorti du cerveau de l’abbé Perrot, les Scrignacois ont décidé en 2014 de procéder à l’érection de Keo dans la Vallée des saints. Pour ceux qui ne le sauraient pas, la Vallée des saints est une hideuse réalisation touristico-identitaire s’inscrivant dans le projet de reconquête chrétienne d’une Europe des régions telle que voulues par Dieu (il s’agit du projet de l’Institut de Locarn, lobby patronal breton soutenu par Le Drian et le conseil régional : les gigantesques saints, exclusivement bretons, et pas français, qui doivent atteindre le nombre d’un millier et faire de la jadis magnifique vallée qu’ils colonisent une « île de Pâques bretonne », sont destinés à prouver aux touristes chinois descendus de leurs cars, l’authenticité d’une ethnie bretonne distincte de la France. Le label Produit en Bretagne créé par l’Institut de Locarn ouvre la vallée…).
Pour la somme de 12 000 €, ils ont ainsi aggravé la monstrueuse Vallée des saints d’une statue monumentale destinée à servir le culte du tourisme identitaire.
Nous avons ici, pour fermer la boucle, une illustration de la régression ethniste en cours.
Elle consiste, somme toute, à apprendre aux Bretons à prier saint Keo.
Et faire se rejoindre les chemins des communistes et des autonomistes dans un œcuménisme panceltique impliquant une même vision de l’histoire.
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Ne soyons pas trop pessimistes, il y a tout de même des esprits critiques et voici un article roboratif d’André Le Roux (auteur d’une non moins roborative chronique en gallo dans le journal Bretagne-Ile-de-France où est parue cette note de lecture).