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Voici en livre de poche l’édition abrégée et actualisée de ma thèse – autrement dit le résultat d’un long combat pour tenter de sortir Armand Robin de la lourde gangue de lieux communs et de mensonges dans laquelle il était enlisé. Un combat perdu, il faut le dire, puisque la gangue s’est remise en place, plus lourde que jamais. Encore fallait-il montrer comment la tentative menée pour chercher une voie nouvelle par une expérience visant à échapper à la poésie conventionnelle a été trahie, travestie, abêtie, de manière à faire de Robin un poète digne de figurer au panthéon des poètes maudits.
Il m’a semblé intéressant (quoique, bien sûr, totalement inutile) de revenir sur l’itinéraire de Robin pour faire pièce aux falsifications qui continuent de triompher partout et d’exposer aussi précisément que possible la manière dont ces falsifications servent à construire un mythe tissé de lieux communs admis comme invariants auxquels toute pensée doit se soumettre (sans qu’ils puissent être pensés puisqu’ils sont là avant même d’avoir été là, constitutifs d’un magma donnant sa cohésion au mythe).
Ceux qui ne se soumettent pas et qui, chose rare, opposent une résistance concrète sont inéluctablement repoussés hors du champ, écrasés par les mécanismes de la censure et, pour finir, enlisés sous l’envahissante gangue. C’est ce qui s’est passé pour Armand Robin et c’est ce qui s’est passé pour moi puisque, pour donner à lire les textes qui témoignaient de l’expérience de la « non-traduction » visant à lui permettre d’échapper à l’enfermement dans ce qu’il appelait la « poésie pour poètes », j’ai publié ces Écrits oubliés, ces émissions de Poésie sans passeport et ces Fragments qui ont à présent disparu. Pour en finir, encore fallait-il montrer comment le mythe enlise les textes eux-mêmes et les réduit à l’inexistence.
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Le cas d’Armand Robin offre un point paroxystique dans la forgerie puisque nous sommes en présence d’un auteur qui s’était voulu sans existence et s’est trouvé post mortem nanti d’une existence tissés de lieux communs souvent inventés constituant une parfaite biographie de Poète. Or, montrer la fabrique de la mythobiographie ne sert à rien, les ingrédients du mythe étant constitutifs de l’objet dont on parle, l’objet Robin. Cet « objet Robin » sans rapport avec ses textes, son travail, ses volontés exprimées a été, autre point paroxystique, créé à partir d’une invraisemblable falsification, à savoir une œuvre de poète conventionnel construite de bric et de broc à l’aide des manuscrits recueillis après sa mort, rassemblés, taillés à coups de ciseaux et publiés sous le titre Le Monde d’une voix.
Ces manuscrits, déposés aux éditions Gallimard, avaient été volés par un certain Léon, dit Alain, Bourdon. Avec l’aide de Robert Gallimard et des personnes qui avaient recueilli ces textes, j’ai obtenu qu’ils soient restitués (ou, du moins, ce qui en restait) et j’ai découvert qu’Alain Bourdon avait démantelé un manuscrit intitulé Fragments, manuscrit que j’ai publié après avoir procédé à l’archivage du fonds pour le compte des éditions Gallimard.
Le livre ne correspondait pas du tout à la doxa. Il constituait un obstacle, mince assurément, mais gênant. Comme d’ailleurs l’auteur lui-même l’avait été de son vivant – mais ce n’était pas un transfuge qu’il fallait : il fallait un poète pour poètes, le plus maudit possible, et le fait d’être mort suite à une arrestation était un attribut si merveilleusement valorisant pour étayer les arrière-fonds christiques constitutifs du mythe qu’il fallait coûte que coûte en revenir au Monde d’une voix et à la biographie concoctée par Alain Bourdon.
En 2006, les Fragments ont été pilonnés et Le Monde d’une voix a été republié tel quel. Le poète André Velter qui dirigeait la collection Poésie chez Gallimard avait besoin d’un Poète : il l’a donc promu, ou plutôt repromu, et ce alors même que l’éditeur possédait les manuscrits, leur édition validée par un jury dont l’un des principaux responsables de la maison d’édition était membre, et que ce même jury avait constaté que Le Monde d’une voix était une falsification.
Plus étonnant encore, si l’on s’en tient au domaine des faits, Le Monde d’une voix était précédé d’une édition tronquée de Ma vie sans moi, le premier livre d’Armand Robin, constitué pour moitié de traductions ; or, les traductions avaient été supprimées au motif qu’elles ne relevaient pas de l’œuvre du Poète. Exemple, encore une fois paroxystique, des effets de la normalisation mythificatrice (et mystificatrice) : un auteur qui avait fait de la traduction le moyen de faire de la poésie autrement, et d’échapper par là à l’enfermement dans une œuvre de Poète, était castré de ce qui, en effaçant la limite entre écriture personnelle et traduction, aurait pu remettre en cause le statut (et la statue) du Poète.
Trahison du texte, de l’œuvre, de l’auteur : trahison officielle, officialisée, faisant de Robin un faire-valoir de poètes pour poètes au service d’un mythe profitable : en fin de compte, la mort tragique d’Armand Robin fait partie du chic poétique valorisable dans les cercles de poètes avec prix, salons et médailles.
C’est contre cette indécence que j’ai, dès l’adolescence, voulu protester. Robin avait été privé de ce qui avait fait sa force vive et sa liberté. C’est au nom de cette force vive et de cette liberté que j’ai protesté en menant à bien ces éditions qui ont disparu et cette thèse qui avait pour but de leur donner statut objectif contre les falsifications : il m’a fallu revenir de ces illusions mais, lorsque mes recherches ont été pillées pour être mises au service du mythe et que j’ai dû engager une procédure pour plagiat, j’ai décidé de réagir et considéré comme une chance de pouvoir actualiser ces recherches et d’en tirer les conclusions. Merci donc d’abord à Catherine Coquio qui m’a offert cette chance.
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Lorsque cet essai est paru en édition de grand format, j’ai attendu avec curiosité de voir ce que deviendrait le mythe ainsi mis à nu. La réponse est bien simple – rien. Le plus étonnant, si toutefois il est encore possible de s’étonner en pareille matière, a tout de même été l’hommage rendu à ma longue quête en vue de rendre justice à ce grand Poète breton que fut Robin, frère en poésie de Xavier Grall et Anjela Duval (autrement dit deux poètes nationalistes bretons, deux incarnations de la pire ringardise poétique, celle que Robin avait voulu fuir).
Tout ça pour rien ?
Non, pas pour rien.
Il n’est pas inutile de montrer que l’illecture est la condition nécessaire de la fabrique, de la consolidation et du maintien du mythe. L’illecture ou l’art de lire sans lire, de lire pour en pas lire, de lire pour en lire que ce qu’on veut lire, l’illecture appuyée sur la vieille technique partisane caractéristique du discours nationaliste : la décontextualisation. Les faits, les citations, les images extraits de leur contexte sont mis en flottaison libre et sont ainsi rendus modulables, exploitables à loisir pour finalement servir le lieu commun attendu – en l’occurrence, une figure de Poète aussi conventionnelle que possible, avec œuvre poétique trafiquée.
Les récentes publications le montrent : impossible d’échapper à la gangue proliférante.
C’est tout de même ce qu’Armand Robin avait tenté de faire.
Et c’est aussi ce que j’ai essayé – en nageant à contre-courant vers une eau que j’espérais plus claire.
Le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne l’était pas, et qu’elle n’est pas allée s’éclaircissant.
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Comment et où se procurer le livre?
Amitiés
Dans n’importe quelle librairie au prix de 16 €. Si le libraire ne l’a pas (ce qui, en Bretagne, est généralement le cas s’agissant de mes livres) il a l’obligation de le commander.
Amitiés