Dans le courant du mois de juillet, je reçois une invitation à participer aux Assises de la traduction organisées en Arles par ATLAS (Association pour la promotion de la traduction littéraire). On m’invite à parler du temps dans les Lais de Marie de France. Ma traduction est parue en 2008 chez Babel-Actes sud, par la suite, j’ai publié les Fables dans la même collection, personne n’a jamais eu l’idée de m’inviter à en parler et, subitement, dix ans après, révélation ?
Mais il m’est précisé qu’en fait, je suis invitée par la traductrice des Lais. La traductrice ? Il y a donc désormais une traductrice officielle ? Eh oui, il s’agit d’une maîtresse de conférences à l’ENS, Nathalie Koble. Elle vient de publier avec une autre médiéviste Lais bretons (XIIe-XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains aux éditions Champion, et, tiens, quelle coïncidence, les lais de Marie de France sont mis au programme de l’agrégation, justement dans cette traduction.
Oh, souvenirs des œuvres mises au programme de l’agrégation par des universitaires en cheville avec des éditeurs prêts à tout publier, la vente du tirage étant assurée ! Oh, malheureux agrégatifs contraints de suer sang et eau sur l’effroyable œuvre au programme concoctée par quelque Dufournet ! Oh, atroces traductions de textes parfois si magnifiques, extraits du fond des temps pour être ainsi livrés sous forme d’indigeste hachis ! N’ayant pas le temps d’aller à la Sorbonne, je suivais, quand j’en avais le courage, les cours radiodiffusés du professeur Dufournet tout en surveillant l’étude du soir, et la pluie monotone des étymologies tombait comme une berceuse sur les fronts inclinés de mes élèves. Oh, litanies endormantes ! Du moins avais-je trouvé l’usage des cours d’ancien français radiodiffusés : le calme régnait, la nuit tombait, mes élèves, par compassion peut-être, appréciaient cette étrange rumeur soporifique. J’avais vingt ans : je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.
Telles sont les impressions qui m’ont assaillies à recevoir ce courriel. Surprise par cette invitation (car, depuis trente ans qu’ATLAS existe, jamais je n’avais été invitée à évoquer une seule de mes traductions), je me suis procurée l’édition des Lais bretons mise au programme. Par le plus grand des hasards, le livre s’est ouvert à la page de la bibliographie : ces deux éminentes médiévistes dont l’édition était destinée à faire autorité énuméraient toutes les traductions existantes… Eh oui, toutes les traductions, même les plus vieilles, les plus nulles, les plus difficiles à trouver. Toutes sauf la mienne. Absence totale : pas même une référence.
Cette traduction était pourtant d’abord parue chez Librio et s’était massivement vendue ; je l’avais ensuite chez Actes Sud avec les Fables. On ne peut pas dire que ces traductions aient été occultées : on les trouve partout, elles ont été dites à la Comédie française et diffusées sur France-culture à plusieurs reprises ; elles ont même donné lieu à un film d’animation qui a raflé tous les prix possibles. Il s’agissait enfin de la première traduction des Lais et des Fables, respectant la forme de ces poèmes subtils, précis et délicats…
Pour ce qui est de la délicatesse, il fallait repasser. D’abord, parce que ces chères collègues qui m’avaient ainsi oubliée, elles ne se croyaient pas tenues de s’en excuser, non, ni même de me demander si j’accepterais de parler du temps avec elles : on me faisait inviter, c’était déjà beau, et il allait de soi que j’allais accourir toute frétillante recueillir le doux sucre de la consolation. Telles sont les mœurs des universitaires.
Et ensuite parce que, pour ce qui est de la traduction, la méthode du mot à mot scolaire était (comme de coutume) de mise. Voici ce donne le début du « Lai du rossignol » (comme les lais n’ont pas de titre, il va de soi que le titre « Le laüstic » est non seulement très laid mais absurde puisque Marie explique que le lai s’intitule « laüstic » chez les Bretons mais qu’elle prend soin de le traduire)…
… Voici donc le début du « Lai du rossignol » dans ma traduction :
« Une aventure vous dirai
Dont les Bretons firent un lai
Le “Laüstic”, ce m’est avis,
L’appellent-ils en leur pays,
Soit dit “Rossignol” en français
Et “Nightingale” en bon anglais.
Une ville en pays malouin
Était renommée de fort loin.
Là résidaient deux chevaliers
En des demeures fortifiées.
Et la ville de ces seigneurs
Tirait renom de leur valeur.
La femme épousée du premier,
Sage, courtoise et distinguée,
Savait en toute chose agir
Comme il convient de se conduire.
L’autre, resté célibataire,
Était connu parmi ses pairs
Pour ses prouesses, sa valeur
Et ses largesses de seigneur :
Il donnait tournois, dépensait,
Savait offrir ce qu’il avait.
Or, voilà qu’il s’éprit soudain
De la femme de son voisin. »
.
… Et dans la traduction mise au programme de l’agrégation :
.
« Je vais vous raconter une histoire
dont les Bretons ont fait un lai.
Je crois qu’il s’intitule Laüstic,
comme on le dit dans leur pays,
c’est-à-dire « rossignol » en français
et « nightingale » en bon anglais.
Dans les environs de Saint-Malo
se trouvait une cité réputée.
Deux chevaliers y habitaient,
Dans deux châteaux fortifiés.
Grâce à l’excellence des deux seigneurs
La cité jouissait d’une bonne réputation.
L’un d’eux avait une épouse
Qui était avisée, distinguée, élégante.
Elle était extrêmement attentive à sa conduite,
Comme l’exigeaient l’usage et les bonnes manières.
L’autre chevalier était célibataire,
reconnu par ses pairs
pour sa vaillance et sa grande valeur.
Il vivait dans le faste :
il courait les tournois, dépensait sans compter
et donnait généreusement.
Il tomba amoureux de la femme de son voisin. »
.
Je pensais avoir démontré qu’il était possible de traduire les poèmes médiévaux en respectant la forme sans perdre en précision de sens, tout au contraire, et le cadre strict de l’octosyllabe contraignait à mettre en lumière les motifs, les allusions, les doubles sens, tout ce qui faisait le charme d’un texte exceptionnel.
À quoi bon ? La même méthode fait autorité en France et s’impose par le biais de l’université jusque dans les institutions supposées défendre la traduction littéraire. La forme est jetée aux orties au nom du sacro-saint respect du sens — mais le sens n’est pas du tout mieux respecté, loin de là. Je ne vais pas avoir la cuistrerie de ces traducteurs qui se permettent de juger les travaux des autres mais je suis bien forcée de voir au passage que ces quelques vers comportent des erreurs qui faussent le sens : les deux chevaliers ne vivaient pas dans des châteaux ; Marie insiste bien sur le fait que les maisons étaient mitoyennes, et l’un des plus beaux vers du lai indique :
« N’i aveit bare ni devise
Fors un haut mur de piere bise. »
« Rien qui les coupe ou les divise
Hors un grand mur de pierre bise. »
Imaginerait-on des châteaux mitoyens ? Le mot « maisun » désigne une maison, une demeure, et non un château. D’autre part, il n’est pas dit que la ville jouissait d’une bonne réputation grâce à l’excellence de ces deux seigneurs, mais que leur valeur contribuait à la renommée de la ville, ce qui n’est pas la même chose. Enfin, il n’est pas dit que le chevalier donnait généreusement mais qu’il donnait bien, qu’il savait donner, ce qui suppose générosité mais le sens est beaucoup plus fin. Passons sur l’effacement des mots essentiels : « aventure » et « courtoise » qui sont les mots que j’ai respectés prioritairement et, bien sûr, laissés en place chaque fois qu’ils apparaissaient dans l’ensemble du volume pour que la trame des motifs ne soit pas déconstruite.
Mais de quoi parlons-nous ? La trame, les motifs, le volume ? Allons donc ! Je m’étais efforcée de montrer que le recueil des Lais était construit : mais non, c’est du lai, voilà tout… et ces gracieux chefs d’œuvre que sont les lais de Marie sont donnés comme en vrac sous le label « Lais bretons » avec une demi-douzaine de lais anonymes. Les militants bretons vont pouvoir démarquer cette édition et en faire un produit celtique ; encore un peu et le business arthurien va pouvoir s’en emparer. Adieu, Marie…
Et adieu gracieuses fables traduites de langues pas celtiques : dans tout le volume, pas une seule mention des Fables. Marie est l’auteur de lais bretons. « Le celte fait vendre », disait l’organisateur du Festival interceltique : la fabrique identitaire va pouvoir plus que jamais plonger et replonger dans les limbes celtomaniaques qui ont déjà si souvent enlisé Marie.
Les organisateurs des 34e Assises de la traduction ont-ils seulement ouvert ce volume ? Ils ne se sont pas avisés que la traductrice qu’ils invitaient n’y figurait que comme absence. Ils ne se sont pas avisés non plus qu’il y avait quelque incongruité de la part d’une Association pour la promotion de la traduction littéraire à promouvoir une traduction universitaire dénuée de qualité (comme d’ailleurs de prétention) littéraire.
Marie de France aura eu le triste mérite d’attirer l’attention sur le problème.
Pauvres agrégatifs.
NB : En avril dernier, j’avais rédigé une courte actualité intitulée Marie de France à l’université : elle est plus actuelle que jamais…
Février 2019 : Je reçois le volume de la Pléiade contenant l’édition des Lais : la traduction est d’une nullité absolue. Record pour le coup difficile à battre (mais il est vrai que l’université peut toujours se surpasser). Les lais ne sont d’ailleurs plus donnés pour des poèmes mais pour des « récits » : une fois la poésie radicalement éliminée, reste un fatras d’histoires médiévales à lire en bâillant, à moins de donner dans la celtomanie.
Faut-il s’étonner que cette édition « savante » des Lais, pourtant bavarde et peu avare de références parfois inutiles, passe également sous silence l’article d’Armand Robin intitulé « Le règne du coeur: Marie de France »? Trop éclairant, sans doute…
Oui, l’article de Robin aurait bien mérité d’être cité (c’est son dernier texte et il est à lire comme un adieu) mais vu qu’il n’y a pas même une simple mention des Fables de Marie… Ce qui est surtout malheureux est la manière dont l’université s’acharne à tuer toute poésie, mais, là, rien de neuf ! Bon courage pour les bien nommées épreuves de l’agrégation !
Merci pour ces précisions. A l’oral, il faut qu’on travaille à partir du texte en AF et proposer notre propre traduction. Je vais acheter votre livre.:)
Merci pour votre message ! Je viens de découvrir l’édition des Lais de Marie de France en Pléiade : c’est encore plus atroce. L’infortunée Marie si fine, si gracieuse, enlisée sous un lourd mastic de prose. Et quelle morgue dans la référence aux collègues universitaires, seuls autorisés. Le pédantisme pour base du business médiéval. Les candidats sont invités à proposer leur propre traduction mais on leur impose pour modèle une traduction défaillante ! Beau cynisme… Quant à ma propre traduction, qui s’efforce de restituer le sens en s’appuyant sur le respect de la forme, elle est tout simplement interdite, censurée dans toutes les éditions autorisées. Il faut que les candidats se la procurent clandestinement… Ne la mentionnez surtout pas à l’oral et traduisez en prose aussi ânonnante que possible pour être sûre de plaire au jury. N’hésitez pas à me poser des questions si vous en avez. Et bon courage !
Merci. C’est notre prof de fac qui nous a parlé de votre traduction et de votre billet. Il était scandalisé comme vous. En lisant dans un premier temps la traduction de l’édition au concours, je n’avais même pas compris que les lais étaient de la poésie. ^^ Et comme je suis aussi en poste en collège, j’avais abandonné l’idée de faire lire les lais comme poésie amoureuse à mes 4e jusqu’à ce que je vois votre traduction !
Je suivrai votre conseil pour l’oral si oral il y a. Merci encore et bonne soirée.
Remerciez votre professeur pour moi ! Je suis bien contente de savoir qu’il y a encore des esprits rétifs.
Figurez-vous qu’à l’origine, j’ai traduit les Lais précisément pour que les élèves de collège puissent découvrir la littérature du Moyen Âge sous une forme directement accessible grâce à la musique des vers : mon éditrice dirigeait la collection Librio (le livre à un franc, à l’époque) et j’ai trouvé amusant de donner une édition avec des notes aussi érudites que possible sur tous les points sensibles (aux médiévistes) pour toucher un public neuf, candide et ouvert. D’un côté, ç’a été un succès car Librio a vendu des dizaines de milliers d’exemplaires des Lais et, de l’autre, ç’a été un échec car cet éditeur a coutume après quelques mois ou quelques années d’expédier au pilon tout ce qui ne circule plus assez vite. Donc, j’ai repris mes droits et trouvé un autre éditeur. Mais, et c’est où votre message me touche particulièrement, ma traduction (qui visait d’abord à être donnée à lire dans les classes de collège) me semble en effet de nature à montrer que les Lais sont accessibles à tous sous réserve de respecter leur forme ciselée, si étrange au début pour les enfants et qui, ensuite, agit comme une clé qui leur permet d’entrer dans un domaine inconnu.
C’est grâce à la musique des vers que le Bisclavret qui a donné lieu à un film d’animation, a pu séduire les enfants : ce film a eu je ne sais plus combien de prix et de nombreux enfants ont dit qu’ils l’aimaient parce qu’il était « en rimes ». La musique est première, et les enfants le comprennent très bien.
Je serais curieuse de connaître les commentaires de vos élèves si, grâce à vous, ils lisent un lai… Au moins l’agrégation aurait servi à quelque chose ! Et, pour ce qui est du sens des lais, je pense que la lecture à deux voix par des adolescents serait la meilleure préparation possible à l’oral car le respect de la prosodie m’a forcée à rendre immédiatement compréhensible ce qui était enlisé dans les traductions universitaires : tout doit devenir limpide et couler de source. Prenez le texte en ancien français et écoutez vos élèves – à mon avis, ce sera une belle manière de réviser.
Heureusement qu’il y a encore des personnes vivantes pour faire des concours une occasion de rencontre et de partage !
Bonjour Madame Morvan,
Je vous remercie pour vos conseils. J’ai travaillé avec les 6e le « Bisclavret » et avec les 4e le « Laüstic. » Les élèves étaient tous attentifs et curieux. Comme je n’avais pas encore reçu votre édition de chez Actes Sud, j’ai travaillé avec l’édition au programme en essayant au maximum de partir de l’AF. Je conserve en tout cas ces séquences que je modifierai à partir de votre traduction l’année prochaine.
Vous me conseilliez de faire lire le texte à deux voix : c’est-à-dire comme dans l’enregistrement de la Comédie française ? Ancien français et traduction en même temps ?
Merci et bon dimanche.
Bonjour,
Je suis désolée que vous n’ayez pas pu acheter ma traduction. Pourtant, elle est disponible, les éditions Actes Sud me l’ont assurée, et on peut l’acheter en un clic sur Amazon (mais il vaut mieux, bien sûr, la commander chez le libraire).
Je vous conseillais de faire lire ma traduction à deux voix car les élèves ont plaisir à découvrir le rythme et la musique du vers tout en suivant le déroulement de l’histoire. Mais leur faire lire une traduction informe, c’est au contraire les inciter à ne tenir aucun compte de la langue et à considérer qu’un texte, c’est après tout un peu n’importe quoi que l’on peut traiter à sa guise. Mieux vaut leur faire découvrir le texte en ancien français…
merci pour cet article éclairant
question : avez-vous oeuvré également sur des lais anonymes, je pense précisément à Tydorel, réputé concerner le lac de Grandlieu, en proximité duquel j’ai conté les années récentes…
Bonjour ! Oui, j’avais jadis travaillé sur le Lai de Tydorel que j’avais adapté (l’auteur n’a pas la concision de Marie de France). Je pensais alors qu’il aurait été intéressant de faire un recueil d’un choix de lais peu connus, mais, vu le contexte, c’est à présent inutile. Dommage !