Je termine l’essai sur Synge qui m’a été demandé — le premier essai sur cet auteur dans le domaine francophone…
John Millington Synge a écrit en anglo-irlandais, c’est-à-dire dans la langue que parlaient les paysans irlandais, un anglais imprégné de structures gaéliques. Il va de soi que s’il a choisi d’écrire en anglo-irlandais et pas en anglais banal, c’est qu’il y trouvait avantage. Et, de fait, cette langue incorrecte est merveilleusement efficace : elle a surtout l’immense mérite de permettre de sortir du registre de la faute. C’est un pied de nez aux pédants et une langue de poésie gagnée sur l’interdit — voilà ce qui m’a donné envie de traduire tout le théâtre de ce merveilleux Synge, ce que j’ai fait, et c’était aussi un pied de nez aux pédants, vu que je l’ai traduit en franco-breton, langue non moins honnie que l’anglo-irlandais. Je ne m’attarde pas là-dessus : j’ai déjà consacré ici une page à Synge.
Or, rassemblant tout ce qui avait pu être écrit sur cet auteur, j’ai découvert que, depuis 25 ans, des universitaires s’acharnaient à démontrer que l’anglo-irlandais ne peut pas se traduire en français et donc que ma traduction est tout simplement impossible. Bizarre, elle s’est pourtant jouée dans toute la France. Mais non. Traduire Synge, c’est mettre Synge en bon français. Il n’écrivait pas en bon anglais ? Non, mais chez nous, seul le bon français a droit de cité, et d’ailleurs, le franco-breton n’existe pas. Intéressant ! On le trouve pourtant dès le XVe siècle dans la Farce de maître Pathelinque j’ai eu le plaisir de traduire.
Toujours est-il que la vérité sur mon entreprise de traduction de Synge est ainsi exposée depuis des années, sans que j’en ai été avertie, dans les lieux où se décide ce que doit être la traduction. Mœurs universitaires…
Personnellement, comme je laisse les autres traduire à leur manière, fût-elle désastreuse, sans m’en occuper, je n’entends exercer aucune autorité. L’anglo-irlandais se traduit très bien en franco-breton et voilà tout. Synge est un auteur aussi drôle que les gens de la campagne qui venaient le mardi raconter les nouvelles épiques de la semaine dans le bistrot de Lomig Donniou et lui-même disait avoir trouvé ses répliques en écoutant les servantes dans sa cuisine du Wicklow, donc notre source d’inspiration était bien éloignée de la Sorbonne que nous avons pourtant fréquentée l’un et l’autre…
Comme il m’a été demandé de m’exprimer à ce sujet, j’ai rédigé un article qui a été publié dans la revue Équivalences, revue de traductologie. Mais vu que je n’arrive pas à lire cet article en ligne, je l’ai mis sur ce site où il sera, j’espère, plus accessible. Il apparaît sous son titre original, à savoir « Traduire le théâtre anglo-irlandais».
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Non moins désarmant dans le même registre, le mémoire d’une étudiante en traductologie qui a passé du temps à étudier les traductions de Synge et qui conclut que ma traduction est « la plus intéressante» mais qu’hélas, elle ne pourrait pas être jouée : il faudrait distribuer ma « magnifique introduction» pour que les spectateurs comprennent que le français qu’ils entendent est bizarre parce qu’il est breton, ou encore leur distribuer une petite feuille explicative, ou, tout au moins, « introduire le mot breton dans la traduction». Tant qu’à faire, on pourrait aussi introduire un acteur avec un panneau indiquant ICI BRETON…
Aucun des éminents spécialistes qui dirigeaient son travail n’a cru devoir lui faire observer que le but d’une traduction n’est pas de faire breton ou javanais mais d’offrir un équivalent plausible à la langue source ; aucun non plus n’a cru devoir remarquer que mes traductions étaient jouées.
Plongée dans mes dossiers sur Synge, j’ai été surprise de lire les commentaires des critiques dramatiques — et je les ai ajoutés à l’entretien sur Synge que j’avais accordé à une autre traductologue : je ne mesurais pas à quel point cette traduction allait à l’encontre de la doxa. Il a fallu beaucoup de courage à ceux qui l’ont défendue.