Un monde en partage : Tchekhov

Je reçois avec quelque retard la copie d’une interview demandée par La Croix sur Tchekhov.

Miracle, le texte publié me semble conforme à celui que j’avais envoyé, alors même qu’on m’avait demandé des modifications, des éclaircissements, des notes explicatives, et ainsi de suite…

Quel soulagement, il est là dans son état natif, tout bête, tout simple, et disant tout uniment ce que j’avais envie de dire…

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« Voilà maintenant bientôt un quart de siècle que nous traduisons Tchekhov, André Markowicz et moi.

Cher Anton Pavlovitch, pas une minute d’ennui, pas une ombre de déception, un humour plein de délicatesse, un art de vous réserver des surprises et des trouvailles inattendues, même après vingt-cinq ans, qui dit mieux ?

Un auteur sans vanité, un compagnon aux ressources inépuisables, un trésor de sagesse, capable de vous faire un petit pied de nez au détour d’une réplique et d’amener des metteurs en scène à ne pas chercher depuis plus d’un siècle le chant du butor étoilé qu’il a pourtant mis au cœur de La Cerisaie… Menus signes de complicité, sans importance et pourtant jamais dénués d’importance, donnant au fil du temps une impression de compagnonnage…

Au moins en cette vie avons-nous eu la chance de traduire Tchekhov – nous devrions penser chaque jour à l’en remercier et à nous mettre enfin à rassembler les nouvelles que nous avons laissées çà et là éparses, à traduire ses lettres sans nous borner à celles qui éclairent les pièces. En fait, le théâtre de Tchekhov est un monde en soi et nous avons l’impression de l’avoir parcouru en partant de Platonov en 1990 pour arriver à Platonov, qui a mis fin en octobre 2014 à notre traduction de son théâtre complet, un peu comme on fait le tour du monde, remettant chaque œuvre sur le métier, affinant les traductions au fil du travail avec les metteurs en scène.

Tout ce que nous apprenait une pièce nous permettait de mieux voir les autres, et de mieux entendre les comédiens qui leur donnaient vie : c’est en traduisant et en retraduisant La Cerisaie en 1992 que nous avons compris que la version originale de la pièce, la version rédigée par Tchekhov et non revue à la demande de son metteur en scène, nous semblait plus intéressante que la version définitive ; c’est en traduisant et en retraduisant La Mouette trois ans plus tard que nous avons décidé de donner la version originale et la version académique de chaque pièce (c’est-à-dire le texte original remis par Tchekhov à la censure, texte jusqu’alors inconnu en français, et le texte définitif revu à la demande des metteurs en scène) ; et c’est, pour finir, ce qui nous a amenés à donner la version intégrale de Platonov, pièce sur laquelle nous revenions pour la quatrième fois : le jeune Tchekhov avait tenté de supprimer tout ce qu’il pouvait de ce monstre de dix heures pour le rendre jouable, mais ce qui avait été coupé était passionnant, apportait un éclairage nouveau sur l’ensemble – trésor où puiser pour un metteur en scène, détails pleins d’intelligence, à supprimer peut-être mais à garder en mémoire pour orienter le jeu de l’acteur…

Lorsque nous avons été invités à proposer une traduction de Tchekhov pour clore le cursus de la première promotion de l’École de traduction littéraire du Centre national du livre, nous avons d’abord pensé donner trois scènes d’amour à traduire aux stagiaires, puis une seule scène d’amour et, pour finir, nous avons passé quatre heures à ne pas traduire mais simplement essayer de rendre sensibles les miroitements intérieurs des premières répliques de La Mouette – une scène d’amour complètement ratée, six ou sept répliques, mais si riches, si complexes, si fines dans leur légèreté, ouvrant chacune sur un monde… C’est ce monde que nous avons eu l’immense chance de parcourir. Puissions-nous encore le donner en partage ! »

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