Dostoïevski

Dosto 2 thésaurus

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Le dernier tome des œuvres romanesques de Dostoïevski en Thésaurus vient de paraître. Pendant onze ans, j’ai relu toutes ces traductions. Daredjane, la mère d’André, relisait pour vérifier d’après le texte russe et renvoyait le manuscrit avec ses annotations en russe ; moi, je reprenais après intégration de ses corrections et je corrigeais sur un nouveau tirage ; ensuite, mes corrections étaient ou non intégrées, ce qui donnait un troisième manuscrit ; puis il y avait le stade de la relecture par l’éditeur, Hubert Nyssen, ou par Sabine Wespieser qui dirigeait alors la collection Babel. Et quand le premier livre est paru, le traducteur a reçu par Interflora un superbe bouquet de fleurs de la part de son éditeur. Autre temps, autres mœurs… Nous avions alors tous l’impression de participer à une expérience nouvelle, une exploration des voies non frayées de la littérature, par la traduction, une expérience de poésie.

Ce travail était tout à fait héroïque de la part de Daredjane qui détestait Dostoïevski et ne manquait jamais de souligner les incohérences de ses romans d’un дурак bien senti. Quant à moi, je ne cessais pas de rectifier, en sorte que mes corrections auraient pu offrir (d’après le traducteur) une version de Dostoïevski conforme à la doxa française et permettant de délimiter les normes auxquelles il fallait échapper.

Pendant des années, j’ai archivé ces étapes de la traduction, pour chaque roman, dans ces bacs de plastique transparent comme on en vend pour ranger les jouets des enfants. C’étaient des bacs empilables et je les empilais dans ma cave, le long des murs. Roman après roman, la cave se remplissait. Et puis, un jour, des dealers se sont installés chez une vieille femme de l’immeuble, et ils ont commencé à entasser dans sa cave, puis dans les parties communes des caves, des caisses. J’ai (seule de tout l’immeuble) protesté. Les dealers ont fui mais ont mis ma cave à sac et de toutes ces strates de corrections archivées en vue de constituer une histoire de cette traduction il n’est resté que des piles et des piles de papiers en vrac. Je les ai mis dans des sacs et je les ai jetés.

En fait, il m’est arrivé à peu près la même chose avec les nationalistes bretons vers la même époque : j’ai découvert un trafic, j’ai protesté, et tout ce que j’avais soigneusement archivé, préparé pour une étude qui aurait pu être intéressante a été pulvérisé. Inutile d’y revenir, c’est le sujet du Monde comme si.

Mais, dans le cas de Dostoïevski, bien des romans n’étaient pas encore traduits, et nous avons archivé les strates de corrections dans des cartons, moins bien rangés, il est vrai, mais, avec les dossiers de presse, ils constituent un fonds intéressant pour l’histoire de la traduction. Il s’agirait de savoir à qui le donner… Ce que montrent ces dossiers de presse, c’est la manière dont une traduction, qui a d’abord été l’objet de polémiques virulentes, a fini par être admise (grâce au théâtre et malgré l’université), puis comprise — et l’article du Monde des livres qui est paru ce jour est passionnant à cet égard : pour la première fois, le critique passe outre la polémique et considère l’ensemble en montrant combien la langue en forge le sens. Ce faisant, Sabri Louatah donne raison au traducteur qui expliquait, au début de cette expérience, qu’il était inutile de traduire un seul roman car il fallait aller à l’encontre de la tradition française : seule la traduction intégrale des romans pouvait créer le contexte et permettre une lecture nouvelle. Créer le contexte, tel était le but. Et, de fait, il a été atteint.

Dostoïevski, Le Monde, 3. 3. 2016

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