Le Printemps des poètes et l’art d’être à l’ouest 

« Dans cette vie, tant qu’on peut, il faut faire de l’ouest. » Sylvain Tesson.      

                           « Errare humanum est » est-il écrit à la page de garde du manuel de la graineterie comparée. À quoi je me permettrai d’ajouter de mon propre chef : “Errare humanum ouest“... » Pierre Dac.

Je le précise avant tout : je n’ai jamais participé au Printemps des poètes, je ne sais pas en quoi consiste cette opération festive imaginée par Jack Lang en des temps où l’argent coulait à flots pour abreuver des gosiers secs, ni quels poètes ont choisi d’honorer quels poètes ou de se promouvoir eux-mêmes. La polémique lancée suite à la désignation de Sylvain Tesson comme parrain de cette opération m’a donc laissée totalement indifférente. Je n’avais jamais lu une ligne de Sylvain Tessson que j’ai d’abord confondu avec son père, m’étonnant de la longévité de ce journaliste que je connaissais surtout comme fossoyeur de Combat. J’ai ensuite appris qu’il s’agissait d’un auteur d’extrême droite et que des auteurs, parlant au nom de la Poésie, s’opposaient à sa désignation. 

Il m’a néanmoins fallu prendre connaissance de cette polémique car André Markowicz m’a fait savoir qu’il se sentait obligé d’écrire une chronique à ce sujet. Pourquoi ? Parce que de plus en plus de lecteurs lui demandaient son avis sur la pétition signée par 1 200 (à présent 2 000 ?) personnes pour protester contre Sylvain Tesson. Je l’ai prié de n’en rien faire mais il m’a lu cette, de fait, consternante tribune (qui se terminait par une non moins consternante apologie de la Poésie incarnée par le Printemps des poètes conclue par ces mots : « S’iels nous prennent la grâce, nous garderons la dignité. »). Sachant que rien ne l’arrêterait, je me suis contentée de lui dire que tout ça ne serait qu’une source supplémentaire d’ennuis. Et j’ai commencé à développer des arguments qui, de fil en aiguille, m’ont amenée, qui l’eût cru, piège infernal, à lire Sylvain Tesson et trouver des raisons de m’indigner à mon tour…

PÉTITION 

Pour commencer, j’ai indiqué que cette pétition n’avait aucun sens car, ce Sylvain Tesson, qu’avait-il fait sinon accepter la proposition qui lui avait été faite par la présidente du Printemps des poètes, Sophie Nauleau, l’épouse du poète André Velter, premier président du Printemps des poètes ? Sylvain Tesson aurait-il dû se retirer en avouant qu’il pensait mal (en regard des vrais poètes qui, pensant bien, sont de gauche) ? Et laisser la place à un vrai poète de gauche ? Mais comment un vrai poète de gauche aurait-il pu se donner le ridicule de célébrer « la Grâce » (car tel était le thème de ce Printemps parrainé par cet auteur d’extrême droite) ? Jusqu’alors, à ce que j’ai pu voir, les parrains du Printemps des poètes avaient tous été des acteurs et des actrices, à part un poète, Jacques Bonnafé, qui, par la suite, je l’ai découvert aussi, s’était signalé par des vociférations car il ne supportait pas de voir la poésie associée à la Garde républicaine (pour inaugurer en fanfare son règne de directrice artistique du Printemps des poètes, Sophie Nauleau avait convié la Garde républicaine). 

Mœurs étranges de ce petit monde… Comique ? Non, pas vraiment comique, j’en savais quelque chose car, Sophie Nauleau, j’avais été contrainte de la lire lorsque j’avais tenté de comprendre comment, au terme de longues falsifications des manuscrits d’Armand Robin, ce malheureux auteur avait été changé en poète maudit, en poète en pied, en Poète, lui qui avait toujours voulu fuir la poésie pour poètes. L’opération avait été bouclée précisément par André Velter qui avait réédité dans la collection Poésie/Gallimard (qu’il dirigeait) l’édition falsifiée des manuscrits d’Armand Robin. J’avais soutenu une thèse d’État, obtenu que les manuscrits de Robin soient restitués aux éditions Gallimard (avec le soutien de Robert Gallimard), prouvé qu’un manuscrit intitulé Fragments avait été démantelé pour fabriquer Le Monde d’une voix, édité les Fragments – et, pour finir, André Velter rééditait Le Monde d’une voix cependant que les Fragments passaient au pilon… Le tout au nom de la Poésie. 

Vingt ans de recherches perdus, ça n’a rien de comique, et néanmoins cette mésaventure permettait de comprendre sur quelle conception de la poésie se fondait cette fabrique du Poète. En écrivant Armand Robin ou le mythe du Poète pour tirer la leçon de cette expérience, j’ai dû lire Sophie Nauleau, c’est-à-dire sa thèse intitulée André Velter, troubadour au long cours. Mieux vaut, dira-t-on, être un troubadour au long cours qu’un troubadour au cours court (ou au court cours) mais, dans le cas qui m’intéressait, c’était un cours torrentiel, un déluge, un déversement de clichés qui, à force de s’accumuler, formaient une énorme masse, une vaste colline molle laissant surgir en ses plis la figure du Poète. Celle que le Printemps des poètes avait mission de célébrer. 

Le fait que Sophie Nauleau ait choisi Sylvain Tesson s’inscrivait dans ce contexte et n’avait donc rien de surprenant. Ce qui l’était, en revanche, c’était la manière dont chacun s’était soumis au règne du Poète, célébré sous les auspices de l’Homo festivus, et contribuant massivement à marginaliser ce qui de poésie aurait pu percer hors de cette organisation tenue d’une main de fer.

DÉMISSION

Alors même que mes arguments me semblaient tombés dans le vide, j’ai découvert à ma grande surprise que Sophie Nauleau avait démissionné. Il est vrai que le personnel, peu sensible à la hauteur poétique de ses aperçus, avait profité de l’appel d’air provoqué par la pétition pour se plaindre de ses pratiques (mais pourquoi elle et pas le président, Alain Borer, qui avait couvert l’opération, ou le parrain, qui, ne serait-ce que par galanterie, sans même parler de solidarité, aurait dû aussitôt se déparrainer ?). Elle avait démissionné en disant qu’elle ne dirait rien mais en rappelant tout de même qu’elle avait écrit « Le chêne de Goethe », un documentaire réalisé dans le camp de concentration de Buchenwald. Un pied à l’extrême droite, un pied à Buchenwald… Moi qui travaille en ce moment sur l’histoire de mon grand-oncle déporté à Buchenwald, j’ai eu comme un haut-le-cœur. 

J’en ai eu d’autres par la suite en lisant les prises de position de la droite, de l’extrême droite, de la ministre de la Culture, de Jack Lang et même de Fabien Roussel au nom du Parti communiste en faveur du tandem Nauleau-Tesson – et ce tandis que l’ultragauche se déchaînait contre ceux qui osaient critiquer les formules de la pétition, formules que bien des signataires, menés par leur souci de combattre la montée de l’extrême droite, avaient absoutes comme aimable verbiage poétique – et là est bien en fin de compte le problème que pose le traitement de la poésie par le Printemps des poètes. 

Pour finir, les critiques en place et les tenants de l’ordre ont eu beau jeu d’opposer aux élites (incarnées par la présidente du Printemps des poètes et l’auteur élu pour célébrer la Grâce) la piétaille des jaloux : une horde de 1 200 (2 000 ?) inconnus (hormis une pincée d’auteurs à renommée) assaillant l’institution – les gilets jaunes de la poésie, les indignés, les factieux, les sans-dents qui auraient mieux fait de se taire face au Grand Auteur qui honorait la Littérature française. 

En fin de compte, comme dans le cas d’Armand Robin, la polémique montrait comment l’institution prenait et reprenait le pouvoir, au service d’une idéologie qui était par tous passée sous silence, à savoir l’idéologie portée par le mythe du Poète.   

Cependant que les ventes de l’auteur martyr s’envolaient…

INTERROGATIONS

Bien loin de ce tohu-bohu qui ne se calmait pas, j’en étais à me pencher sur les manifestations des paysans en Bretagne (manifestations qui donnaient à la polémique du Printemps des poètes un côté plus dérisoire encore) lorsque un ami (qui avait signé la pétition) m’a fait parvenir quelques citations extraites du dernier livre de Tesson, Avec les fées

Allons donc, était-ce possible ? 

Un auteur qui avait été choisi entre tous pour parrainer un événement officiel, qui avait suscité une telle polémique, qui était défendu par la ministre de la Culture (et tant d’autres, ministres ou pas) pouvait-il vraiment avoir écrit de telles inepties ? 

Je me suis mise à lire Sylvain Tesson non pour savoir si les citations que j’avais reçues étaient exactes, car je ne doutais pas de la précision de mon correspondant, mais pour en avoir le cœur net : l’institution littéraire en France en était-elle arrivée là ? 

Des lecteurs, écrivains et autres, s’étaient indignés parce qu’il s’agissait d’un auteur d’extrême droite mais pas un seul n’avait pris en compte le fait qu’il ne s’agissait pas d’un auteur mais d’une sorte de sous-journaliste à prétentions promu auteur par un dévoiement de la poésie employée comme faire-valoir et cache-misère.    

Que Sylvain Tesson soit un auteur d’extrême droite ne fait aucun doute. Son attitude à l’égard du monde est celle des « hussards », ces mauvais auteurs mis en place par les héritiers de la collaboration après-guerre : il parcourt la planète en seigneur, consommateur d’espaces mis à sa disposition par une sorte de dieu dont il perçoit par instant la présence, et c’est la raison pour laquelle il se lance dans une exploration des terres celtes, vestiges sauvages, encore épargnés par la vulgarité moderne. Cette exploration est l’objet de ce livre : un banal parcours touristique en bateau présenté comme un itinéraire initiatique. « Les promontoires de Galice, Bretagne, Cornouailles, du pays de Galles, de l’île de Man, de l’Irlande et de l’Écosse dessinaient un arc. Par voie de mer j’allais relier les miettes de ce déchiquetage. Sur cette courbe, on était certain de capter le surgissement du merveilleux. »  Le merveilleux, la fée du merveilleux qui lui ouvre les yeux sur la celtitude comme approche de l’indicible : tous les vieux clichés de la celtomanie nourrie d’un culte des origines fantasmé dans la haine de l’esprit des Lumières, servent de toile de fond aux paysages revus et corrigés par ces visions mystiques de commande  : « Moi, c’est dans le paysage que je plaçais le lien des époques. Cinq millénaires conduisaient des dolmens à l’indépendance de l’Irlande en passant par la quête du Graal. Ces chapitres recelaient la même essence océanique. Cette géographie sonnait un assaut permanent : la houle sur les falaises, les oiseaux sur les roches, le vent sur la lande, les herbes sur les haies, les mèches sur les épaules, les chevaux dans les bois, les chevaliers au tournoi, les spectres dans les âmes et le lierre sur les ruines. L’Ouest est une ruée. » 

Page après page, des resucées de lectures sur les Celtes, la quête du Graal, le roi Arthur sont plaquées sur des descriptions que l’on croirait tirés de manuels de rédaction selon le principe un paysage : un couplet. 

Baie des Trépassés : surgit un Breton du cru. « Au fond de la baie des Trépassés, un homme m’avait confirmé le martyrologe naturel de tout Breton :— Je suis un Mervel. On a fait sauter le « le » à la Révolution. Pour survivre.— Et après ?— Après, mon arrière-grand-oncle achète un bateau de pêche avec ses trois frères. Un coup de vent. Tous morts. » Le « Le » perdu ? Pourquoi ? Comment ? Pour survivre à quoi ? Le nom de famille Mervel (Mourir en breton) n’existe pas, le nom Le Mervel non plus. S’agirait-il d’une confusion avec Mevel (Valet) ? Peu importe, ça fait breton, ça fait celte, la mort règne et la Révolution française est dénoncée comme origine du long martyrologe breton. 

Land’s End en Cornouailles : « Le paysage était un rêve celtique, vu par les romantiques : une suspension dans les genêts, légèrement kitch, soutenue par des orgues basaltiques.  » Le rêve celtique, de fait, relève du kitch et l’auteur laisse entendre qu’il le sait, que c’est ce faux parce qu’il est faux, ce romantisme à la gomme qui lui plaît comme un décor habillant le sarcasme. 

Stonehenge : « Édifiés dans la mystérieuse énergie indo-européenne, ces mégalithes avaient inspiré les légendes des géants celtes, alimenté la création tardive de Merlin, servi d’assise au renouveau breton, puis peuplé les poèmes du XIXe siècle. Leur ombre continuait à attirer la jeunesse biberonnée au glucose global où se mêlaient la Pachamama, les soucoupes volantes et les basses des groupes de hard metal. »  Les Indo-européens à la mystérieuse énergie passent des mégalithes au hard metal et les délires de Markale nourrissent les considérations sur la harpe, le triskell, la mer : « La mer a façonné la pensée celte » ; « la pensée atlantique vibrait d’un son de harpe » ; l’esprit celte est « une dynamique de l’être » ; mieux encore : les yeux des Bretons sont bleus parce qu’ils savent rêver face au large… 

Ce fatras que l’on dirait issu des pires revues druidiques est ressassé comme un dogme qu’il faudrait asséner contre les faits, l’histoire, la rationalité :  « L’identité celtique est une sculpture taillée il y a deux cent cinquante ans par une troupe de poètes, de marins, de paysans qui ont lancé un appel dont l’écho s’amplifia. De la Galice à l’Écosse, sonnent aujourd’hui les cornemuses d’une idée très récente, enracinée dans une mythologie très lointaine. Les esprits rationnels y voient une affabulation doublée d’une imposture. Le sentiment d’une appartenance à un espace géo-spirituel rebute les âmes techniques. Certains historiens à la triste figure dénoncent l’artifice des imageries mentales celtiques. Ces moralisateurs craignent les discours sur « l’origine commune ». Ils aspirent à une Histoire rationnelle. » 

Le mythe des origines pour alimenter le « monde comme si » du nationalisme panceltique et dénoncer la France républicaine : le comble de l’émotion est atteint quand l’auteur voit à la télévision les funérailles de la reine d’Angleterre : « Ainsi donc, les peuples des nations, stupéfaits par la magnificence des funérailles d’Élisabeth, allaient-ils se rendre compte de la nécessité de la grandeur. Bien des Français contemplant les fastes royaux et l’adhésion de tous à la splendeur d’un seul se diraient : “Qu’avons-nous fait ?” Bien sûr, quelques ricaneurs ricanèrent. Le faste les agressait comme le soleil cloue le cloporte. » 

Cloué au sol par le soleil de la monarchie, le cloporte français laisse les glorieux Celtes attendre le retour du roi Arthur et la fée qui a accompagné son périple lutter contre le mal, à savoir « le profit marchand, l’emprise technique, l’urbanisation grouillante, la folie de la foule. » Car « même si elle a perdu le combat au siècle 21, la fée incarne encore le refus d’un monde immonde gouverné par la stupidité des machines et la méchanceté des masses. » 

Ce pseudo-aristocratisme, ce nietzschéisme de pacotille, est sans cesse agrémenté de formules pontifiantes :

« L’arthurisme est une espérance. Le Celte, un homme de patience. » 

« Trempez un poète dans un lac : c’est le lieu qui se trouve béni. »

Est-ce pour justifier son parrainage du Printemps des poètes que Sylvain Tesson a consacré une page à la Grâce ou y a-t-il là une rencontre miraculeuse dans l’absolue ringardise du lieu commun poétique ? « Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde car il en est l’essence. La grâce s’en distingue car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs. » C’est clair : elle est ailleurs. 

BOBARDISATION

La lecture du dernier livre de Sylvain Tesson était une épreuve que je ne souhaite à personne. Elle était particulièrement pénible pour moi car je ne vois que trop les dangers de l’idéologie qu’il développe avec le kit néoceltique partout désormais imposé en Bretagne et en Grande-Bretagne pour des raisons politiques qui servent, de fait, l’extrême droite via l’ethnorégionalisme.  

Ce que j’ai dénoncé dans Le Monde comme si puis dans Le Culte des racines est illustré ici avec une impudence d’autant plus grande que l’auteur sait qu’il offre au lecteur un kitch à faire oublier les banlieues : le tout est de faire semblant d’y croire et de trouver dans le rêve des origines matière à mépris – ce mépris hautain si caractéristique d’une certaine extrême droite et qui est ici d’autant plus insupportable qu’il touche à peu près à tout. 

Sylvain Tesson, qui voyage avec les fées, commence par préciser que les fées n’existent pas car, c’est triste, elles ont disparu au XIIe siècle : « Aucune fille-libellule ne volette en tutu au-dessus des fontaines. » Quel mépris pour les traditions populaires dont il ignore tout et sur lesquelles, sans même s’en rendre compte, il plaque le plus vulgaire cliché de bande dessinée américaine ! Pour avoir rendu justice aux fées des eaux sans trahir les collectes des folkloristes qui ne se souciaient pas de mysticisme panceltique, je suis à même de mesurer la profondeur de ce mépris… Les fées n’existent pas, sauf que, bien sûr, il les emporte en voyage. 

Ce qu’il écrit sur Synge (qu’il ne cesse de convoquer comme expression pittoresque de la celtitude) est, du début à la fin, imprégné du même mépris : Synge, « le dingo des îles magiques » est, d’après lui, l’auteur d’un « théâtre incompréhensible », un auteur « illisible », le « barde des îles païennes » (sic) qui y composa « sa pièce de théâtre la plus farouche, la plus absconse, au titre indépassable : Le Baladin du monde occidental. »  Titre en effet indépassable puis qu’il s’agit d’un double contresens imposé par le premier traducteur français. 

Enfin, l’invraisemblable liste de ses lectures cuistrement exposée se termine par une référence à Marie de France. « J’avais constitué une bibliothèque de licornes et de chevaliers », explique-t-il. Une bibliothèque comptant, on ne sait pourquoi, Hugo, Apollinaire, Aragon auteur de Brocéliande (très consternant poème paru en 1942 à la gloire de la Résistance), Nietzsche « pour que le soleil frappe l’écume », le cycle arthurien vu par Pastoureau, Jaufré Rudel et Michel Zink parce qu’il fallait « un troubadour et un savant ». Enfin : « J’avais Marie de France pour la beauté des dames ». Marie de France embarquée dans cette croisière virant à la croisade panceltique, non pour ce qu’elle a pu écrire et qui n’occupe pas plus de place que le théâtre illisible de Synge, mais parce que les dames sont belles, et c’était une dame. Les fées sont, elles aussi, des dames : en somme, des prostituées de l’au-delà prêtes à surgir sur commande.

Pour se remettre de ces lectures, Sylvain Tesson a aussi emporté Simenon parce que « faut pas charrier, on est content de la familiarité collante des gares du Nord après les chevauchées dans les nobles taillis. » Les chevauchées n’ont, de fait, qu’un temps, tout ça n’est que tourisme, bobards poétiques, évasion à bon compte, business genre Étonnants voyageurs, littérature…

Mais cette littérature ne dit pas rien. 

Les défenseurs de l’auteur martyr font allégeance à une propagande qui est loin d’être inoffensive et qui est loin d’avoir été diffusée sans connaissance de l’entreprise politico-commerciale en cours : la petite croisière avec les fées est une production toute faite pour servir l’interceltisme tel qu’il est mis en place par le lobby patronal breton soucieux d’échapper aux lois égalitaires de la République, ou ce qu’il en reste : rien d’étonnant si, en Bretagne, Sylvain Tesson est défendu par toute l’extrême droite nationaliste, Breizh-Infos en tête, s’appuyant sur Éléments et, bien sûr, l’Agence Bretagne Presse qui délire d’enthousiasme tant la fureur sacrée de Tesson est celte.

Le rêve celtique aidant, le livre pourrait être distribué lors du prochain Forum celte organisé par les sept « nations celtique » vouées à s’émanciper de la tutelle de la France et de l’Angleterre – ces « nations celtes » auxquelles Sylvain Tesson a donné voix : après le Printemps des poètes, il pourrait succéder à Jean-Yves Le Drian comme parrain de l’« Interceltic Business Forum » et rejoindre le clan zemmourien des auteurs promus par Bolloré pour appeler à l’indépendance de la Bretagne, les Patrick Mahé et autres, à Paris-Match qui ne manque aucune occasion de le célébrer et le défendre

Et c’est cet auteur lamentable que les «  cloportes de la République », je veux dire la ministre de la Culture et Bruno Le Maire, ministre qui se pique de littérature, encensent, imités par un chœur uniformément laudateur. 

Et les lecteurs se précipitent dans les librairies pour acheter le dernier livre de cet « auteur de grand talent » que, sans cette polémique, bon nombre d’entre eux auraient à tout jamais, comme moi, ignoré. 

Petit conseil pour finir : plutôt que de lire Sylvain Tesson, lisez l’essai de Jean-Louis Brunaux, Les Celtes, histoire d’un mythe (éditions Belin), remarquable essai, clair, précis, rigoureux, écrit, après quarante ans de recherches, par l’un de ces historiens (un archéologue, directeur de recherche au CNRS) que Tesson récuse par avance, sans les avoir lus, au motif qu’ils écrivent cette « histoire rationnelle » qu’il hait. 

Il y a plus de poésie dans les essais de Jean-Louis Brunaux que dans les divagations de Tesson et Nauleau. 

© Françoise Morvan

On trouvera ici le texte de la tribune avec les signataires.

https://francoisemorvan.com/wp-content/uploads/2024/02/TRIBUNE-LIBE-3.docx

Par la suite, j’ai trouvé une autre raison de m’indigner : l’Opération Coudrier organisée par le Printemps des Poètes pour inciter les élèves à retraduire un passage du « Lai du chèvrefeuille » de Marie de France traduit en charabia. Mépris du texte, mépris des élèves, mépris de la forme, mépris de l’histoire : tout se rejoint.

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6 réponses à Le Printemps des poètes et l’art d’être à l’ouest 

  1. Bloom dit :

    Bravo et merci pour cette salutaire mise au point.
    Ci-dessous une partie de ce que j’ai écris sur La République des livres, en réaction à votre texte.
    Bien cordialement

    ===
    Classieux enterrement de première classe, pour la désormais ex-directrice et pour le parrain.

    Sur ce que je connais un peu:

    « Ce qu’il écrit sur Synge (qu’il ne cesse de convoquer comme expression pittoresque de la celtitude) est, du début à la fin, imprégné du même mépris : Synge, « le dingo des îles magiques » est, d’après lui, l’auteur d’un « théâtre incompréhensible », un auteur « illisible », le « barde des îles païennes » (sic) qui y composa « sa pièce de théâtre la plus farouche, la plus absconse, au titre indépassable : Le Baladin du monde occidental. » Titre en effet indépassable puis qu’il s’agit d’un double contresens imposé par le premier traducteur français. » F. Morvan

    Sur le contresens en question, dans l’Irlande du début du XXe s, « playboy » était un équivalent de « trickster » (filou, escroc). C’est donc du Filou / de l’Arnaqueur du monde occidental, et non du Baladin qu’il s’agit. Une seule lecture de la pièce suffit à lever le contresens.

    C’est Yeats qui a poussé Synge à se rendre sur les Iles d’Aran, habitées à l’époque par une population isolée de la côte ouest de l’Irlande, elle-même dépeuplée par la Grande famine de 1845-50 et le peu de possibilités économiques hormis la pèche vivrière, de l’élevage extensif et de la récolte de la tourbe.

    Surtout, Yeats et Synge ont en commun d’être issus de ce que l’on appelle the Protestant Ascendancy, la classe des possédants coloniaux qui exercera un pouvoir économique et politique quasiment sans partage sur l’Irlande au moins jusqu’au début du 20e siècle. Mais leur puissante sensibilité artistique est fascinée par le vieux fonds gaélique, le paganisme que l’Église catholique romaine et apostolique aura vainement échoué à éradiquer dans certaines régions. C’est ainsi que Synge se retrouve sur Inishmore, Inishmaan et Inishneer pour y apprendre à connaitre et partager le quotidien de personnes dont le mode de vie n’a quasiment pas changé depuis des siècles. Il y pratique son gaélique et surtout récolte des façons locales de parler l’anglais, « langue étrangère » pour les « Aranais » (« in General, I was surprised at the abundance and fluency of the foreign tongue »), qu’il injectera ensuite à haute dose dans ses pièces.

    Le livre qu’il en tire (The Aran Islands) est pour une large part composé d’échanges avec les habitants, de remarques sur ce qu’il les entend se dire entre eux, et parfois à son propos. C’est un livre de « perlocution » selon la définition qu’en donne le linguiste Austin, sur l’effet psychologique que produit le discours des locuteurs émetteurs sur le récepteur.
    Il fera de même dans les Monts du Wicklow, au sud de Dublin.

    Que la Renaissance irlandaise ait principalement été le fait de protestants (Yeats, Lady Gregory, Synge, O’Casey) étonne à peine.
    Primo, ils pouvaient socialement et économiquement faire publier leurs écrits et monter leur pièces, secundo, ils étaient, comme les envahisseurs normands du 12es (tous les Fitz-, comme Fitzgerald), devenus plus irlandais que les Irlandais, eux-mêmes, et last but not least, leur talent confinait au génie.
    Synge éprouvait un authentique respect pour cette paysannerie catholique au franges du monde occidental. Il a écrit des pièces qui comptent parmi les plus syncrétiques de la langue anglaise, où l’idiome gaélique, le particularisme local et l’anglais standard se mêlent pour sonder la profondeur et laisser exploser la truculence de personnages à la fois très irlandais et très universels. En ceci, il rejoint les grands écrivains américains comme Faulkner, Steinbeck, Wright, Penn Warren, ou encore Morrison.

    Dernière chose, sur un certain « celtisme », une certaine « celtitude ».
    Je me souviens de l’emblème du mouvement néo-fasciste Ordre nouveau, ex-Occident.

    • Françoise Morvan dit :

      Merci pour votre commentaire. Ce qui est sidérant dans ce qu’écrit Sylvain Tesson sur Synge, ce n’est pas seulement son ignorance, c’est le fait qu’il l’étale avec une telle outrecuidance – et, finalement, une sorte de naïveté : il est clair qu’il ne l’a pas lu (ni en anglais, sinon il ne parlerait pas de ce titre « indépassable » du Baladin du monde occidental, ni en français, sinon il ne parlerait pas de cette pièce comme « la plus absconse » du théâtre de Synge). Il se contente de répéter ce qu’il a cru entendre çà et là : une sorte de lieu commun, une vision parisianiste de Synge revu pas l’i.a.
      Dans la traduction du titre The Playboy of the Western Word, il y a un contresens sur playboy et un autre sur western world qui ne désigne pas le monde occidental mais les terres à l’ouest de l’Irlande. Je me suis expliquée longuement à ce sujet (il fallait que « playboy » puisse être entendu de manière positive ou négative selon le contexte dans la pièce, ce qui n’était pas simple) et j’ai proposé comme sous-titre Le Beau parleur des terres de l’ouest dans ma traduction du théâtre de Synge, mais les metteurs en scène ont toujours voulu préféré le titre original qui avait rendu la pièce célèbre en français.
      En fait, Sylvain Tesson joue le rôle de « baladin du monde occidental » avec toutes les connotations que cela suppose…

  2. MC dit :

    On peut aussi lire Yannick Lecerf, « Une autre Histoire de Bretagne », ou la ( douloureuse). confrontation de la chronologie «celtique « 
    Telle que pensée au dix neuvième , et de l’archéologie contemporaine…

    • Françoise Morvan dit :

      Bonjour,

      Je n’ai pas lu Une autre histoire de Bretagne mais j’ai lu Bretons et Celtes avec consternation et parfois indignation.

      Alors que l’Occupation a été pour les militants nationalistes fanatiquement celtomaniaques une période faste (ce que j’ai montré dans Le Monde comme si depuis plus de vingt ans et qui n’est plus contesté par aucun historien), Y. Lecerf va jusqu’à écrire que « durant le conflit 1939-1945, certains rapprochements avec l’occupant provoquent une éclipse momentanée du courant celtique. »
      « Certains rapprochements » pour désigner la collaboration massive du mouvement breton !
      Et « une éclipse momentanée du courant celtique » quand Celtes et Aryens s’unissent pour mener combat contre la France (en témoigne la création de l’Institut celtique de sinistre mémoire).

      Pis encore, il allègue que « ce n’est qu’à partir des années 1950 et par le biais de la musique que les premiers bagadou propres au folklore breton, réintroduisent progressivement ses courants dans le paysage régional. »

      « Les premiers bagadou propres au folklore breton » ! Chacun sait que le bagad fut inventé avant-guerre par ce collaborateur des nazis que fut Le Voyer, complice de Polig Monjarret sous l’Occupation (durant laquelle leurs activités furent loin de connaître une éclipse).

      De telles erreurs ne peuvent être le fait de l’ignorance. Il s’agit donc de dissimuler les faits – ce qui revient aussi à interdire de comprendre l’usage qui a été fait du Celte par les nazis (notamment sous l’Occupation) et à comprendre la dérive ethniste en cours.

      Alors que les recherches remarquables de Jean-Louis Brunaux sont passées sous silence en Bretagne où la celtomanie bat son plein, Yannick Lecerf bénéficie d’une publicité qui me semble bien étrange. J’y vois une sorte de récupération permettant de concilier les récentes recherches avec la réécriture de l’histoire pratiquée par les nationalistes (qui sont d’ailleurs ses références – en bibliographie du moins car, aussi incroyable que cela pusse paraître pour quelqu’un qui entend écrire « une autre histoire de Bretagne », il n’y a pas une seule note de bas de page, pas une seule mention précise de référence, dans tout le livre).

      Cordialement,

      Françoise Morvan

  3. Michel gerbal dit :

    Hè, ça fait plaisir.
    Madame Morvan ne se recommande pas elle même, alors je le fais : à lire, si vous aimez les fées et les lutins sans froufrou : Vie et mœurs des lutins bretons et La Douce Vie des fées des eaux, chez Acte Sud; son excellente traduction du théâtre de Synge ( un livre vraiment nécessaire pour des tas de raisons que je ne vais pas développer ici ); le Monde comme si… évidemment.

    • Françoise Morvan dit :

      Merci !
      Sur le sujet des fées, il y a surtout « Fées des houles, sirènes et rois de mer », la collecte de contes de « vraies fées », les fées des rivages, contes rassemblés par Paul Sébillot au nord de la Bretagne.
      Le livre est épuisé, et pas réédité par Ouest-France, mais il était important pour moi (après Sébillot) de rassembler ces récits dont la poésie étrange est celle même des traditions populaires, si fragile et si hâtivement bazardée par les Poètes…

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