Le Printemps des Poètes (suite) (et fin, j’espère)

Jamais je n’avais accordé une seconde d’attention au Printemps des Poètes (oui, j’ai appris qu’il fallait aussi une majuscule à Poètes) et je n’avais aucune intention de lui en accorder une seule quand la fatale tribune contre Sylvain Tesson m’a, comme une pieuvre, attirée dans les eaux saumâtres de la poétolâtrie. 

Pensant en avoir fini, je me suis néanmoins, sans trop réfléchir, demandé qui était responsable de cette institution (car, même si j’étais loin de vouloir défendre Sophie Nauleau qui avait démissionné, je trouvais tout de même étrange le silence de sa hiérarchie et de ses collègues). Qui faisait quoi ? Qui décidait du sort des Poètes (je mets une majuscule pour distinguer les Poètes qui bénéficient du Printemps et les autres, les auteurs qui écrivent de la poésie et qui ne se pensent pas Poètes pour autant).

Bref, j’ai appris que le président s’appelait Alain Borer et qu’il était spécialiste de Rimbaud. À mon avis, Rimbaud se serait empressé de fuir comme la peste le Printemps des Poètes – c’est d’ailleurs ce qu’il a fait, fuyant à tout jamais le monde des Lettres, et j’en profite pour dire à quel point le projet de le mettre au Panthéon avec Verlaine me semble indigne. Personne ne me demande mon avis à ce sujet, pas plus d’ailleurs qu’au sujet du Printemps des Poètes, mais faire part de sa révolte est salubre, au moins pour soi, et je trouve en effet révoltant que l’État verse des sommes considérables pour promouvoir des Poètes. Pourquoi ne pas subventionner plutôt le Printemps des Plombiers ? Voilà qui, en ce moment, me comblerait. J’ai d’ailleurs toujours été sensible à la poésie de la plomberie.

*

J’en étais là de ces réflexions oiseuses (alors que la plomberie m’appelle) et je m’apprêtais à quitter (sans regret) le site du Printemps des Poètes quand, par hasard, j’ai découvert que l’on m’y invitait à rejoindre l’Opération Coudrier. Oui, l’Opération Coudrier ainsi baptisée (les Poètes aiment les majuscules) en hommage au « Lai du chèvrefeuille »  de Marie de France. 

Marie de France ? 

Encore elle ? 

Déjà Sylvain Tesson m’avait indignée en l’associant à ses délires celtomanes : « J’avais Marie de France pour la beauté des dames ». La phrase la plus méprisante écrite sur cette pauvre Marie de France, victime tout à la fois de la féminolâtrie et de la poétolâtrie… 

J’ai traduit les Lais et les Fables de Marie de France, j’ai même été à l’origine de deux éditions de ces poèmes pour les collégiens et les lycéens, et jamais le Printemps des Poètes ou une quelconque organisation poétique n’en a fait mention, pas plus qu’un critique poétique ou un journaliste quelconque (à ma connaissance). J’ai republié «Le lai du chèvrefeuille » avec La Folie Tristan aux éditions Mesures en accompagnant ces poèmes d’une réflexion sur la traduction des textes médiévaux, mais tout ça s’est passé dans le plus profond silence, hors du domaine de la poésie tel qu’il est géré par les Poètes.

Or, voici ce qui était (ce qui est) dit de l’Opération Coudrier :

« Une exigence poétique affirmée » ? Comme si Marie de France avait besoin d’affirmer son exigence poétique ? Aux yeux de quels cuistres ? Et conjuguée avec « un déploiement de plus en plus vaste » ? Un déploiement où çà ? Pour aller où ? Et conjugué comment avec une « exigence poétique » consistant en quoi ? Que signifiait ce charabia ? Et un charabia destiné à des enseignants !

Puisqu’on m’invitait à découvrir l’Opération Coudrier sur la page dédiée, je suis allée sur la « page dédiée » et, là, je dois dire que j’ai été saisie d’une sainte colère – cette colère que l’on éprouve face à l’injustice, à la trahison : à l’honnêteté, à la beauté bafouées.  

L’Opération Coudrier consiste à « intensifier la transmission poétique » en amenant les collégiens et les lycéens à participer à un « concours de retraduction des douze vers les plus touchants » du « Lai du chèvrefeuille ». Cette « retraduction » est ailleurs dite « réécriture ».

Au terme du concours, trois prix sont décernés, le prix « Coup de cœur du Printemps », le prix « Le préféré des enseignants » et le prix « Le choix des jeunes ». Les lauréats gagnent… le plaisir d’avoir participé et la promesse hypothétique d’une mise en musique ou « d’autres mises en lumière inédites » de leur œuvre. 

Pour les assister dans la retraduction, le Printemps des Poètes propose à toutes les classes de déléguer des Poètes au tarif de 270 € le Poète. Pour les cent premières classes inscrites, le Poète est à moitié prix. Et si vraiment, « la somme était bloquante », le Printemps fournirait des Poètes à prix négociable. 

Pour commencer, une grande indignation m’a saisie à voir qu’il était possible de proposer à des enfants (à partir de la 6e) et des adolescents ce projet inepte de retraduire un texte – et surtout de leur laisser entendre ainsi que le texte est là, marchandise disponible, dédoublable, démarquable, produit imitable par quiconque pour peu que l’on veuille (ou doive) s’en emparer dans le but de s’exprimer, car tout le monde est poète et peut se faire le lai du chèvrefeuille comme on se fait une petite bouffe entre copains. Et cela alors que la poésie est en déshérence dans les classes et que les enfants n’ont à découvrir qu’une maigre poignée de poèmes, toujours les mêmes, écrasés sous des commentaires pédagogiques pontifiants tout faits pour vous dégoûter à jamais de la poésie. J’en sais quelque chose pour avoir mené depuis des années un combat désespéré contre cet abandon. 

Il est à noter que nulle part il n’est expliqué ce que raconte « Le lai du chèvrefeuille », ce que c’est que l’ancien français et la légende de Tristan et Iseult, et dans quel contexte s’inscrit le bout de lai à retraduire en Soi selon le principe « Moi et Marie de France ». 

Quelques explications confuses figurent dans un texte de Sophie Nauleau choisi par Sophie Nauleau pour présenter l’Opération Coudrier lancée par Sophie Nauleau. Il en résulte qu’elle voudrait qu’au matin de la Saint-Valentin dans le monde entier on lise « Le lai du chèvrefeuille » qui raconte une histoire aussi incompréhensible qu’absurde telle qu’elle la raconte : Tristan partirait en forêt graver son nom sur une baguette de noisetier pour que la reine à cheval la voie et s’arrête. Comment à cheval au milieu des arbres peut-on voir une baguette ? Autant prétendre voir une aiguille dans une botte de foin… Mais tout ça est magique, inutile de chercher à comprendre. La magie sert à ne pas lire le texte.

Suit un gros cartouche rouge :

D’où le Printemps des Poètes a-t-il tiré cette déclaration pontifiante en prose flasque ? 

Il s’agit des premiers vers du lai :

          « Asez me plest e bien le voil

           Del lai que humme nume chevrefoil. » 

Autrement dit (dans ma traduction qui simplifie un peu le texte pour respecter l’octosyllabe et la rime ) :

        « C’est mon bon plaisir que je veuille

        Dire le lai du chèvrefeuille. » 

Cette déclaration d’intention, qui semblait laisser entendre que Marie de France patronait par avance l’Opération Coudrier, était déjà passablement agaçante mais c’est quand j’ai découvert quel « Lai du chèvrefeuille » les élèves de la France entière étaient invités à retraduire que mon indignation s’est changée en colère – parce que la trahison était celle de Marie de France, du poème lui-même, et de la poésie. 

Les lais de Marie de France sont des chefs d’œuvre de finesse, de simplicité, de limpidité délicate. Du « Lai du chèvrefeuille » un morceau a été extrait n’importe comment, ce qui rend le début incompréhensible. 

Pour ce qui est de l’ancien français donné comme référence, le Printemps des Poètes (puisque c’est Lui qui se donne comme auteur) ne s’est pas cassé la tête : il a pris la version de Roquefort (1820) telle qu’on la trouve sur Wikipedia avec toutes ses fautes. 

La  « traduction inédite du Printemps des Poètes » (d’après la mention portée en bas de page) ne correspond pas au texte original tel qu’il est donné mais quelle importance, le texte en ancien français et l’enluminure ne sont là que pour légitimer la traduction destinée à servir de support aux retraductions… 

Or, le texte indique (je me contente pour simplifier de donner ma traduction car elle suit le texte vers à vers) ce que signifie le fait que Tristan ait écrit son nom sur le noisetier pour qu’Yseult au passage le voie :

TEXTE COUPÉ :

Ce que dit d’un mot cet écrit,

Ce qu’il lui mande et qu’il lui dit, 

C’est que longtemps il est resté

Attendre et patiemment guetter

Jusqu’à parvenir à savoir

Le moyen de pouvoir la voir,

TEXTE DONNÉ UNIQUEMENT EN ANCIEN FRANÇAIS :

Car sans elle il n’a pas de vie. 

Et lors tous deux sont-ils unis

TEXTE TRADUIT :

Tel le chèvrefeuille enlacé

Avec le tendre coudrier :

Tant qu’il est étroitement pris

Autour du fût où il se lie,              

Ensemble peuvent-ils durer,

Mais qu’on vienne à les séparer, 

Le coudrier mourra bientôt

Et le chèvrefeuille aussitôt. 

Or, belle amie, ainsi de nous :

Ni vous sans moi ni moi sans vous !

Le Printemps des Poètes a commencé par mixer les premiers vers de l’extrait :

« D’euls deus fu il tut autresi

Cume del chevrefoil esteit

Ki a la codre se perneit. » 

Le mélange rend le texte incohérent :

« Tous deux comme est le chèvrefeuille

qui grimpe autour du coudrier »

À en croire la version donnée à retraduire, Marie de France a « une exigence poétique affirmée » mais des problèmes d’expression. De plus, la « traduction » fausse le sens du texte car Marie écrit que les deux amants sont unis comme le chèvrefeuille au coudrier, non qu’ils sont semblables au chèvrefeuille qui grimpe sur le coudrier, exercice de grimpette pas vraiment dans le style de Marie. Mais du style de Marie, du rythme, des rimes, de la prosodie, tout est anéanti dans cette « traduction inédite du Printemps des Poètes ». 

La suite est plus fausse et plus incohérente encore :

« sitôt qu’ils se tiennent enlacés

il n’est plus de tronc ni de feuilles,

et peuvent alors vivre à jamais. » 

Non seulement ce charabia est à l’opposé de la poésie de Marie de France mais chaque vers est un contresens aboutissant à une traduction d’une stupidité jamais égalée : plus de tronc, plus de feuilles – l’amour, tel le phylloxéra, ne laisse subsister qu’une manifestation du rien, l’Amour :

« Mais si l’on veut les séparer 

du coudrier c’en est fini,

soudain du chèvrefeuille aussi. » 

Cette manifestation du rien, finalement, c’est l’image même de la poésie telle qu’elle est promue par le Printemps des poètes. 

J’aurais dû m’arrêter là, constatant que ces Poètes, pour finir, écrivaient, sans respect, sans honte, en haine de la poésie. 

Mais non, je ne sais quel esprit christique m’a poussée à boire le calice jusqu’à la lie. 

Et j’ai découvert la retraduction de la lauréate du prix « Le préféré des enseignants » — le texte n’est pas vraiment lisible, c’est vrai, mais quelle importance ont pour les responsables de l’Opération Coudrier les textes des lauréats ?

… Si vous n’arrivez pas à lire le poème d’Anaïs, alors en classe de 4e au collège Jean Moulin de Chaville, vous pouvez entendre l’ex-ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer le lire (après la pub pour Ecosia) :

Quand ce ministre a-t-il fait en sorte que la poésie soit présente dans les classes ? Quel ministre a-t-il fait en sorte que les enfants puissent découvrir et apprendre par cœur des poèmes qui leur donnent le sens du rythme, de la langue, de la beauté rendue sensible par des auteurs au fil des siècles depuis Marie de France, que l’on célèbre comme « notre première Poétesse » en la bafouant ? Aucun. 

Dans son dernier livre, Denis Podalydès raconte comment jouer une scène de Molière à l’école primaire a été à l’origine de son travail de comédien. 

Offense à la traduction, offense à la poésie, l’Opération Coudrier montre à quel point de déréliction l’institution littéraire (et l’Éducation nationale) en sont arrivés. 

La lecture du livre de Sylvain Tesson proposé par le Printemps des Poètes m’avait sidérée. L’Opération Coudrier m’a révoltée. 

Depuis 2020, personne n’a protesté, personne ne s’est interrogé sur l’outrecuidance d’un projet consistant à faire retraduire par des élèves un poème livré comme un chef d’œuvre mais traduit en charabia. 

Mépris de la poésie, mépris de la traduction : tout est lié. 

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