Atelier de traduction

 

 

 

Pour terminer l’année, Olivier Mannoni, qui dirige l’École de traduction littéraire (ETL) du Centre national du Livre (CNL), nous avait proposé de diriger un atelier de traduction comme nous l’avions déjà fait en 2013 pour la promotion précédente, André Markowicz et moi.

Nous avions alors choisi de travailler sur le début de La Mouette et sur un poème pour enfants de Samouil Marchak.

Nous voulions trouver quelque chose de nouveau et qui permette de mettre en lumière des problèmes de méthode. Or, ce qui m’avait frappé quand nous avions donné à traduire le poème de Marchak, c’est que les traducteurs respectaient le schéma des rimes mais ne s’intéressaient pas au rythme. J’ai, par la suite, rencontré le même problème lorsque des étudiants de l’université de Brest m’ont proposé des traductions sur des poèmes de Shel Silverstein : ils voyaient bien le schéma des rimes mais ignoraient le schéma rythmique, en sorte que la rime flottait sans nécessité au gré d’un ensemble dont la construction n’apparaissait pas.

Le problème est qu’il n’y a aucune tradition de respect de la forme en France (on peut même, sans que cela pose problème, traduire un sonnet en vers libres…) et que les traducteurs sont invités à transposer le sens en ignorant la forme.

Nous avions d’abord pensé prendre des exemples dans les nursery rhymes, car, lorsque les poèmes doivent s’adapter à une musique, le respect de la forme apparaît tout de suite comme une nécessité, puis il nous a semblé plus intéressant de prendre un texte de chanson bretonne, ce qui avait l’avantage de mettre tout le monde à égalité puisque aucun des stagiaires n’avait aucune notion de cette langue. Vu la période de l’année, c’est « Le Noël de Brigitte » qui s’est imposé, d’autant que nous sommes en train de répéter avec Annie Ebrel pour Vigile de décembre, le spectacle du 19 décembre, qui comporte une version bretonne et française de cette chanson que j’ai traduite voilà déjà longtemps (on la trouvait dans nos Anciennes complaintes de Bretagne).

« Le Noël de Brigitte » est une gwerz légendaire dont il existe plusieurs variantes. Il n’est pas utile que je mette en ligne celle que nous avons donnée aux stagiaires avec un mot à mot, puisqu’on peut en trouver une version recueillie à Sainte-Tréphine. La mélodie est très belle (au risque de mettre une fois de plus les militants nationalistes en ébullition, je précise qu’il s’agit de l’air d’un noël français du XVIIIe siècle —  mais, de toute façon, l’idée même de chanter en français et en breton suffirait à les mettre en ébullition, et puis, c’est bien connu, les nationalistes n’aiment pas la gwerz — raison de plus pour se donner le plaisir de mettre « Le Noël de Brigitte » à l’honneur). La  légende aussi est très belle : la nuit de Noël, lorsque Marie est prise des douleurs de l’accouchement, Joseph cherche abri pour elle et frappe à toutes les portes ; on lui propose l’étable d’une auberge ; Marie demande une fille de l’auberge pour l’aider, mais seule reste à veiller près du feu une aveugle qui n’a pas de mains ; elle vient, donne tout ce qu’elle a pour langer l’enfant et retrouve la vue tandis que des mains lui poussent.

Pour nos défuntes Complaintes j’avais trouvé des images que je trouvais très belles aussi, les statues des chapelles venant illustrer la chanson populaire…

 

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Koefoù Berc’hed diwar he fenn

Zo bet laket d’o’r lianenn.

Da’ñjer Berc’hed diwar he barlenn

Zo bet laket d’o’r mezelenn.

 

N’eo ket ’n ur gwele kourlinet

Emañ ganet Salver ar bed,

Met war un dornad plouz ha foenn,

’Tre un ejen hag un azen.
Brigitte a pris sa coiffe usée

Pour panser l'enfant nouveau-né,

Elle a pris son vieux tablier

Pour le vêtir et le langer.

 

Ce n'est pas dans un lit d'atours

Que le Sauveur a vu le jour

Mais sur de la paille et du foin

Entre un gros bœuf, un âne brun.

Annie Ebrel avait enregistré pour nous la version bretonne pour que les stagiaires puissent l’entendre et la réentendre afin de guider leur traduction ; elle avait aussi enregistré la version française qu’elle chantait pour la première fois.

Ce qui était passionnant était de voir à quel point chacun prenait au fur et à mesure conscience des règles à respecter, et ce juste à partir d’un petit exemple, la première strophe, toute simple.

Pa oe Jozeb ha Maria

O-daou é troeiñ dre ar bed-mañ,

Jozeb a yae a di da di

Da glask loñjeriz da Vari.

Mot à mot :

Quand étaient Joseph et Maria

Tous deux à aller de par ce monde,

Joseph allait de maison en maison 

Pour chercher logis pour Marie. 

(le mot à mot change en charabia ce qui est beau par sa simplicité : on voit Joseph et Marie, tout seuls mais ils sont deux, qui vont de par le vaste monde, puis Joseph, cette fois tout seul, qui va de porte en porte comme un mendiant, chercher un abri pour Marie. Il faut donc que le style soit tout simple, limpide, sans rien qui accroche).

Des octosyllabes et des rimes plates…

Rien de plus simple ?

Ce qui est prodigieux quand on confronte les traductions est le fait que personne ne prend le problème par le même bout — mais, et de là vient l’intérêt de confronter les expériences, chaque erreur de l’un étant profitable aux autres.

Première tentative (je les prends au hasard) :

Tandis que Joseph et Marie 

Allaient tous deux de par le monde

Joseph, lui, allait à la ronde

En quête d’un lit pour Marie

 

Le rythme est remarquablement transposé mais ça ne va pas car il est impossible d’employer des rimes embrassées pour la poésie populaire.

Un jour que Joseph et Marie 

Allaient de pays en pays,

De porte en porte Joseph allait,

Le gîte pour Marie demandait. 

 

Le schéma des rimes est bon mais les inversions rendent le style trop compliqué : ça ne va encore pas.

Joseph et Marie s’en allaient,

De par le monde ils cheminaient,

Joseph de logis en logis

Cherchait un abri pour Marie. 

Là, tout y est, le rythme, les rimes et la possibilité de mettre les paroles sur la mélodie…

Je passe sur les autres tentatives, toutes passionnantes à des titres divers : en moins d’une heure, tout le monde avait compris la méthode, et les progrès étaient spectaculaires ; les autres strophes ont été traduites avec une précision croissante, y compris d’ailleurs en anglais :

— Leun eo ma zi ha ma c’hamproù

A dudjentil, a varonoù,

A dudjentil, a varoned —

C’hwi zo paour, ’vihet ket loñjet.

 

— Ma maison et mes chambres sont pleines

De seigneurs et de barons,

De seigneurs et de barons (autre forme de pluriel)

Vous êtes pauvre, vous ne serez pas logé.

 

— Full up is my inn — there’s no board ! 

I’ve many a gentleman and a lord,

Many a gentleman and a peer —

You’re rather poor, you shan’t stay here. 

 

 

Voilà une expérience que nous aimerions bien poursuivre. Je vais demander à Annie Ebrel de nous enregistrer le début de la chanson en breton et en français pour que mes explications soient un peu plus claires… et je vais refaire ma traduction, qui comporte des faiblesses. Je l’avais faite dans un contexte bien particulier, en urgence, pour une soirée français-breton-russe-tchouvache organisée par André pour et avec le poète Guennadi Aïgui qu’il avait fait inviter par la mairie de Rennes (en ce temps-là, c’était encore possible). Le président Mitterrand cherchait Aïgui partout jusqu’au fond de la Tchouvachie pour le recevoir en grande pompe et le décorer (il était alors question de lui attribuer le prix Nobel). Quelle n’a pas été sa surprise de découvrir qu’Aïgui était logé à l’auberge de jeunesse de Rennes. Une fois le poète découvert, la municipalité socialiste a voulu lui offrir une résidence de luxe pour ses hôtes de marque, mais Aïgui a refusé de quitter son auberge de jeunesse car, a-t-il déclaré, il se plaisait dans une ambiance juvénile accordée à son tempérament.  Lorsque la Tchouvachie a déclaré son autonomie, le principal journal de la capitale a publié triomphalement « Le Noël de Brigitte » et « Marie Madeleine », une autre gwerz  traduite par Aïgui de manière magistrale…

 

 

Telle est l’histoire de cette traduction, une histoire que notre atelier de traduction nous a encore rappelée hier.

 

 

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