En 1995, j’ai réalisé une exposition qui était destinée à accompagner l’édition des œuvres de François-Marie Luzel, édition en 25 volumes que j’avais mise en chantier avec enthousiasme. Cette édition correspondait au centenaire de la mort de Luzel et devait être l’occasion de le célébrer. Hélas, s’étant rendu compte que je comptais éditer les carnets de collectage de Luzel tels qu’ils étaient écrits et sans les réécrire en breton surunifié, mon directeur de thèse, un nommé Pierre Denis, dit Per Denez, allait mettre fin à sa direction, engager une édition concurrente avec les éditeurs nationalistes dont il était, en fait, le chef et m’assigner à comparaître au Tribunal de Grande Instance de Rennes pour diffamation (en fait, pour avoir simplement dit la vérité, comme le tribunal l’a établi)… Je ne vais pas m’attarder sur l’Affaire Luzel que j’ai déjà évoquée ici en reprenant un article que j’avais intitulé « De la chasse aux socières à la chasse aux trésors ». Mon refus de réécrire les carnets de Luzel allait me valoir d’être mise au ban de toutes les commémorations et célébrations diverses, ce qui ne me dérangeait en rien, mais aussi de n’être pas rémunérée par l’énorme travail qu’avait demandé cette exposition et, pis encore, de la voir exploitée par les nationalistes, y compris, sans ombre de vergogne, par mon ex-directeur de thèse. Et, pour finir, alors que cette exposition avait circulé dans les plus grandes villes de Bretagne et à Nantes, où j’avais pu exposer le rôle capital qu’avait joué Luzel, la Bibliothèque de prêt des Côtes d’Armor, qui en avait la responsabilité, avait subitement décidé de me laisser la reprendre et en faire ce que je voulais. Libre à moi de m’en occuper : elle ne circulerait plus.
Dieu sait pourtant qu’en 1995, n’étant qu’au début de mes découvertes sur le mouvement nationaliste breton, j’avais été d’une telle modération que cette exposition avait pu être détournée par Denez lui-même. C’était encore trop : incompatible avec la doxa de l’institution, l’exposition était désormais mise au ban. Ce petit exemple montre comment la censure s’exerce en Bretagne et ajoute un chapitre à la page que j’ai consacrée ici-même à ce sujet.
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Si, en 1995, le centenaire de la mort de Luzel avait été célébré avec faste par les nationalistes (qui comptaient en tirer avantage pour le lancement de leur édition destinée à concurrencer et si possible interdire la mienne), le bicentenaire de sa naissance est autant dire ignoré ou confisqué par les nationalistes. L’édition de ses œuvres est passée sous silence – 18 volumes parus aux Presses universitaires de Rennes après avis des comités de lecture et avec l’aide du CNL aux grands projets du patrimoine français : silence, absence, inexistence. L’édition est autant dire épuisée et les carnets de collectage, objet de tant de fureur, ont disparu. Autre exemple du mode de fonctionnement de la censure : ce qui dérange disparaît sans bruit.
En revanche (autre exemple du mode de fonctionnement de la censure) ce qui est conforme à l’idéologie nationaliste s’impose par l’omniprésence : les bibliothèques des villes où Luzel a vécu et travaillé auraient pu avoir à cœur de mettre à la disposition de leurs lecteurs l’édition scientifique des œuvres de Luzel, une édition de base pour qui s’intéressait à la littérature populaire de Bretagne. Allons donc ! Les bibliothécaires ont acheté l’édition nationaliste faite au kilomètre à partir de copies fautives. Pas une seule bibliothèque du Trégor ne dispose de l’édition complète des PUR. En revanche, le culte de La Villemarqué, père du nationalisme breton, est célébré à grands frais (y compris par l’État français qu’il combattait). Si Luzel sent le soufre, c’est qu’il a eu le courage de dire la vérité au sujet du Barzaz Breiz, composé par La Villemarqué à l’aide de chants soit inventés soit trafiqués.
J’avais déposé l’exposition à la bibliothèque de Morlaix, ville où Luzel avait longtemps été journaliste, car le bibliothécaire en poste comptait la faire circuler et avait fait preuve d’une conscience professionnelle irréprochable. Il a été remplacé, l’exposition est restée à l’abandon et les bibliothécaires qui lui ont succédé n’ont pas même acheté les volumes manquants de l’édition des PUR. J’ai donc repris l’exposition. Je la tiens à la disposition des bibliothèques et autre lieux de Bretagne, mais pas ombre de mention de Luzel à Rennes et à Quimper où sont conservées ses archives, à Brest, à Morlaix, à Dinan et autres villes où il a travaillé… L’interview que j’avais donnée en janvier au sujet de l’année Luzel n’était que trop vraie.
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Demain à 16 h, l’exposition sera présentée pendant une journée aux Lieux mouvants à Lanrivain et il faut bien prendre cette brève présentation pour ce qu’elle est : un acte de résistance.
La publication des Contes de Bretagne en était un autre et, malgré le confinement, elle est presque épuisée, signe que cette résistance n’est pas vaine.
C’est aussi pour Annie Ebrel l’occasion d’inaugurer sa carrière de conteuse à partir d’un conte donné par la meilleure conteuse de Luzel, Marguerite Philippe, et cela seul vaut tous les hommages que l’on pourrait rendre à Luzel.