Une maison très spéciale

Moi qui, ayant reçu un article roboratif sur l’un des livres de Ruth Krauss illustré par Maurice Sendak, venais de leur consacrer ici une chronique, voilà que  je reçois Une maison très spéciale, le dernier livre de Ruth Krauss et Maurice Sendak que j’ai traduit.

C’est aussi un livre très spécial qui est composé comme sur un air de jazz et toutes les images ont l’air de danser. Il a d’ailleurs été mis en musique et je trouve que l’interprétation de Shannon L. Linville est très réussie.

Difficile de trouver mieux pour apprendre l’anglais aux enfants Et difficile de trouver mieux aussi comme illustration de l’article de Ludivine Bouton-Kelly que je commentais la dernière fois, puisqu’il s’agissait bien de traduire le rythme…   

Encore l’un de ces petits trésors qu’on se passe entre amis comme un secret à partager.

Publié dans enfants, illustration, Poésie, Sendak, Traduction | Laisser un commentaire

Deux exemples de traduction

Je trouve en ligne, par le plus grand des hasards, le texte d’une communication sur deux de mes traductions paru en janvier 2019 dans la revue Palimpsestes : très intéressant puisque ce texte fait suite aux échanges avec les étudiants de l’université de Brest, mis en ligne ici même, échanges qui faisaient suite à la page My Translative MethodJ’ai traduit trois livres de Shel Silverstein, Le Petit Bout manquant, son complément Le Petit Bout manquant rencontre le grand O,qui sont toujours disponibles aux éditions MeMo, et Le Bord du monde qui est épuisé depuis longtemps.  J’en ai même traduit un autre à la demande de mon éditeur mais je l’ai traduit pour rien puisqu’en fin de compte, ayant changé d’avis, il a choisi de publier plutôt Le Bord du monde. 

C’est le livre le plus important de Shel, comme le rappelle Ludivine Bouton-Kelly qui a écrit cette communication – et c’était un livre difficile à traduire car il fallait transposer les rimes, le rythme et cela pour servir la progression des blagues illustrées par Shel lui-même, auteur, illustrateur et musicien – il n’était pas simple de faire en sorte que ses poèmes puissent se chanter en français aussi, mais je dois dire que, si les livres de Shel se sont vendus à plus de vingt millions d’exemplaires dans le monde, en France, nul ne s’est soucié de le chanter. Je vous invite à aller faire un petit tour sur son site, ne serait-ce que pour voir comment vous traduiriez « Ikle Me, Pickle Me, Tickle Me too ». Le petit film est très bien fait (il faut juste choisir l’icône Where the Sidewalks Ends sur la page qui comporte un film d’animation pour chaque livre). 

Si l’on pratiquait la traduction à la française (la traduction « à la française » consistant à transposer le sens en ignorant la forme) les poèmes de Shel devenaient simplement débiles. 

Ludivine Bouton-Kelly a eu l’idée de mettre en parallèle cette traduction qui m’a laissée totalement épuisée (en plus, je venais de traduire Le Roi Lear) avec la traduction d’un récit en prose, tout simple, sans difficulté apparente, et qui demandait simplement à transposer le style du petit garçon, Le Petit Brown.

Cette très jolie histoire d’un petit garçon de quatre ans laissé à lui-même appelait, de fait, sans que j’en aie eu conscience, une prise en compte de la musicalité du texte pour faire passer le non-dit. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces deux exemples sont complémentaires car ils occupent deux extrémités du spectre et s’éclairent ; dans le premier cas, le rôle de la prosodie est absolument décisif et réduire le style à un vers libre informe reviendrait à tuer le texte ; dans le second cas, le rôle de la prosodie est très discret, mais l’effacer pour réduire le style à une prose réaliste dite pour enfants reviendrait aussi à tuer le texte. Le petit Brown ne raconte pas une histoire, il dit sa solitude et c’est à lui-même qu’il parle. Nous ne sommes, en fin de compte, pas si loin de l’optimisme débordant d’énergie de l’infatigable Shel. 

Il est de plus en plus rare que le style soit pris en compte comme donnée fondamentale et, dans la grande confusion régnante, de telles réflexions sont précieuses. 

En revanche, il est bien dommage que ces analyses si précises portent sur un texte défunt. Le Bord du monde ne se trouve plus nulle part sinon en bibliothèque depuis des années (sur amazon, on le propose à 790 € et, triste consolation, je peux me dire que les quelques exemplaires qui me restent valent leur pesant d’or). 

Et voici en PDF l’article de Ludivine Bouton-Kelly :

Publié dans colloque, enfants, illustration, Shel Silverstein, Traduction | Laisser un commentaire

Un trou, c’est pour creuser

Un lecteur m’adresse un article sur l’un des livres illustrés par Maurice Sendak que j’ai traduits : très joli article, et qui, chose rare (surtout s’agissant de littérature dite enfantine), prend en compte la traduction.

Nous avions fait ici lors de la parution du livre une sorte de club de traduction qui était plein d’enseignements… Il est agréable de penser que des critiques s’y sont intéressés.

Un trou, c’est pour creuser est le complément d’une autre petite merveille de Ruth Krauss, Ouvrir la porte aux papillons. La méthode de Ruth Krauss, à savoir demander aux enfants de proposer des définitions et les écouter avec complicité en tenant compte des doubles sens possibles qui en font le mystère et la poésie, est bien expliquée dans cet article.

En fait, ce sont des livres qui s’adressent autant aux adultes qu’aux enfants et qui peuvent circuler comme de petits secrets à partager : « Ouvrir la porte aux papillons est une bonne chose »

Publié dans article, Enfance, illustration, Poésie, Sendak, Traduction, Traduction | Laisser un commentaire

Charybde (2)

À ma grande surprise, moi qui avais déjà été émerveillée par la note de lecture d’Hugues Robert sur Assomption,je découvre une nouvelle note de lecture, tout aussi fine et intelligente, sur Buée. Le rôle des quatrains et de la poésie baroque dans l’ensemble des quatre livres (qui sont construits par unités de quatre, et sur les tensions du baroque à l’intérieur d’un cadre rigide) est noté pour la première fois, avec une remarquable perspicacité, et les  rapprochements suggérés par Hugues Robert m’ouvrent à moi-même des perspectives auxquelles je n’avais jamais pensé. 

Si les éditions Mesures sont l’occasion de rencontres aussi exceptionnelles, alors nous pouvons nous réjouir de nous être lancés dans cette aventure ! 

*

Note de lecture : « Buée » – Sur champ de sable II (Françoise Morvan)

POSTÉ PAR CHARYBDE2 ⋅ 26 JUILLET 2019⋅ POSTER UN COMMENTAIRE

CLASSÉ DANS  ADOLESCENCEALAIN-FOURNIERARTHUR RIMBAUDBRETAGNECHATEAUBRIANDCHRISTIAN PRIGENTCOLLÈGECONTES ET LÉGENDESDANIEL DEFOEENFANCEFORÊTHECTOR MALOTHENRY DE MONFREIDJEAN-BAPTISTE CHASSIGNETLAVOIRLITTÉRATURE FRANÇAISEMAISON FAMILIALEMÉLANCOLIE SALVATRICENATUREPIERRE MICHONPOÉSIEPOUVOIR DE L’IMAGINATIONRÊVERIEROBERT LOUIS STEVENSONSECRETSSOLITUDE ET COLLECTIFTRÉSORS

Légendes et forêts, pierres du collège et du lavoir, une magie secrète transmute l’enfance en adolescence, en ne la laissant pas se perdre de vue.

Deuxième volume du monumental « Sur champ de sable » de Françoise Morvan, après « Assomption », également publié en 2019 aux éditions Mesures« Buée » poursuit son exploration poétique d’une enfance et d’une adolescence adossées à une certaine maison de Rostrenen. L’élégante carte jointe à chaque volume du projet pour décrire ce dont il retourne ici, ou en tout cas donner des indices à son propos, développe ainsi cette étape : « La transparence froide et trouble s’est imposée pour ces jours d’adolescence qui s’étirent comme autrefois en Bretagne ces journées de lessive au lavoir, brutales et pleines d’une force trop vive, et la moindre parole s’inscrit dans la mémoire comme dans la glace. Le titre, Buée, fait allusion au vieux mot employé pour la lessive. »

Fugue


Tandis que les voix montent et que la salle se vide, la nuit vient déjà, les murs de plâtre absorbent la lumière, la porte a dû rester ouverte, on entend les souliers sonner sur les grandes marches de granit.
Plus tard les réverbères s’allument dans le bourg, on peut compter les coups de l’horloge enrouée du vieux collège. Il n’y a plus ni aumôniers ni maîtres, des ombres qui resserrent les préaux, des prières qui rôdent sous les ormes de la chapelle, des odeurs de potage ou de viandes qui ont déjà cuit très longtemps, et loin dans la distance la leçon de violon étirant sans fin la même sonate.

Les cyprès sont noirs, on se retire à pas de loup, et pendant que les murs de la classe se rapprochent, seul le marteau du cordonnier s’entend parfois au bas du bourg.

Parfois le prêtre vient chercher sa Bible. Il ferma la salle, à gros bruit de verrous, sans jamais penser à savoir si des enfants sont là, dans la classe, ou peut-être dehors, à le regarder, du fond de la réserve aux livres qui forme un creux dans le couloir.

Les soirs de fin d’hiver, presque au printemps déjà, tout se grave alors, tout devait se résoudre en cette présence dans le bruit des arbres, et comme on les retrouve autour de soi, ces grands couloirs de pierre du collège, ces escaliers à vis des tourelles, creusant l’ombre, donnant profondeur et mystère aux paroles recluses, on pense avoir droit de rester clandestin pour des éternités.

Avec l’avancée de l’hiver, les grêlons sur les vitres, les transparences du jour au lieu de la pluie habituelle, et ce son qui s’étire au loin, qui tend aussi à sa transparence, tout devient mince et tendu sur le vide.

Ce rossignol de verre dont on jouait près du ruisseau, le son du violon qui s’étire.

L’adolescence avant l’adolescence.

*

Si les fils conducteurs et rouges observés dès « Assomption » continuent ici à se déployer, souterrains ou affleurants, contes et légendes de Bretagne naturellement (mais, il faut le répéter, sans jamais servir de prétexte à quelle clameur identitaire que ce soit), romans et récits d’aventure, toujours omniprésents (Hector Malot faisant une apparition remarquée, aux côtés des déjà ancrés Daniel Defoe ou Robert Louis Stevenson, bientôt rejoint par la part Henry de Monfreid d’Arthur Rimbaud, par exemple), c’est la poésie baroque de Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), avec ses sonnets volontiers ensorcelants, qui donne à « Buée » l’essentiel de sa structure cachée, alors que la phrase poétique elle-même, lorsqu’elle délaisse le quatrain (plus souvent – semble-t-il – que dans le premier volume, qui assumait crânement sa quête de réhabilitation de cette forme particulière), esquisse quelques foulées du côté de Saint-John Perse et de ses chercheurs de signes en ouest, pour donner toute sa substance à une nature animée, à une humanité bucolique nourrie aussi de pierres, de sentiers et de couloirs (les collèges précieux et ambigus du Pierre Michon de « Vies minuscules »ne sont peut-être pas si loin), propices aux mystères et aux merveilles, quelque part, bien qu’au cœur même de la Bretagne intérieure, entre le Combourg de François-René de Chateaubriand et la Sologne d’Alain-Fournier.

Passagers clandestins


Et confiant dans ce sentiment d’être abandonné, laissé au hasard du sort, si loin des préoccupations qui assaillent les femmes à l’abri des maisons remplies de meubles lourds, ils se réfugient dans l’église pour dire des aventures où glissent des trouveurs de terres inconnues, inventeurs de trésors, passagers clandestins enfermés dans des caisses au milieu des anufrages, Romain Kalbris, Rimbaud, Robinson, gagneurs de terres rêvant de tours du monde menant en Casamance, à Vancouver ou Zanzibar, et comme ils se retirent, l’ombre descend dans la venelle, complice, rôdant pour les laisser partir sans être vus, passagers clandestins fuyant, tout allégés de rêves, vers les vallons gonflés de vent.

*

Ce n’est pourtant bien entendu nullement par hasard si, comme l’indiquent le titre et la note d’intention poétique déjà citée, la buée (même si elle est aussi présente avec son sens plus usuel, vapeur d’eau, qu’elle soit condensée sur une vitre ou légère brume matinale) installe le lavoir comme point d’ancrage secret, ou centre de gravité indispensable, du volume dans son ensemble. En un fabuleux parallèle avec un autre lavoir, celui qui ancre dans le réel la course folle du petit garçon briochin lancé à l’assaut de la vie, au milieu des fantasmagories de Goya, dans « Les enfances Chino » de Christian Prigent, la trace même de ce lieu, de ses pierres usées et battues, suggère un pont venteux et précieux entre la rêverie solitaire et le sens collectif, fût-il à l’état d’ébauche. Et c’est ainsi, par cette pierre philosophale si peu commune pourtant, que peut s’opérer doucement le début d’une transmutation entre enfance et adolescence, dans laquelle le matériau humain peut conserver ses caractéristiques, et offrir une poésie vivante, une mélancolie combattante, jamais domptée, à l’épreuve du temps, des intempéries et des sombres malentendus potentiels de l’âge adulte.

Orée


Rêveurs au front léger

Longeant à pas de loup le bord des ombres

Ils glissent doucement vers les orées

Où vont les chercheurs de fleurs de fougère

Puis se fondent sans bruit dans l’abri des feuillages

Et sentent la forêt qui les protège.

Publié dans Traduction | Laisser un commentaire

Charybde

La librairie Charybde se trouve au 81 rue du Charolais dans le XIIe arrondissement. C’est une petite librairie mais remarquablement active, et qui a inventé, chose que j’ignorais, le principe de la librairie de garde

J’ai découvert avec une surprise émue l’article que l’un des libraires, Hugues Robert, a consacré à Assomption, le premier livre de Sur champ de sable qui est paru le mois dernier. Un libraire qui ne se contente pas de vendre des livres mais qui les lit et, plus incroyable encore, qui prend le temps de rédiger de vraies notes de lecture, comme ont pouvait en lire jadis dans la revue Mesures… 

Lorsque nous avons créé les éditions Mesures, c’était dans l’espoir de trouver des voies de traverse (mettons de petits sentiers) et instaurer un autre rapport avec les lecteurs. C’est dire à quel point la note de lecture d’Hugues Robert nous a non seulement touchés mais confortés dans nos espoirs. 

*

« Assomption » (Françoise Morvan)

POSTÉ PAR CHARYBDE2 ⋅ 23 JUILLET 2019⋅ POSTER UN COMMENTAIRE

CLASSÉ DANS  ANIMAUXBRETAGNECHARLES SAGALANECONTES ET LÉGENDESFABLESFANTÔMETTEFRANÇOIS-MARIE LUZELIDENTITÉLITTÉRATURE FRANÇAISEMAISON D’ENFANCEMILLIE DUYÉNATUREOBJETSPARTAGEPATRICK BOUVETPOÉSIEQUATRAINSQUÊTE MÉMORIELLEROBINSON CRUSOÉROMANS D’AVENTURESEIGNEUR DE KERSAUZONTEMPS RETROUVÉ

 

Un retour poétique intense sur une enfance bretonne rêveuse, joueuse, nourrie de contes et de nature. Une éblouissante recherche du temps précieux.

Je vous ai déjà parlé récemment des éditions Mesures créées par André Markowicz, à l’occasion de la magnifique édition bilingue du « Dernier départ » de Guennadi Aïgui. Aux côtés de l’auteur russe et tchouvache, parmi les tous premiers volumes de la maison, on trouve les deux premiers tomes de la vaste entreprise poétique (« Sur champ de sable ») de Françoise Morvan« Assomption » et « Buée » (qui seront suivis fort prochainement de deux autres, « Brumaire » et « Vigile de décembre »).

Le corbeau

Le vieux tilleul à frondaisons classiques
Logeait dans ses étagements de vert et d’ombre
Les oiseaux d’un théâtre à dévoiler le monde
Rois à profils d’autour et mages noirs de lune

Il suffisait de s’abriter au soir dans sa ramure
Pour les entendre remuer en murmurant
Tout prêts à délivrer leurs prophéties
Frouant frayant et froissant leurs rémiges

Vieil aruspice happé au fond des temps
Le corbeau drapé dans sa houppelande
Gardait par devers lui la clé de ses présages
Et venait refermer les portes de la nuit

Sur l’élégante carte insérée dans ce premier volume (dont chacun des 400 exemplaires est numéroté et signé), Françoise Morvan glisse quelques phrases précisant la nature du projet, ou plutôt donne des indices précieux sur ce dans quoi nous allons nous plonger avec elle : « C’est à partir d’observations qui auraient pu être celles de n’importe qui, pour peu que la mémoire s’empare d’instants inscrits dans l’immédiateté de la présence au monde, que je me suis mise à écrire Sur champ de sable, quelque chose comme une recherche du temps perdu, mais sans narrateur, sans je lyrique, sans autre lien que la traversée du temps. »

*

Esquif

Hébergée par le châtaignier en fleurs, la maison secrète s’ouvre aussi, pour peu que l’on sache grimper à l’échelle tremblante, et, loin, très loin, se voit le tilleul aux présages. Le plancher bouge, les longs doigts des fleurs bougent dans le vent, le chanvre des cordages passe sur les poupées de feuilles et le coffre aux trésors. Jaune doux, chargé d’abeilles, apaisant les bruits du village et laissant les rumeurs se perdre dans la ramure à reflets de pluie, jaune doux chargé d’une odeur de miel et de farine, le châtaignier berce un esquif qui pourrait s’effacer sans qu’on le sache. Et si les naufragés s’éveillaient dans la transparence d’une île, ayant franchi les barrières de sable, ils auraient pour guide Robinson. Au creux du coffre, un livre brun aux pages collées d’être restées sous les fougères, un livre piqueté comme un œuf de pie, abrite les épreuves à connaître pour traverser la vie avec la force d’âme des coureurs d’aventures. Un crocodile à ventre bien cousu, objet d’étrange amour,* montre ses dents fines. On le garde en présage et talisman, glissant la main sur ses écailles de dragon au moment de prêter serment. Les merles se répondent d’un bord du ciel à l’autre, et parfois un rouge-gorge vient voir qui se tient là, les jambes dans le vide, avec un large morceau de pain dont se détachent des miettes sur une planche. L’oiseau picore l’image de Robinson en grand habit de chèvre, s’arrête, penche la tête de côté, comme saisi soudain d’étonnement devant l’étrangeté du monde, et s’envole sous les longues fleurs de châtaignier qui se referment.

*

Entreprise ambitieuse et salutaire en effet, que de ressusciter en poésie ce temps perdu ô combien précieux, celui d’une maison bretonne gorgée de souvenirs, placée sous le signe des contes, des fables et des légendes (écho d’enfance rétrospectivement évident, bien entendu, pour une Françoise Morvan qui aura consacré une partie de sa vie à l’édition critique complète des contes collectés par François-Marie Luzel d’une part, des travaux poétiques d’Armand Robin d’autre part), mais aussi des romans d’aventures, entrant ainsi logiquement en résonance tant avec la réédition récente de « L’île au trésor » de Robert Louis Stevensonqu’avec l’enquête poétique conduite cette année par Patrick Bouvet (« Le livre du dedans »). Ces cabanes, réelles ou imaginaires, vaisseaux de l’imagination déployée, comme celle de Millie Duyé, ne servent pourtant à aucun moment de refuge pour une crispation identitaire, mais bien de véhicule blindé et joyeux pour une Bretagne universelle, ouverte et partageuse qui, de ce fait, peut se contenter d’apparaître en filigranes rusés tout au long de ces 140 pages, plutôt qu’en étendards tapageurs. Privilégiant l’art menacé des quatrains (« héritage perdu, dont pourtant restent encore des traces comme de ces blasons usés où se voient des symboles sur champ de sable »), mais n’hésitant pas à utiliser le petit poème en prose lorsque nécessaire, ce récit intense d’une découverte du monde associant étroitement le mythe, le jeu, la nature et l’imagination tous azimuts enchante la lecture sans céder à la tentation d’embellir le souvenir.

*

Rêve

Caché dans le feuillage en haut du chêne
Entrer dans son rêve au gré de l’air
Et laisser tous les jeux pour oublier
D’avoir été enfant dans la lourdeur du monde

La densité mémorielle et poétique de ce premier volume, jouant du double sens assumé de son titre, promesse d’été et esquisse d’une fuite vers l’âge adulte, est telle que l’on pourrait consacrer des pages entières à évoquer les signes qui l’informent : arbres, fleurs, araignées, corbeaux, rossignols, poupées, marionnettes, écheveaux, plumiers, morceaux de bois, bibelots, meubles de cuisine, rayons d’épicerie, livres usés d’avoir tant fourni leur carburant incomparable, le « Bric-à-brac au bord du lac »de Charles Sagalane, qui n’est peut-être pas si loin, se réarrange ici en un savant capharnaüm dont l’aléa s’esquive progressivement. Et même si c’est un certain chant populaire de Basse-Bretagne (« Ann Aotro Kersaozon » / « Le Seigneur de Kersauzon ») qui sert de fil rouge secret à cette « Assomption »Françoise Morvan se tient bien loin d’un régionalisme potentiellement racorni, pour aborder les purs mystères de ce qui constitue les êtres au fil des années, en Bretagne et ailleurs, dans l’enfance et au-delà.

*

Cendre

Les coudes appuyés sur la table, on reste entendre une longue histoire qui se déroule en se mêlant au rêve. Le prince gris, duveteux comme une souris, héberge sa mélancolie près de la cendre. Il passe à pas muets, peut-être en fantôme, prêt à se fondre dans les murs. Lancé par son père sur le chemin des aventures pour chercher le remède que ses aînés n’ont pas trouvé, il va confiant dans la bonté des vieilles fées scarabées, docile à la sagesse amère des adages. Il semble qu’on l’ait connu avant de naître et qu’il soit prêt à parler d’une voix mi-basse pareille au souvenir.

Publié dans édition, Éditions Mesures, Librairie, Poésie, Sur champ de sable | Laisser un commentaire

Devoir de mémoire ?

Le 16 juillet, il y a 75 ans, des jeunes gens, enfermés dans une cave à Bourbriac et torturés pendant plusieurs jours, étaient conduits près d’un bas-fond au bord d’une route, à Garzonval, et abattus d’une balle dans la nuque par des Allemands et des SS du Bezen Perrot, nationalistes bretons enrôlés aux côtés des nazis pour combattre la France.  

À l’invitation d’un petit éditeur, Christian Besse-Saige, à présent disparu et dont je salue ici la mémoire, j’ai passé de longs mois aux archives afin d’identifier les assassins. C’est devenu une longue enquête qui a, pour finir, été publiée par les éditions Ouest-France. 

J’ai notamment identifié un nommé Miniou qui (comme les autres d’ailleurs) a continué de militer pour la « liberté de la Bretagne » : on le retrouve dans le film de Vincent Jaglin, La Découverte ou l’ignorance, fort satisfait de son itinéraire et assurant que, membre du Bezen Perrot, il n’avait fait que garder des camions. 

Ce livre (dont la vente a permis de rénover le monument de Garzonval) a donné lieu ensuite (en 2014) à une passionnante enquête auprès des témoins encore vivants – des témoins qui, depuis, ont pour bon nombre d’entre eux disparu, et leur témoignage aurait été à jamais perdu sans ce livre ; pour ma part, j’avais la charge de poursuivre mes recherches aux archives et de les mettre en relation avec la mémoire vive. 

Le livre Garzonval en mémoire a connu deux tirages et est encore disponible à la mairie de Plougonver. 

En 2014, ce travail a donné lieu à deux (remarquables) reportages de Charlotte Perry sur France Inter. 

Il va de soi que les autonomistes bretons (et notamment, détail intéressant, les autonomistes qui se disent de gauche) n’ont eu de cesse que de nier la présence du Bezen Perrot à Bourbriac, puis à Garzonval. De longues polémiques s’en sont suivi, comme de coutume, dès qu’une voix dissidente ose se faire entendre. Pour finir, tous les historiens sérieux admettent à présent le rôle joué par ces militants nationalistes enrôlés sous uniforme de la Waffen SS. 

La question posée par l’occultation de leur rôle aurait dû être un objet de réflexion. C’est d’ailleurs cette réflexion que la polémique déclenchée par les autonomistes avait pour but d’empêcher – rien là que de banal, encore une fois. Or, cinq ans après, force est de constater que non seulement aucune réflexion n’a pu avoir lieu mais la simple mention du rôle joué par le Bezen Perrot a disparu de la cérémonie comme de tous les commentaires. 

Voici la formulation officielle relayée par la presse :

En juillet 1944, l’armée allemande, aidée par la milice française, investit un périmètre compris entre les communes de Plouguernével, Saint-Nicolas-du-Pélem, Peumerit-Quintin et Sainte-Tréphine. Les maquisards, très présents dans le secteur, attendaient un parachutage. Encerclés, sept résistants sont arrêtés et conduits à Bourbriac pour y être interrogés. Ils y resteront jusqu’au 16 juillet. Torturés, ils seront achevés d’une balle dans la tête, aux alentours de Garzonval. Le jour de leurs obsèques, alors que les occupants avaient interdit à la population du village d’assister à l’enterrement, l’église était pleine et La Marseillaise y a retenti.

L’armée allemande est forcément aidée par la « milice française » : tout est bon dans le Breton et il est utile de nos jours de dénoncer le pétainisme qui représente une grave menace. En revanche, le nationalisme breton ne mérite pas d’être pris en compte. La défense du Bezen Perrot par les identitaires, dont Boris Le Lay qui s’en prenait naguère encore à la crémonie de Garzonval, les essais du nommé Mervin, qui tente par tous les moyens de salir la mémoire des résistants tués à Garzonval, rien de cela ne mérite un mot. Pas trace du Bezen Perrot à Garzonval. Il n’a pas fallu cinq ans pour effacer les recherches qui dérangeaient. La cérémonie a lieu au nom du « devoir de mémoire » – un devoir de mémoire sélectif.

Publié dans Traduction | Laisser un commentaire

Presto et Zesto

Depuis 2016, je poursuis la traduction des livres oubliés de Maurice Sendak. Après La Fenêtre de Kenny et huit albums parus chez MeMo, cette fois, c’est Presto et Zesto au Limboland  qui paraît aux éditions L’École des loisirs — un livre qui a une histoire bien particulière puisqu’il s’agit d’un album oublié…

En 1990, Sendak avait été invité à illustrer les Rikadla de Janacek qui devaient être données par le London Symphony Orchestra. Il s’agit d’un recueil composé à partir de dix-neuf chansons populaires pour enfants — des nursery rhymes farfelues qui forment un ensemble plein de charme (et d’autant plus touchant que Janacek a composé ses Rikadla dans son grand âge, à partir de sa mémoire d’enfance). Les dix images de Sendak destinées à être projetées auraient pu servir à illustrer un superbe album disque mais il n’en fut apparemment jamais question.

Un beau jour, Maurice Yorincks eut l’idée de composer une histoire à partir de ces images et, en compagnie de Maurice Sendak, il inventa les aventures de Presto et Zesto, deux branquignols portant les surnoms ridicules qu’ils s’étaient eux-mêmes attribués.

Le livre était resté dans les tiroirs de Maurice Sendak et, après sa mort, nul n’y avait plus pensé jusqu’à ce qu’en consultant les archives quelqu’un tombe sur ce manuscrit mal classé… Et voilà donc le dernier livre de Sendak surgi du Limboland… 

Publié dans Alphabet, enfants, illustration, Sendak, Traduction | Laisser un commentaire

Alionouchka

J’ai reçu ce matin les premiers exemplaires d’Alionouchka qui doit apparaître cette semaine en librairie. C’est ma troisième collaboration avec Étienne Beck aux éditions MeMo. 

En 2007, nous avions traduit, André Markowicz et moi, le conte d’Afanassiev Maltchik s Paltchik (en français P’tigars-P’titdoigt) qui avait donné lieu à son extraordinaire interprétation au pastel gras…

Chaque planche est un véritable chef d’œuvre et je ne sais pas si je préfère le portrait jovial de la mère du héros ou le terrifiant loup noir…

….

LE KRASPEK

En 2012, paraissait Le Kraspek d’après le conte type 361 recueilli par Afanassiev.

Cette fois, l’interprétation d’Étienne Beck était si foisonnante et si mystérieuse qu’elle invitait à repenser le conte en faisant parler les images. C’est un conte qu’il est bon de relire en pensant à la situation en Russie et ailleurs, raison pour laquelle je l’avais rédigé en donnant aux épisodes inscrits dans la trame du conte une portée politique à déceler et exploiter ou non en disant le conte.

ALIONOUCHKA

Et voici, en grand format, une Alionouchka qui n’a peur de rien et qui donne une leçon de courage à son père le pope et ses amies froussardes sans pour autant faire preuve de vanité… Le conte type 956 B devient une allégorie à méditer par les temps qui courent, et les couleurs franches, la rugosité joyeuse des images d’Étienne Beck font merveille. 

Personnellement, l’épisode que je préfère est la mise en sac du brigand… 





*

Une jolie  chronique d’Alionouchka est parue sur le site La mare aux mots. 

Publié dans Conte, enfants, Folklore, illustration | Laisser un commentaire

Colloque

Le 14 juin à 9 h 45, amphi Beauvoir, à l’Université de Rennes 2, a lieu la première rencontre autour des éditions Mesures lors du colloque Expérience et partage du sensible dans l’enseignement de la littérature organisé à l’initiative de Nathalie Brillant-Rannou.

Publié dans André Markowicz, colloque, édition, Éditions Mesures | Laisser un commentaire

Extrême gauche et terrorisme

.

On se souvient peut-être du vol de dynamite dans une carrière de Plévin, près de Carhaix, en vue de commettre des attentats : les nationalistes bretons s’étaient associés avec des nationalistes basques pour s’emparer de près de neuf tonnes d’explosifs, onze kilomètres de cordon détonant et quelque six mille détonateurs. De quoi faire… 

En effet, la dynamite allait tuer une jeune femme à Quévert, dix-huit personnes en Espagne, et encore les risques de tuer lors de divers attentats n’ont-ils pas été pris en compte. Peu après, une partie de la dynamite fut retrouvée çà et là, notamment parce que certains terroristes, n’ayant pas prévu le poids des explosifs, avaient dû abandonner leur 4L de location, puis parce que l’un d’entre eux, Denis Riou, qualifié de « chef de l’ARB » (Armée révolutionnaire bretonne), décida soudain, sans doute pour amadouer le juge Thiel, d’en restituer quelques kilos. Plusieurs tonnes sont toujours dans la nature.

Enfin au terme d’un long procès, cinq Basques et neuf Bretons furent condamnés. Tous se présentaient comme des victimes de l’État français et, assistés d’une équipe d’avocats bien payés, n’eurent de cesse de faire condamner les journaux portant atteinte à la présomption d’innocence ou à la vie privée, de saisir la Cour européenne des Droits de l’homme, de faire intervenir Amnesty international, de mener campagne parce que l’un avait du diabète et l’autre des migraines, de constituer des comités de défense des « prisonniers politiques bretons », des « collectifs de femmes » protestant contre le manque de douceur des arrestations, et des pétitions, des lettres ouvertes, des campagnes de presse… Il suffit de parcourir l’article Affaire de Plévin sur Wikipédia pour constater que la victimisation occupe l’essentiel des chapitres, à peu près exclusivement appuyés sur les productions des militants nationalistes et de leurs historiens appointés, avec à leur tête Charlie Grall, journaliste (c’est-à-dire en charge de l’hebdomadaire nationaliste Breizh-infos avec Martial Ménard, autre terroriste) lui-même condamné dans le cadre du procès des militants basques et bretons. 

En 2000, Grall fut le seul à refuser de condamner le meurtre de la jeune femme assassinée à Quévert. Il continue de militer auprès du maire de Carhaix, Christian Troadec et d’exposer les vertus de son louable « combat breton ». 

De même, les journalistes Arnaud Vannier et Solenn Georgeault (désignés comme journalistes car ils collaboraient au mensuel Bremañ dirigé par la militante nationaliste Lena Louarn) ont-ils constamment été présentés comme des victimes, persécutées par une justice aveugle. Lena Louarn, qui a été nommée vice-présidente du Conseil régional sous le règne de Le Drian et continue d’officier pour le breton surunifié dans toute la Bretagne, savait parfaitement à quoi s’en tenir sur les options idéologiques de Solenn Georgeault qui était membre d’Emgann, parti indépendantiste considéré comme la vitrine du FLB. Par la suite, Vannier a été recyclé par Patrick Le Lay (qui d’ailleurs se qualifie lui-même de nationaliste breton, assurant qu’il n’est pas français). Il a pu continuer de militer pour le parti indépendantiste Breizhistance (issu d’Emgann)… L’histoire du terrorisme breton fait l’objet de films subventionnés par le Conseil régional qui sont l’occasion de réécrire l’histoire en donnant l’occasion aux terroristes d’exposer leur dévouement à la juste cause de la libération de la Bretagne : les documentaires produits officiellement ont ainsi pour effet de relayer les productions nationalistes en banalisant l’usage de la violence au service d’une idéologie délétère.

En ces années-là, et d’ailleurs suite au travail d’information que j’avais, contre vents et marées, et en dépit des menaces de mort, décidé de poursuivre, il s’est trouvé des journalistes pour essayer de rompre l’omerta. Ainsi Éric Conan dans L’Express Mais ces rares tentatives sont restées lettre morte, enlisées dans le magma du consensus régionaliste forcément louable quoi qu’il recouvre.  

*

Je rappelle ces quelques faits pour illustrer la manière dont des militants nationalistes (qui, par ailleurs, aussi bien dans Breizh-infos que dans Bremañ, faisaient l’apologie de nazis, voire de Waffen SS membres du Bezen Perrot) ont constamment obtenu le soutien de l’extrême et de l’ultra gauche. Et ce, sur la base d’un confusionnisme soigneusement entretenu et paré de l’aura des combats romantiques (ainsi, pour s’en tenir à un exemple, le journal Breizh-infos a-t-il donné lieu à un site d’extrême droite identitaire qui n’hésite pas à donner la parole à des terroristes fiers de leur combat : du FLB aux Bonnets rouges et aux Gilets jaunes, la même lutte se poursuit, déclare l’un d’entre eux qui, devenu boutiquier spécialisé dans le business néoceltique, donne pour sa meilleure vente l’autocollant du FLB — peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que le sigle du FLB est une création du nazillon Yann Goulet, qui l’avait initialement dessiné pour les Bagadou Stourm et, faute d’imagination mais non sans constance, lui fit reprendre du service pour le FLB ). 

Il n’était donc pas surprenant de voir, la semaine dernière, des intellectuels venir au secours du chef de l’ETA Josu Urrutikoetxea (alias Ternera) : Alain Badiou, Toni Negri mais aussi Jean-Luc Nancy et Jacques Rancière et, plus étonnant, Étienne Balibar, ont publié dans Libération une tribune pour soutenir l’infortuné Ternera comparé à Mandela et digne de toutes les indulgences.  

Or, chose rare, il s’est trouvé des personnes pour prendre le risque de protester. On m’a demandé d’apporter mon soutien à cette protestation, ce que j’ai fait. 

En voici donc le texte, qui peut être lu en ligne sur le site de Libération.

*

En soutien aux victimes de Josu Urrutikoetxea

Par un collectif — 5 juin 2019 à 20:26

Soutenir celui qui fut le chef d’ETA quand l’organisation basque commettait de nombreux attentats, c’est nier la réalité du terrorisme et piétiner la mémoire des victimes.

  •  

 En soutien aux victimes de Josu Urrutikoetxea

Tribune. Dans Libération du 31 mai, Alain Badiou, Etienne Balibar, Thomas Lacoste, Jean-Luc Nancy, Toni Negri et Jacques Rancière signent une tribune intitulée : «En soutien à Josu Urrutikoetxea». Elle pourrait prêter à rire si elle ne réveillait pas l’histoire de crimes tragiquement absurdes et inutiles.

Ces signataires n’ont en effet pas honte de comparer implicitement l’Espagne démocratique à l’Afrique du Sud de l’apartheid pour dénoncer l’arrestation le 16 mai d’un des chefs de l’organisation terroriste basque ETA dissoute en mai 2018. «Imaginerait-on,écrivent-ils, en Afrique du Sud, en juin 1991, une fois abolis les piliers des lois de l’apartheid, que le futur Prix Nobel de la paix, Nelson Mandela, soit remis en prison ?» Veulent-ils nous faire croire que des Basques étaient ségrégués comme des Noirs sud-africains, ou que ce chef d’ETA mériterait d’être récompensé parce qu’il a finalement décidé que les meurtres n’étaient plus utiles à sa cause ?

Les signataires font semblant d’oublier qu’en 1977, une fois Franco mort et enterré, tous les prisonniers d’ETA ont bénéficié de la loi d’amnistie et sont sortis de prison. Les militants qui, comme Urrutikoetxea (plus connu sous l’alias de «Josu Ternera»), ont ensuite fait le choix de tuer des centaines de personnes, se sont attaqués frontalement à la démocratie, à l’esprit de compromis qu’avait ouvert la Constitution de 1978. Ils ont assassiné des concitoyens désarmés dans un Pays basque gouverné par un Parti nationaliste qui défend l’indépendance de cette région. Dans les vingt années où Josu Urrutikoetxea a été le chef d’ETA, l’organisation a tenté d’empêcher la transition post-franquiste en commettant de très nombreux attentats pendant les périodes de négociations les plus délicates : 66 morts en 1978, 76 en 1979, 92 en 1980, puis entre 19 et 52 morts par an durant toute la décennie 80.

Ces signataires font aussi mine de croire que la décision de Josu Ternera d’arrêter d’assassiner ou de faire assassiner des gens l’exempte de responsabilité pénale. Il est pourtant actuellement poursuivi pour avoir ordonné, en 1987, un attentat à la voiture piégée contre une caserne de la garde civile de Saragosse où vivaient des familles, et qui provoqua 88 blessés et 11 morts dont 6 enfants : les jumelles Miriam et Esther Barrera, 3 ans ; Silvia Pino, 7 ans ; Rocío Capilla, 12 ans ; Silvia Ballarín, 6 ans ; Ángel Alcaraz, 17 ans. Mais pour les militants d’ETA les gardes civils étaient des «chiens» (txakurrak en basque) et leurs enfants des «fils de chiens».

Arrêté en France en 1989, puis extradé, Josu Ternera a pu se présenter en 1998 et en 2001 sur les listes du parti associé à ETA. Elu au Parlement autonome basque, il y a été choisi comme membre de la commission des Droits de l’homme, ce qui fut vécu comme une insulte par les associations de victimes et les citoyens basques non nationalistes. Faut-il rire ou pleurer de voir aujourd’hui des intellectuels médiatiques attribuer une «hauteur morale» à ce nationaliste cruel qui n’a jamais remis en question ses choix mortifères ? Alain Badiou considère que les récits des atrocités de la révolution culturelle en Chine sont une caricature (1). On comprend qu’il ne s’encombre pas de précisions concernant les années noires du terrorisme nationaliste basque. Dire que ETA a «remis ses armes à la population basque» est un pénible non-sens (à quels Basques ? Ceux qu’ils ont tués ?).

Les signataires font référence au rôle que Josu Urrutikoetxea a joué lors des négociations de 2006 qui précédèrent la fin de l’organisation (il y eut encore 12 assassinats entre la trêve de 2006 et le dernier attentat de 2010 qui a pris la vie du policier français Jean-Serge Nérin). Ils insistent sur le mot «unilatéral» comme si seule la générosité des terroristes expliquait leur dissolution. Les militants emprisonnés qui ont recherché le pardon de leurs victimes ont eu le courage de mettre unilatéralement fin à la raison de la terreur. Mais ceux-là ne mériteront pas le soutien des six signataires. Les partis politiques espagnols n’ont pas accordé de légitimité à la fameuse Conférence internationale présidée par Kofi Annan parce qu’ils ne reconnaissent pas l’existence, depuis 1978 en Espagne, d’un «conflit armé» entre deux camps. Il y a eu de la part d’ETA usage de la terreur pour imposer à tous les citoyens une conception unique du Pays basque. Les victimes d’ETA refusent aussi le concept de conflit, car elles veulent que l’on parle des assassinats. Nombre d’entre elles attendent encore justice, notamment les familles des enfants morts à Saragosse en 1987. Il y aurait encore environ 300 meurtres non élucidés.

Nous sommes «inquiets et consternés», comme disent les signataires à propos de cette arrestation, de voir que des intellectuels qui se disent de gauche «s’avilissent» à mentir sur la réalité du terrorisme d’ETA, soutiennent une idéologie nationaliste exclusive et piétinent la mémoire de ses victimes.

(1 ) «Badiou, hibernatus philosophe», sur Libération.fr (10 octobre 2014)

Auteurs : Barbara Loyer Professeure, Maurice Goldring Professeur émérite, Fernando Aramburu Ecrivain, auteur de «Patria», Fernando Savater Philosophe, Maite Pagazaurtundúa Députée européenne, Béatrice Giblin Professeure émérite, Brigitte Pradier Conseillère municipale (Biarritz) et Kattalin Gabriel-Oyhamburu, Politologue.

Ont souhaité aussi manifester leur soutien à ce texte : Antonio Jiménez Blanco Professeur, Cayetana Alvarez de Toledo Députée, Félix de Azúa Ecrivain, Andrés Trapiello Ecrivain, Guillermo de la Dehesa Economiste, Francisco Sosa Wagner Professeur, Mercedes Fuertes Professeure, Francisco Javier Irazoki Ecrivain, Gorka Maneiro Ancien député au Pays basque, Alfonso Ruiz Miguel Professeur, Ramón Puig de la Bellacasa Professeur, Juan Calaza Economiste, Ramiro Cibrián Ambassadeur, Carlota Solé i Puig Professeure, Juan Carlos Fernández Savater Peintre, Pablo Barrios Professeur, Roberto Blanco Valdés Professeur, Carlos Martinez Gorriarán Ancien député, Diego EscamezProfesseur de lettres (Biarritz) et Félix Ovejero Professeur.

un collectif

Publié dans Traduction | Laisser un commentaire