Durant deux jours, sur le thème « Archives littéraires et traduction », j’interviens à l’IMEC (Institut Mémoire de l’édition contemporaine) avec André Markowicz. Vu le thème prévu, je devais parler du fonds Armand Robin que j’ai déposé à l’IMEC mais j’ai découvert que ce serait du fonds Danielle Collobert que j’ai archivé en vue de donner l’édition des Œuvres (parues chez POL et à présent disparues). Ce sera l’occasion de confronter deux fonds d’archives, deux expérience d’édition (que j’ai déjà évoquées ici) et de les mettre en relation avec l’expérience des éditions Mesures que nous poursuivons actuellement.
Ce soir, à 19 h, rencontre à la librairie L’Écume des pages, 174 boulevard Saint-Germain dans le VIe arrondissement. Le sujet (entre autres) : la cinquième saison des éditions Mesures.
J’ai déjà consacré un article à Joseph Monjaret, héros de la Résistance voué à l’oubli pendant que tant de nationalistes bretons collaborateurs des nazis étaient glorifiés – ainsi Paul Monjarret dont j’ai dû évoquer l’itinéraire pour éviter que son nom ne soit donné à un collège, une place, et je ne sais combien de rues… Le journal Bretagne-Île-de-France a eu le courage de publier un article à ce sujet. Qu’il en soit remercié.
Voilà, il existe : son baptême a eu lieu samedi à Port-Louis à la librairire La Dame blanche (nom prédestiné car les dames blanches font partie des fées dont j’ai longuement étudié les mœurs, notamment dans la collecte de Luzel ). J’aurais dû commencer par lire l’un des textes qui illustrent la poésie du conte (qui fait l’objet de ce livre) mais j’ai été entraînée par mon périple dans le domaine du conte à la suite du tir de barrage destiné à m’interdire d’éditer les carnets de Luzel… Vaste saga. Trop vaste : nous voulions présenter la cinquième saison des éditions Mesures et nous n’avons pas pu parler assez précisément des autres livres.
Cette soirée mémorable marque, après notre première apparition au festival Rue des livres, un changement car, voilà encore quelques années, le fait de nous inviter était, en Bretagne, tout simplement impossible (ou alors héroïque et ne pas prévoir de service d’ordre revenait à s’exposer aux risques d’intrusion de hordes furieuses, d’enfarinage ou autres pratiques des militants bretons). Il faut souligner la générosité de Georges Guitton, qui avait accepté d’être présent comme modérateur et qui a accompagné toute cette rencontre. Dominique, la libraire, avait été stupéfaite de voir qu’en douze heures, la liste des réservations était pleine – et il a fallu refuser une trentaine de personnes…
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Il ne s’agissait pas, comme en d’autres lieux, de militants venus en masse mais de lecteurs normaux, pas plus intéressés par Le Culte des racines(que je présentais aussi) que par les livres des éditions Mesures. Et de lecteurs merveilleusement chaleureux et bien intentionnés.
Enfin, comme on peut le voir, un correspondant du Télégramme était présent (alors que l’omerta était jusqu’alors de règle) et son article n’était pas à charge…
Poursuivant l’expérience engagée avec Les Mistoufles, David Gauchard a choisi de travailler sur les Sonnetsde Shakespeare parus aux éditions Mesures : comme avec les enfants pour Les Mistouflesqui ont donné lieu à sept CD, il s’agit de faire entrer la poésie dans les classes en travaillant sur le rythme, les sonorités, les rimes – bref, de rendre la poésie vivante et de permettre aux élèves de la dire.
Nous serons aujourd’hui au lycée de l’Aulne à Châteaulin et le 29 mars au lycée ISSAT de Redon.
Le conseil régional de Bretagne demande l’autonomie au nom des Bretons. Nul débat, opposition muselée, déluge de propagande. En Bretagne, Benjamin Morel, qui a publié La France en miettes, n’a eu droit qu’à des invectives de la part du président du conseil régional ; les diverses lettres ouvertes rédigées par des citoyens indignés n’ont reçu aucune réponse ; le libelle que j’ai publié aux éditions du Seuil sous le titre Le Culte des raciness’est heurté à l’habituelle omerta (impossible de l’emprunter dans une seule bibliothèque de Bretagne).
Dans ces circonstances, il faut saluer le courage de Kofi Yamgnane qui ose ouvrir le débat interdit. Je vous invite à lire l’article que j’ai publié à ce sujet sur le site du Groupe Information Bretagne et à aller le soutenir si vous le pouvez vendredi prochain à 20 h à la MJC de Kerfeunteun à Quimper.
Accoutumé aux insultes racistes en provenance des nationalistes bretons et autres, Kofi est bien le premier à être conscient des risques qu’il prend. Son mérite n’en est que plus grand – et ce d’autant que, lui qui a été ministre d’un gouvernement socialiste, se trouve face à la trahison des élus socialistes bretons.
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Le lendemain, de 9 h 30 à 12 h 30 dans la salle Fraboulet au 17 rue de Penthièvre à Saint-Brieuc, il sera possible d’écouter une conférence d’un autre courageux, Daniel Quillivic, qui, lui, a osé protester contre l’adoption du « Bro goz » comme hymne de la Bretagne. Les Bretons n’ont jamais été consultés non plus au sujet de l’adoption de cet hymne ridicule, plagiat dû à un druide antisémite, collaborateur des nazis, comme Daniel Quillivic le démontre dans son essai.
Cette année, pour la première fois, je suis invitée au festival Rue des livres qui se tient à Rennes depuis seize ans. Ce sera l’occasion de présenter la nouvelle saison des éditions Mesures puisque la librairie Le Failler me reçoit tout le samedi et le dimanche après-midi pour que je puisse rencontrer mes lecteurs.
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De plus, dimanche à 15 heures, je suis invitée à lire pendant un quart d’heure des textes extraits des Enfants de la guerretout en projetant les photographies d’Yvonne Kerdudo qui sont à l’origine de ce livre (présenté pour la première fois à Rennes, à la librairie Comment dire).
Les organisateurs du festival ont choisi ce livre dans la rubrique « coup de cœur » au titre de la poésie mais, selon moi, il ne relève pas du tout de la poésie : il cherche, tout au contraire, à fuir le domaine de la poésie, précisément grâce au biais de l’image et des regards croisés sur une réalité indicible, sauf à sortir du lieu commun en franchissant un barrage intérieur. C’est bien ce qu’avait fait Yvonne Kerdudo et c’est bien pourquoi mes textes existent comme prolongement de son travail (le miracle est qu’il s’agit d’un prolongement, d’une part, du travail de la photographe et, d’autre part, de textes que j’avais écrits, pour certains, bien avant de les voir).
Il est heureux que ce livre puisse ainsi trouver quelque écho car (comme je l’avais fait observer l’an passé lors de ma rencontre aux Archives départementales des Côtes d’Armor – et, je l’ai vérifié à cette occasion, la situation n’a pas changé depuis –, il est absent de toutes les bibliothèques de Bretagne (y compris celles qui ont mission de recueillir un fonds breton, comme les Champs libres et le CRBC de Brest, y compris celles qui concernent le patrimoine du Trégor et y compris celle de Plouaret où a vécu et travaillé Yvonne Kerdudo pendant un demi-siècle).
Des amis lecteurs m’ont signalé qu’ils avaient demandé le livre dans telle ou telle bibliothèque – sans succès.
Cette petite brèche dans la censure est donc plus importante qu’on ne pourrait penser.
Alexeï Navalny est mort hier, assassiné par le pouvoir russe grâce à Yves Rocher.
C’est la fausse plainte pour escroquerie du groupe Yves Rocher qui a permis d’arrêter Navalny et de l’envoyer au goulag.
En 2021, j’avais ici même rédigé un article qui avait été relayé par André Markowicz sur facebook. Non seulement Yves Rocher avait fait traîner les frères Navalny devant les tribunaux russes en reconnaissant pourtant n’avoir subi aucun préjudice, mais, alors même que la Cour européenne des Droits de l’Homme avait jugé les décisions des tribunaux russes « arbitraires et manifestement déraisonnables », il continuait de narguer Navalny en France et de prospérer en Russie.
Alexeï Navalny et son frère, ayant porté plainte pour dénonciation calomnieuse contre Yves Rocher, étaient venus en Bretagne avec leur avocat, Me Bourdon, puisque leur affaire devait se plaider à Vannes. Quelle chance avaient-ils face au tout-puissant groupe Yves Rocher, fondateur du Club des Trente, membres de Produit en Bretagne, lobby fondé par l’Institut de Locarn ? À Vannes, puis en appel à Rennes, Yves Rocher a triomphé pendant que Navalny, arrêté sitôt rentré en Russie après son empoisonnement par les services secrets poutiniens, poursuivait son combat depuis le bagne.
En 2021 une vidéo résumait les faits.
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Ouest-France (membre de Produit en Bretagne) titre ce jour « Navalny mort, les juges n’auront plus à statuer sur l’affaire qui l’opposait au groupe Yves Rocher ». Ouf, quel soulagement : la Bretagne respire ! Bris Rocher, clamant son entreprise « innocentée », se présente comme victime d’une « affaire qui a beaucoup nui à l’image du groupe »
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L’image du groupe n’a, en tout cas, d’après les dires de son président, pas du tout souffert en Russie où il compte 423 points de vente et, comme l’argent n’a pas d’odeur, 86 points de vente en Ukraine.
Ce même président rappelle que son entreprise vient d’obtenir le statut d’« entreprise à mission » garant de son éthique. À la journaliste qui, pour lui permettre de se dédouaner, lui demande : «Vous avez fait le choix de resteren Russie. Votre statut de société à mission n’est pas incompatible avec cette décision ?» , il répond que pas du tout : la guerre, il la « condamne fermement » et il « salue la résilience et le courage des populations » qui continuent d’acheter les produits Yves Rocher. Comme il aime ses gens, il s’est « focalisé sur les gens » qui avaient besoin de lui en Russie. Il faut toutefois noter qu’en Bretagne, ses gens, ils coûtent trop cher et il compte fermer en bonne partie son usine de La Gacilly pour aller chercher ailleurs des gens à favoriser de ses bienfaits. Encore une mission.
De la mort de Navalny, pas un mot.
William Bourdon déclare :
« Nous considérons que la participation active d’Yves-Rocher – et selon nous de grande mauvaise foi – a été cruciale dans la criminalisation de Navalny en Russie. Aucun de ses dirigeants, compte tenu de leur connaissance historique du pays, ne pouvait ignorer l’état d’assujettissement de la justice au pouvoir politique en Russie. La moindre des choses eût été de présenter des excuses. »
Mais quelles excuses ? Allons donc ! Au moment où Emmanuel Macron reçoit Volodymyr Zelensky à l’Élysée pour signer un accord bilatéral de sécurité, les soldes d’hiver battent leur plein dans les boutiques Yves Rocher de Russie.
Vous pouvez offrir une petite crème pour la peau, cadeau qui plaît toujours aux dames de Russie, à moins qu’elles n’y voient une allusion perfide, et faire une bonne affaire en même temps. Les dames d’Ukraine, sous les bombes russes, peuvent aussi bénéficier d’utiles soins de toilette.
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Et les messieurs ne sont pas oubliés…
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Un petit flacon de « Bois de sauge » pour tonifier les soldats qui partent au front ? Une manière comme une autre de poursuivre le combat poutinien pour la Grande Russie ?
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2 mars 2024
Après avoir encensé Yves Rocher, Ouest-France célèbre en long et en large « le courageux adieu des Russes à Alexeï Navalny ». La Bretagne, c’est ça aussi : une presse à la botte mais qui célèbre le courage de ceux qui résistent… Yves Rocher peut continuer de prospérer en Russie et d’accueillir les clients à la gare de Rennes transformée à centre commercial pour shops identitaires.
Comme tout le monde n’a pas accès à Facebook, je donne ici le PDF de la chronique d’André Markowicz à la suite des obsèques de Navalny. Une manière comme une autre de protester.
Jamais je n’avais accordé une seconde d’attention au Printemps des Poètes (oui, j’ai appris qu’il fallait aussi une majuscule à Poètes) et je n’avais aucune intention de lui en accorder une seule quand la fatale tribune contre Sylvain Tesson m’a, comme une pieuvre, attirée dans les eaux saumâtres de la poétolâtrie.
Pensant en avoir fini, je me suis néanmoins, sans trop réfléchir, demandé qui était responsable de cette institution (car, même si j’étais loin de vouloir défendre Sophie Nauleau qui avait démissionné, je trouvais tout de même étrange le silence de sa hiérarchie et de ses collègues). Qui faisait quoi ? Qui décidait du sort des Poètes (je mets une majuscule pour distinguer les Poètes qui bénéficient du Printemps et les autres, les auteurs qui écrivent de la poésie et qui ne se pensent pas Poètes pour autant).
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Bref, j’ai appris que le président s’appelait Alain Borer et qu’il était spécialiste de Rimbaud. À mon avis, Rimbaud se serait empressé de fuir comme la peste le Printemps des Poètes – c’est d’ailleurs ce qu’il a fait, fuyant à tout jamais le monde des Lettres, et j’en profite pour dire à quel point le projet de le mettre au Panthéon avec Verlaine me semble indigne. Personne ne me demande mon avis à ce sujet, pas plus d’ailleurs qu’au sujet du Printemps des Poètes, mais faire part de sa révolte est salubre, au moins pour soi, et je trouve en effet révoltant que l’État verse des sommes considérables pour promouvoir des Poètes. Pourquoi ne pas subventionner plutôt le Printemps des Plombiers ? Voilà qui, en ce moment, me comblerait. J’ai d’ailleurs toujours été sensible à la poésie de la plomberie.
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J’en étais là de ces réflexions oiseuses (alors que la plomberie m’appelle) et je m’apprêtais à quitter (sans regret) le site du Printemps des Poètes quand, par hasard, j’ai découvert que l’on m’y invitait à rejoindre l’Opération Coudrier. Oui, l’Opération Coudrier ainsi baptisée (les Poètes aiment les majuscules) en hommage au « Lai du chèvrefeuille » de Marie de France.
Marie de France ?
Encore elle ?
Déjà Sylvain Tesson m’avait indignée en l’associant à ses délires celtomanes : « J’avais Marie de France pour la beauté des dames ». La phrase la plus méprisante écrite sur cette pauvre Marie de France, victime tout à la fois de la féminolâtrie et de la poétolâtrie…
J’ai traduit les Lais et les Fables de Marie de France, j’ai même été à l’origine de deux éditions de ces poèmes pour les collégiens et les lycéens, et jamais le Printemps des Poètes ou une quelconque organisation poétique n’en a fait mention, pas plus qu’un critique poétique ou un journaliste quelconque (à ma connaissance). J’ai republié «Le lai du chèvrefeuille » avec La Folie Tristanaux éditions Mesures en accompagnant ces poèmes d’une réflexion sur la traduction des textes médiévaux, mais tout ça s’est passé dans le plus profond silence, hors du domaine de la poésie tel qu’il est géré par les Poètes.
Or, voici ce qui était (ce qui est) dit de l’Opération Coudrier :
« Une exigence poétique affirmée » ? Comme si Marie de France avait besoin d’affirmer son exigence poétique ? Aux yeux de quels cuistres ? Et conjuguée avec « un déploiement de plus en plus vaste » ? Un déploiement où çà ? Pour aller où ? Et conjugué comment avec une « exigence poétique » consistant en quoi ? Que signifiait ce charabia ? Et un charabia destiné à des enseignants !
Puisqu’on m’invitait à découvrir l’Opération Coudrier sur la page dédiée, je suis allée sur la « page dédiée » et, là, je dois dire que j’ai été saisie d’une sainte colère – cette colère que l’on éprouve face à l’injustice, à la trahison : à l’honnêteté, à la beauté bafouées.
L’Opération Coudrier consiste à « intensifier la transmission poétique » en amenant les collégiens et les lycéens à participer à un « concours de retraduction desdouze vers les plus touchants » du « Lai du chèvrefeuille ». Cette « retraduction » est ailleurs dite « réécriture ».
Au terme du concours, trois prix sont décernés, le prix « Coup de cœur du Printemps », le prix « Le préféré des enseignants » et le prix « Le choix des jeunes ». Les lauréats gagnent… le plaisir d’avoir participé et la promesse hypothétique d’une mise en musique ou « d’autres mises en lumière inédites » de leur œuvre.
Pour les assister dans la retraduction, le Printemps des Poètes propose à toutes les classes de déléguer des Poètes au tarif de 270 € le Poète. Pour les cent premières classes inscrites, le Poète est à moitié prix. Et si vraiment, « la somme était bloquante », le Printemps fournirait des Poètes à prix négociable.
Pour commencer, une grande indignation m’a saisie à voir qu’il était possible de proposer à des enfants (à partir de la 6e) et des adolescents ce projet inepte de retraduire un texte – et surtout de leur laisser entendre ainsi que le texte est là, marchandise disponible, dédoublable, démarquable, produit imitable par quiconque pour peu que l’on veuille (ou doive) s’en emparer dans le but de s’exprimer, car tout le monde est poète et peut se faire le lai du chèvrefeuille comme on se fait une petite bouffe entre copains. Et cela alors que la poésie est en déshérence dans les classes et que les enfants n’ont à découvrir qu’une maigre poignée de poèmes, toujours les mêmes, écrasés sous des commentaires pédagogiques pontifiants tout faits pour vous dégoûter à jamais de la poésie. J’en sais quelque chose pour avoir mené depuis des années un combat désespéré contre cet abandon.
Il est à noter que nulle part il n’est expliqué ce que raconte « Le lai du chèvrefeuille », ce que c’est que l’ancien français et la légende de Tristan et Iseult, et dans quel contexte s’inscrit le bout de lai à retraduire en Soi selon le principe « Moi et Marie de France ».
Quelques explications confuses figurent dans un texte de Sophie Nauleau choisi par Sophie Nauleau pour présenter l’Opération Coudrier lancée par Sophie Nauleau. Il en résulte qu’elle voudrait qu’au matin de la Saint-Valentin dans le monde entier on lise « Le lai du chèvrefeuille » qui raconte une histoire aussi incompréhensible qu’absurde telle qu’elle la raconte : Tristan partirait en forêt graver son nom sur une baguette de noisetier pour que la reine à cheval la voie et s’arrête. Comment à cheval au milieu des arbres peut-on voir une baguette ? Autant prétendre voir une aiguille dans une botte de foin… Mais tout ça est magique, inutile de chercher à comprendre. La magie sert à ne pas lire le texte.
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Suit un gros cartouche rouge :
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D’où le Printemps des Poètes a-t-il tiré cette déclaration pontifiante en prose flasque ?
Il s’agit des premiers vers du lai :
« Asez me plest e bien le voil
Del lai que humme nume chevrefoil. »
Autrement dit (dans ma traduction qui simplifie un peu le texte pour respecter l’octosyllabe et la rime ) :
« C’est mon bon plaisir que je veuille
Dire le lai du chèvrefeuille. »
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Cette déclaration d’intention, qui semblait laisser entendre que Marie de France patronait par avance l’Opération Coudrier, était déjà passablement agaçante mais c’est quand j’ai découvert quel « Lai du chèvrefeuille » les élèves de la France entière étaient invités à retraduire que mon indignation s’est changée en colère – parce que la trahison était celle de Marie de France, du poème lui-même, et de la poésie.
Les lais de Marie de France sont des chefs d’œuvre de finesse, de simplicité, de limpidité délicate. Du « Lai du chèvrefeuille » un morceau a été extrait n’importe comment, ce qui rend le début incompréhensible.
Pour ce qui est de l’ancien français donné comme référence, le Printemps des Poètes (puisque c’est Lui qui se donne comme auteur) ne s’est pas cassé la tête : il a pris la version de Roquefort (1820) telle qu’on la trouve sur Wikipedia avec toutes ses fautes.
La « traduction inédite du Printemps des Poètes » (d’après la mention portée en bas de page) ne correspond pas au texte original tel qu’il est donné mais quelle importance, le texte en ancien français et l’enluminure ne sont là que pour légitimer la traduction destinée à servir de support aux retraductions…
Or, le texte indique (je me contente pour simplifier de donner ma traduction car elle suit le texte vers à vers) ce que signifie le fait que Tristan ait écrit son nom sur le noisetier pour qu’Yseult au passage le voie :
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TEXTE COUPÉ :
Ce que dit d’un mot cet écrit,
Ce qu’il lui mande et qu’il lui dit,
C’est que longtemps il est resté
Attendre et patiemment guetter
Jusqu’à parvenir à savoir
Le moyen de pouvoir la voir,
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TEXTE DONNÉ UNIQUEMENT EN ANCIEN FRANÇAIS :
Car sans elle il n’a pas de vie.
Et lors tous deux sont-ils unis
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TEXTE TRADUIT :
Tel le chèvrefeuille enlacé
Avec le tendre coudrier :
Tant qu’il est étroitement pris
Autour du fût où il se lie,
Ensemble peuvent-ils durer,
Mais qu’on vienne à les séparer,
Le coudrier mourra bientôt
Et le chèvrefeuille aussitôt.
Or, belle amie, ainsi de nous :
Ni vous sans moi ni moi sans vous !
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Le Printemps des Poètes a commencé par mixer les premiers vers de l’extrait :
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« D’euls deus fu il tut autresi
Cume del chevrefoil esteit
Ki a la codre se perneit. »
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Le mélange rend le texte incohérent :
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« Tous deux comme est le chèvrefeuille
qui grimpe autour du coudrier »
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À en croire la version donnée à retraduire, Marie de France a « une exigence poétique affirmée » mais des problèmes d’expression. De plus, la « traduction » fausse le sens du texte car Marie écrit que les deux amants sont unis comme le chèvrefeuille au coudrier, non qu’ils sont semblables au chèvrefeuille qui grimpe sur le coudrier, exercice de grimpette pas vraiment dans le style de Marie. Mais du style de Marie, du rythme, des rimes, de la prosodie, tout est anéanti dans cette « traduction inédite du Printemps des Poètes ».
La suite est plus fausse et plus incohérente encore :
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« sitôt qu’ils se tiennent enlacés
il n’est plus de tronc ni de feuilles,
et peuvent alors vivre à jamais. »
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Non seulement ce charabia est à l’opposé de la poésie de Marie de France mais chaque vers est un contresens aboutissant à une traduction d’une stupidité jamais égalée : plus de tronc, plus de feuilles – l’amour, tel le phylloxéra, ne laisse subsister qu’une manifestation du rien, l’Amour :
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« Mais si l’on veut les séparer
du coudrier c’en est fini,
soudain du chèvrefeuille aussi. »
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Cette manifestation du rien, finalement, c’est l’image même de la poésie telle qu’elle est promue par le Printemps des poètes.
J’aurais dû m’arrêter là, constatant que ces Poètes, pour finir, écrivaient, sans respect, sans honte, en haine de la poésie.
Mais non, je ne sais quel esprit christique m’a poussée à boire le calice jusqu’à la lie.
Et j’ai découvert la retraduction de la lauréate du prix « Le préféré des enseignants » — le texte n’est pas vraiment lisible, c’est vrai, mais quelle importance ont pour les responsables de l’Opération Coudrier les textes des lauréats ?
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… Si vous n’arrivez pas à lire le poème d’Anaïs, alors en classe de 4e au collège Jean Moulin de Chaville, vous pouvez entendre l’ex-ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer le lire (après la pub pour Ecosia) :
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Quand ce ministre a-t-il fait en sorte que la poésie soit présente dans les classes ? Quel ministre a-t-il fait en sorte que les enfants puissent découvrir et apprendre par cœur des poèmes qui leur donnent le sens du rythme, de la langue, de la beauté rendue sensible par des auteurs au fil des siècles depuis Marie de France, que l’on célèbre comme « notre première Poétesse » en la bafouant ? Aucun.
Dans son dernier livre, Denis Podalydès raconte comment jouer une scène de Molière à l’école primaire a été à l’origine de son travail de comédien.
Offense à la traduction, offense à la poésie, l’Opération Coudrier montre à quel point de déréliction l’institution littéraire (et l’Éducation nationale) en sont arrivés.
La lecture du livre de Sylvain Tesson proposé par le Printemps des Poètes m’avait sidérée. L’Opération Coudrier m’a révoltée.
Depuis 2020, personne n’a protesté, personne ne s’est interrogé sur l’outrecuidance d’un projet consistant à faire retraduire par des élèves un poème livré comme un chef d’œuvre mais traduit en charabia.
Mépris de la poésie, mépris de la traduction : tout est lié.