Chaque année, le lundi de Pâques, la commune de Scrignac est investie par des militants nationalistes bretons d’extrême droite, relevant notamment de la mouvance catholique intégriste. Comme on peut le voir sur le site Feiz ha Breizh, la coutume est d’y brandir des drapeaux celtiques (car la Bretagne celte est, à les entendre, en lutte depuis l’origine des temps contre la France, son ennemie héréditaire) ; on y célèbre le culte de l’abbé Perrot, exécuté le 12 décembre 1943 par la Résistance, et l’on rappelle le parcours de ses fidèles associés, les frères Caouissin, membres du Kommando de Landerneau créé par les nazis pour traquer les maquisards ; on y fait l’éloge du journal Ololê créé par les Caouissin avec le soutien des services de propagande allemands, et l’on y écoute un conférencier, par exemple Thibault Guillemot dit Tepod Gwilhmod (condamné en 2009 pour incitation à la haine raciale) y faire l’apologie de Feiz ha Breiz (Foi et Bretagne), association jadis présidée par l’abbé Perrot ; ensuite, on se recueille, avec drapeau, devant la croix signalant le lieu où l’abbé a été abattu, et l’on place bouquets, plaque avec croix celtique, drapeaux et autres symboles du même genre, dans la chapelle de Coat Quéau (rebaptisée Koat Keo ou Koat Kev, en orthographe surunifiée symbolisant la nation bretonne) que l’abbé Perrot avait fait bâtir à grands frais par l’architecte James Bouillé, militant nationaliste de Breiz Atao, et agent de la Gestapo en Bretagne.
Les habitants s’y sont faits — même si, pour une commune qui fut longtemps communiste, ces manifestations s’apparentaient clairement à des provocations suscitant indignation et colère. Il faut se souvenir qu’au cours des années 60, la reconquête des nationalistes, totalement discrédités au lendemain de la Libération, s’est effectuée grâce à l’activation des réseaux catholiques, des réseaux interceltiques et des groupes folkloriques mis en synergie : c’est donc naturellement à Coat Quéau (i.e. Koat Keo) que les scouts Bleimor, avec à leur tête Alan Stivell (qui s’appelait alors Alain Cochevelou) se rendaient pour rendre hommage au martyr mort pour la nation bretonne (telle qu’il voulait la faire advenir, fût-ce avec l’appui de l’Allemagne nazie, contre l’avis de ses compatriotes).
On a oublié l’âpreté des luttes qui opposaient ces militants et ceux qui se souvenaient de leur rôle sous l’Occupation ; il semble même que l’on ait oublié l’attentat du FLB (Front de Libération de la Bretagne) contre le monument aux morts de Scrignac, monument datant de 1921, entièrement pulvérisé en 1982 par une bombe : il s’agissait d’effacer le nom des Bretons morts pour la France. Michel Chauvin, le militant nationaliste auteur de l’attentat, a depuis continué de militer en toute impunité et a été décoré du collier de l’hermine par l’Institut culturel de Bretagne (dont le rôle trouve là une nouvelle illustration)…
De la haine des paroissiens contre l’abbé les conversations gardaient trace pour peu que l’on ose affronter ces souvenirs brûlants. Je me souviens même de l’intervention d’un habitant de Scrignac au colloque de Brest destiné à imposer la version des autonomistes comme version officielle de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Bretagne : s’élevant contre la réhabilitation de l’abbé Perrot, non sans courage, surtout en un tel contexte, il avait simplement raconté l’inoubliable humiliation infligée par l’abbé à de jeunes paroissiens qui, le jour de leur mariage, alors que toute la famille était venue, et parfois de très loin, l’avaient vu arriver à l’église et refuser de marier ces mauvais chrétiens qui n’avaient pas fait leurs Pâques comme il fallait… Brutalité, sectarisme, nationalisme fanatique, lien avec les pires extrémistes, non, Perrot n’était pas le bon prêtre mort pour avoir tenté d’évangéliser une paroisse rouge, le saint homme victime de son amour de la langue bretonne : en 1940, un mois après l’adoption de la loi « portant statut des Juifs », il appelait à les jeter hors de Bretagne. Et, en 1943, alors que la situation aurait dû l’inciter à quelque prudence, il donnait encore pour modèle dans sa revue Feiz ha Breiz (Foi et Bretagne) Mgr Tiso, chef de l’État slovaque, un vrai chrétien, un vrai nationaliste et un vrai nazi. Tout un programme…
Pourtant, au fil des années, le rôle joué par l’abbé Perrot, ses liens avec l’occupant, ses dénonciations, son activisme et ses actions de choc, puis son exécution par la Résistance, tout s’est effacé dans un consensus identitaire célébré par la presse et encouragé par les pouvoirs publics : l’« Unvanniezh Koat Keo » qui rassemble les disciples de l’abbé Perrot opère sous statut d’association et la chapelle dite de Koat Keo, monstruosité architecturale conçue comme un acte politique lourdement chargé de symboles nationaux, a eu droit au statut de monument historique en 1997. Une inscription sur l’une de ses portes célèbre cependant « le millénaire de la restauration de la Bretagne» (en 1937, en un temps où les nationalistes bretons de Breiz Atao, regroupés autour de l’abbé Perrot et de ses amis Mordrel, Bricler et Debauvais recevaient le soutien de l’Allemagne nazie) mais, alors même que les habitants de Scrignac s’opposaient avec violence à l’abbé fanatique qui leur avait été imposé par l’évêché précisément pour dompter une paroisse rebelle, la chapelle par lui produite est à présent donnée officiellement pour caractéristique du « renouveau de l’expression artistique bretonne ». La victoire du fascisme est aussi celle de la laideur.
Durant de longues années, les cérémonies se sont déroulées dans une indifférence résignée, et l’on pouvait penser que, les militants nationalistes vieillissant, tout finirait par sombrer dans l’oubli, mais, voilà quelques années, des indépendantistes virulents ont pris le contrôle de l’association désormais placée sous la présidence de Roland de la Morinière (candidat d’Adsav, parti d’extrême droite nationaliste, pour le canton de Lamballe). En 2015 déjà, la cérémonie fut l’occasion d’une manifestation programmatique ; en 2016, la célébration du soulèvement des nationalistes irlandais et celle de l’abbé Perrot s’associant pour ouvrir sur un même combat pascal, cette cérémonie fut placée sous le signe de l’indépendance de la nation bretonne, à conquérir, fut-il dit, contre la « République française franc-maçonne» qui aggrave encore ses crimes en « facilitant l’invasion de la religion musulmane». On pria l’abbé Perrot pour que se lèvent des jeunes Bretons dignes de « chasser cette abomination». Vu qu’il appelait à chasser les Juifs au moment où la Shoah battait son plein, il était, de fait, bien placé pour intercéder auprès du Père.
La République française a laissé les héritiers spirituels de l’abbé Perrot l’insulter sans broncher. En mars 2017, le monument aux morts de Scrignac a été de nouveau vandalisé. Quelques lignes dans la presse locale, pas grand-chose. Une habitude à prendre, somme toute.
Cette année, le programme des militants bretons semblait plutôt maigrichon…
SCRIGNAC (Koat Keo) : messe en breton le lundi de Pâques 2/04 à 11h, organisée par Unvaniezh Koat Keo (mémoire de l’abbé YV Perrot). A l’issue, Youenn Caouissin dédicacera son livre “J’ai tant pleuré sur la Bretagne“.
Mais voilà, miracle, que les militants de l’Unvanniez Koat Keo venus, comme de coutume, passer le lundi de Pâques à Scrignac, découvrent que la tombe de l’abbé Perrot a été profanée : la croix celtique (symbole de l’appartenance de la nation bretonne à la Celtie voulue par Dieu contre la France jacobine) a été abattue, l’inscription « ER MAEZ » portée en rouge sur le piédestal. À peine remis de leur effarement, les disciples de l’abbé Perrot découvrent des tags ! Des tags en breton surunifié dans le plus pur style nationaliste ! En effet, le propre des nationalistes bretons depuis l’origine est de proclamer qu’ils veulent mettre les autres dehors. Le grand ami de l’abbé Perrot, Olier Mordrel, rapporte lui-même dans son essai Breiz Atao la stupeur des paysans bretons à lire les inscriptions que les militants de son parti peignaient sur les murs : celle qui les étonnait le plus était « LES FRANÇAIS DEHORS ! ». « Et où c’est-y qu’y veut qu’on va ? » demanda un paysan à Bricler, cousin de Mordrel et grand ami de l’abbé Perrot, lui aussi. « À la porte, les Juifs et les enjuivés», proclamait L’Heure bretonne. Le premier mot d’ordre des fabricants de bière bretonne rassemblés dans l’association Bierzhistance a été « KRO ER MAEZ » (pour lutter contre la Kronembourg, symbole des bières de France, vouées à rester chez elles abreuver l’indigène et cesser de polluer le sol breton). Le mot d’ordre des nationalistes bretons, qu’ils soient de gauche ou de droite, pourrait donc être ER MAEZ.
Sur la tombe de l’abbé Perrot et aux alentours se lisent « FASKOURIEN ER MAEZ » et « MENEZ ARE HEP FASKOUR », autrement dit, mais en breton pas vraiment local, « les fascistes dehors » et « Mont d’Arrée sans fasciste ». L’essentiel n’est pas d’être compris mais de ne pas employer le français, langue de l’oppresseur. En cela encore, l’extrême droite et l’extrême gauche nationalistes se ressemblent et pourraient se rassembler autour du slogan ER MAEZ qui viserait à bouter hors de Bretagne tous ceux qui ne partagent pas leur désir d’indépendance : cela viderait, il est vrai, la Bretagne de 99% de ses habitants mais il faut ce qu’il faut, on ne manque d’ailleurs pas de me le faire savoir régulièrement.
Cet ultime épisode d’une longue histoire est, contrairement à ce qu’il pourrait paraître, tout à fait intéressant pour montrer comment, tablant, efficacement d’ailleurs, sur le soutien de la presse régionale, extrême droite et extrême gauche nationaliste parviennent à utiliser les médias pour arriver à faire avancer leurs pions.
Face à la « profanation », les médias se mobilisent et c’est à qui donnera la parole à Youenn Caouissin auteur d’une biographie hagiographique de l’abbé Perrot qui vient juste, quelle chance, de paraître aux très pieuses et très réactionnaires éditions Via Romana
Ouest-France produit un véritable article promotionnel :
On peut y lire que l’abbé Perrot a été « accusé par certains de collaboration avec les Allemands ». Des esprits malveillants, il faut le croire, car « son assassinat fait toujours polémique ». En tout cas, pas de quoi vandaliser une jolie tombe celtique, d’autant moins que « l’abbé Perrot était porteur de valeurs bretonnes et chrétiennes » : merveilleuses valeurs, en effet, appelant à l’extermination des Juifs et à la promotion, en totale opposition avec l’évêché, d’un nationalisme breton soutenu par les nazis, mais à quoi bon faire le détail ? Dans le breton, tout est bon.
Nulle part dans cet article (pas plus que dans les autres) n’apparaît la simple mention du fait que l’abbé Perrot était un militant nationaliste breton. La raison de son exécution par la Résistance est effacée, comme ses engagements idéologiques et ceux du mouvement breton. Point aveugle. L’abbé Perrot était un bon prêtre, assassiné pour des raisons troubles. Un martyr. Breton. C’est ce qui importe : breton. Donc, digne de nous. Et les autres : ER MAEZ. Ainsi se diffuse la propagande nationaliste en Bretagne.
Et voici la version du Télégramme :
« La tombe de l’abbé Jean-Marie Perrot a été vandalisée ce week-end, à la chapelle de Koad Kev, à Scrignac. Comme tous les ans à Pâques, une cérémonie était prévue lundi, par l’association Unvaniezh Koad Kev, afin de commémorer le 66e anniversaire de la mort du prêtre, assassiné le 12 décembre 1943. Celle-ci a réuni une quarantaine de personnes. C’est en venant nettoyer les abords de la chapelle avant la cérémonie, dimanche, que les responsables de l’association ont découvert que la croix celtique ornant la tombe avait été cassée et renversée derrière la sépulture. La tombe, la chapelle et des bâtiments voisins ont aussi été tagués. Le maire de Scrignac, Georges Morvan, a déploré ces actes : « Je croyais que cette histoire était maintenant derrière nous ; je vois qu’il existe encore des rancoeurs tenaces et cela m’attriste ». Le prêtre de la paroisse Saint-Herbot, à Carhaix, Peter Breton, qui avait accepté de célébrer la messe à la demande de l’association parce que celle-ci éprouvait semble-t-il des difficultés à trouver un prêtre connaissant le breton, s’étonne « qu’il puisse encore y avoir de telles manifestations de haine, 75 ans après le décès de l’abbé. Je trouve cela déplacé, étonnant dans la période actuelle, mais je n’ai pas les clefs de compréhension », dit-il. Mardi après-midi, la brigade de gendarmerie de Carhaix-Huelgoat n’avait toujours pas enregistré de dépôt de plainte. »
© Le Télégrammehttp://www.letelegramme.fr/finistere/scrignac-la-tombe-de-l-abbe-perrot-profanee-04-04-2018-11912759.php#KeVh1lElXC13TJQZ.99
Le maire (élu sur une liste de gauche) ne comprend pas ce que signifient ces « rancœurs tenaces », la cérémonie commémorative est donnée pour une sorte de coutume locale, l’Unvanniezh Koat Keo pour une inoffensive association bretonne et l’abbé Perrot pour une victime digne de ces pieux hommages. Le fait que des militants nationalistes d’extrême droite aient en 2016 formé un rassemblement appelant à chasser les musulmans n’a pas semblé de nature à troubler l’ordre public et le maire ne fait pas le lien entre ces actes et l’histoire de l’abbé Perrot, pourtant, hélas, liée à tout jamais à celle de sa commune.
Nous sommes là face à une sorte d’interdit absolu, — blâmer ce qui est breton est impossible —, un interdit doublé d’une injonction à respecter l’impensé qui fait la force du mouvement breton : ce qui ne se conçoit pas n’a pas lieu de s’énoncer et c’est de ce mystère que doit naître l’avenir. En l’occurrence, il a fallu aller jusqu’à Saint-Herbot pour trouver un prêtre capable de dire la messe en breton, signe que le combat de l’abbé Perrot est un combat perdu, mais un combat qui se poursuit, avec breton ou pas, sur la même base idéologique : nous sommes Celtes, et donc, fidèles à nos gènes, nous ne sommes pas français. C’est ce racisme et ses prolongements ethnistes qui constituent l’impensé du mouvement breton, mais comment ce magma pourrait-il donner lieu à une analyse claire puisque les militants nationalistes sont mis en place par les élus et par le lobby patronal breton ?
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Ce mince épisode est instructif pour qui veut comprendre comment le mouvement nationaliste breton, infime numériquement et honni de la population, réussit par la publicité, l’extrême droite et l’extrême gauche faisant progresser la même cause, à diffuser son idéologie : ici, ce n’est pas seulement la presse régionale qui prend le relais, et qui lance ainsi un thème journalistique facilement exploitable par tous les médias, c’est la presse nationaliste d’extrême gauche comme d’extrême droite : ainsi, sur 7Seizh, c’est Deléon, passé d’Emgann au Parti breton, c’est-à-dire de l’extrême gauche au parti nationaliste soutenu par le lobby patronal de Locarn (mais il semble à présent avoir eu quelques démêlés avec ce parti) qui assure la promotion de l’abbé Perrot. Cet indépendantiste acharné est enseignant à Diwan.
Et n’oublions pas que l’historien officiel de la Région, l’autonomiste Jean-Jacques Monnier, va jusqu’à présenter l’abbé Perrot comme un résistant hébergeant — espèce assurément difficile à trouver ailleurs qu’en son presbytère — des nationalistes bretons parachutistes de la France libre.
Comme plusieurs lecteurs, indignés par la vague de propagande en voie de déferler, m’ont demandé ce qu’il était possible de savoir sur l’abbé Perrot, j’ai proposé d’ajouter une petite fiche à celles de la rubrique « nationalisme » du GRIB. On y trouvera des informations interdites ailleurs. Je suis d’ailleurs prête à la compléter.
Il va de soi qu’évoquer des faits précis ne changera pas la croyance admise : la Bretagne a son martyr, le bon abbé Perrot, si dévoué qu’il a donné sa vie pour son peuple. Je ne me fais plus aucune illusion à ce sujet.
En 2002, préparant l’édition du Monde comme si, j’avais choisi pour illustration le numéro 100 de la revue ArMen (alors pourtant moins engagée dans le « combat breton » qu’à présent) où se voyait cette image stupéfiante : l’abbé Perrot et Ronan Caouissin associés à un numéro de Breiz Atao dans sa grande période nazie choisis pour illustrer, au tournant du siècle, la « richesse du mouvement breton »… Voici cette image et mes commentaires :
Je sais désormais qu’établir les faits ne sert à rien : les nationalistes sont utiles pour détruire l’édifice jusqu’alors inopportunément résistant de la République. Au moins n’aurai-je pas subi pour rien l’épreuve de lire Feiz ha Breiz et de traduire l’article de Perrot sur les Juifs qu’il convient d’exterminer sans crainte car « nul ne doit être accusé ou traîné en justice pour les Juifs tués ».
(À suivre)