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Armand Robin, « Fragments »
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Samedi en début d’après-midi, comme je l’avais annoncé, je me suis rendue au Théâtre du Champ-au-Roy à Guingamp pour participer aux rencontres destinées à accompagner les expositions présentées par le centre GwinZegal et notamment l’exposition des photographies retrouvées après la mort d’Armand Robin (que j’avais mises en relation avec les fragments posthumes).
Du fait que la présentation de l’exposition, voilà quelques semaines, s’était déroulée sans problème, je n’avais pas lieu d’imaginer que les militants bretons y verraient à redire. Armand Robin est un auteur breton, après tout, et le fait de montrer des photographies prises à Rostrenen et des poèmes écrits sur son pays natal, qui est d’ailleurs le mien, ne semblait pas de nature à devoir leur déplaire.
Mon seul souci était la durée du diaporama que nous avions mis au point jusqu’à la dernière minute pour compléter l’exposition car, m’étant cassé la voix en disant des poèmes à Lille, j’avais trouvé remarquablement opportune l’idée de montrer ce diaporama qui me permettrait de garder le silence.
Ainsi mon vœu rejoignait-il celui des militants, mais, loin de m’en douter, et de soupçonner même que ma seule présence à Guingamp était de nature à provoquer une mobilisation générale, mon but premier était alors, à l’occasion de cette conférence, de prendre des photos des lieux où mon arrière-grand-père avait promené sa silhouette gracile, et je l’imaginais traversant la salle de la mairie où j’allais prendre la parole (il était adjoint au maire de Guingamp, ingénieur des Travaux publics et commandant des pompiers).
Batifolant dans les songeries tout en numérisant les images de l’album de photos de ma grand-mère, je me disais qu’il serait intéressant de faire le portrait d’une ville par les albums de famille. Et c’est avec l’intention de soumettre ce projet à GwinZegal que j’avais apporté le portrait de mon arrière-arrière-grand-mère guingampaise…
Une petite image qui, pour moi, résumait tout l’esprit trégorrois — une malice, une gentillesse, une façon d’attendre le destin, fût-il mauvais, voire tout à fait désastreux, avec une bienveillance et un fatalisme légèrement ironique… Bref, tandis que, méditativement, puisque absorbée par mes réflexions sur les albums de famille, je gagnais les lieux où mon arrière-grand-père avait dû, lui-même, exercer ses capacités notoirement exceptionnelles à s’abstraire du contexte (rencontrant sur le seuil de la mairie sa dernière fille, ma grand-mère, il lui était arrivé de la saluer en lui disant : « Bonjour, mademoiselle »), j’apportais ce portrait de mon arrière-arrière-grand-mère, pris dans les studios Le Cun, en 1912, sans imaginer une seconde que les représentants de la culture guingampaise actuelle me sommeraient de dégager la minuscule place que je m’apprêtais à occuper (le moins possible, vu l’état de ma voix) au nom de la bretonnitude par eux incarnée sur la place.
Quelle bretonnitude, reposant sur quelle légitimité, en vue de défendre quelles valeurs supposées mises à mal par ma seule présence, c’est ce qu’il me restait à découvrir.
En tout cas, pour ce qui est des brevets de guingampitude, j’étais parée. Et je trouve qu’en regard de ce qui m’attendait, ce portrait de ma petite arrière-arrière-grand-mère est une sorte d’heureuse rencontre : qu’aurait-elle pu penser face à tant de haine, et de haine déchaînée au nom d’une bretonnité militante, je le laisse à deviner.
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BIODIVERSITÉ
À 14 h, la rencontre autour de l’exposition de Yann Mingard sur les conservatoires universels de semences, d’ADN, de corps humains qu’il a photographiés de par le monde était à la fois passionnante, comme je m’y attendais, et tout aussi terrifiante : le pouvoir des lobbys de grainetiers qui imposent leur sélection de semences à des continents entiers, et, comme Monsanto, deviennent propriétaires des bunkers d’espèces mises en réserve, était dénoncé de manière lumineuse par Pierre-Henri Gouyon et Jacques Arnould dont j’ai découvert les recherches à cette occasion. Comment lutter contre la réduction de la biodiversité, comment s’opposer au pouvoir dictorial de lobbys puissamment organisés, acharnés à détourner ce qui était librement produit par tous, et à contrôler la culture en la réduisant aux produits standards leur assurant un profit maximal ?
Nous étions une centaine de personnes, tout à la fois accablées et reconnaissantes de prendre conscience d’un problème dont, jusqu’alors, pour la plupart, nous ignorions tout.
Lors de la pause, avant la présentation par Isabelle Vaillant de ses photographies prises dans la campagne autour de Rostrenen, j’ai appris que des militants bretons avaient publié dans le journal local, L’Écho de l’Armor et de l’Argoat, une « tribune libre » pour s’opposer à ma présence. La tribune était libre mais, moi, je ne l’étais pas de fouler le sol guingampais : pas question pour eux de me permettre de présenter librement les poèmes d’Armand Robin car, ce faisant, on m’offrait « une tribune » — et m’offrir une tribune, « si minime soit-elle », tombe sous le coup de la censure. Qu’il soit donc bien entendu que, poème ou pas, Robin ou pas, quel que soit le sujet, je suis interdite de parole sur le sol breton.
C’est bien ce que j’ai constaté depuis la parution du Monde comme si, en 2002, mais là, pour la première fois, la chose était clairement dite, et par des élus, exerçant des fonctions officielles.
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LE NOUVEAU PILORI
Tel est donc le communiqué publié par L’Écho de l’Armor et de l’Argoat, journal qui s’est ainsi associé à cette dénonciation publique : en quoi peuvent bien consister les « outrances, raccourcis et amalgames » rendant ma « présence inopportune » ? Aucune explication, bien sûr : les accusations sont les mêmes depuis plus de dix ans — il ne s’agit pas de répondre à des arguments mais d’interdire une parole non autorisée, de museler et de faire régner le silence par la terreur.
Il ne suffit pas d’avoir publié 18 volumes de Luzel, auteur trégorrois, et publié les grandes collectes de contes des principales régions de France pour éviter d’être dénoncé publiquement comme « caution de tous les adversaires des cultures régionales ». Non, pour avoir le droit de lire librement des poèmes à Guingamp, cinq prérequis s’imposent : aimer les cercles celtiques, les bagadou, les écoles bilingues, la signalétique bilingue et l’Office de la langue bretonne. À en juger par les activités du Centre culturel breton, il est apparemment nécessaire aussi d’aimer le kouign-amann, le triskell et le gwenn-ha-du.
Les auteurs de cette tribune sont Yannick Kerlogot, jadis élu sur une liste EELV (associée aux autonomistes de l’UDB) et ensuite élu conseiller départemental sur une liste de droite, Guy Kerhervé, président du Centre culturel breton de Guingamp, élu municipal, et une personne qui fait du théâtre à Callac (peu après la parution de ma traduction du théâtre de Synge, elle avait donné des représentations du Baladin du monde occidental — qui avait valu à Synge, lui aussi, d’affronter la haine des nationalistes, formulée en termes d’ailleurs assez semblables à ceux qu’elle signe. Face à la meute, Synge avait eu cette réplique sobre : « I don’t give a damn »).
N’ayant jamais eu affaire à aucun de ces militants, pas plus qu’avec le Centre culturel breton de Guingamp dont j’ignorais à peu près tout (sinon qu’il avait invité l’indépendantiste Mervin qui pense que la Résistance a fait plus de tort à la Bretagne que les nazis), j’avais quelque peine à saisir ce qui motivait ce déchaînement d’agressivité. Tout s’est éclairé lorsque les responsables de GwinZegal m’ont appris que des tags venaient d’être apposés devant les portes du théâtre, dans la cour qui sépare le théâtre des locaux du Centre culturel breton.
Ces tags délivraient tous le même message :
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Ce qui signifie, avec hermine ducale en prime :
PLACE POLIG MONJARRET
Ce message, sans doute énigmatique pour qui est étranger au monde du nationalisme breton, est simple à comprendre pour qui a suivi les combats de la Bretagne militante en vue de réhabiliter les nationalistes collaborateurs des nazis. Ces gens me reprochent de voir des nazis partout : pourquoi viennent-ils peindre devant moi le nom d’un militant qui a suivi les nazis jusque dans leur fuite ?
L’affaire Monjarret qui avait un temps occupé Guingamp était pourtant classée : le 8 juillet 2014, le conseil municipal de Guingamp s’était prononcé contre l’attribution du nom de Paul (dit Polig) Monjarret à une nouvelle rue. Décision louable, faisant suite aux protestations de nombreuses associations, notamment de la LP et de l’ANACR, qui avaient rencontré le maire à ce propos, mais je n’étais, quant à moi, pas directement associée à cet épisode.
Voilà plusieurs années, lorsqu’une municipalité EELV avait voulu donner le nom à un collège du Morbihan, j’avais rédigé une étude sur le cas Monjarret (et ce, à le demande de nombreuses associations, dont la protestation avait d’ailleurs été entendue). Cette étude peut être lue en ligne. Elle est accablante pour Monjarret mais a été complétée et confirmée depuis par d’autres recherches, plus accablantes encore. Ainsi, la thèse de Sébastien Carney publiée aux Presses universitaires de Rennes établit-elle que Monjarret a vécu deux mois avec les SS du Bezen Perrot en fuite en Allemagne « après avoir arrangé son arrestation avec le SD de Saint-Brieuc pour échapper à la Résistance. » (Breiz Atao, p. 531). Je précise que Monjarret, qui retrouvait au Bezen ses amis Guiomar de Guingamp et son beau-frère, tous sous uniforme SS, ne s’est jamais repenti de ses activités collaborationnistes : on le retrouve, bien après-guerre, au MOB de Fouéré défendant l’existence d’une « race bretonne » et assurant que nul enfant né sur le sol breton ne peut se dire breton s’il n’est pas de sang breton. Tout un programme…
Attribuer le nom de Monjarret à une rue de Guingamp était faire offense à la Résistance, je ne pouvais qu’approuver anciens résistants et les citoyens qui avaient eu le courage de protester, mais j’avais juste, à l’époque, souligné le rôle de la presse locale : en effet, la parole était systématiquement donnée aux autonomistes qui entendaient imposer le nom de Monjarret. En tête de ces militants, Yannick Kerlogot et Guy Kerhervé, président du Centre culturel breton.
Je les retrouvais donc en tête de cette action punitive.
Il s’agissait pas seulement de m’interdire de parole mais de le faire au nom de Monjarret.
J’allais en avoir l’illustration dans les minutes qui suivaient.
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ILS SONT TOUS MONJARRET
Au moment où, sans tenir compte des menaces, nous commençons notre rencontre au sujet d’Armand Robin, voilà qu’un groupe de militants se lève et que l’un d’entre eux, qui, par la suite, devait se présenter comme un élu (donc mandaté pour ce faire), demande à dire un petit mot, juste un petit mot, et commence à parler de plus en plus fort, rendant impossible toute parole, à supposer que j’aie été en mesure de forcer ma voix — ce que, de toute façon, je n’avais pas l’intention de faire.
Commencent les habituelles invectives.
Au nombre des militants, Kerlogot, représentant donc le conseil général, et des porteurs de panneaux affichant leur défense de Monjarret.
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Il n’est pas inutile de regarder ce panneau, car l’information essentielle est celle qui est destinée à rester inaperçue : « I AM POLIG » est décliné dans toutes les langues (l’anglais servant de base) mais le français ne figure qu’en marge et en petits caractères, tous les idiomes étant naturellement préférables à l’odieuse langue française.
On s’étonnera peut-être de voir associer Charlie Hebdo et Monjarret mais (bien que le raisonnement soit un peu difficile à suivre pour le béotien), étant entendu pour le militant breton qu’islamiste et jacobin s’équivalent, la défense du pauvre Polig par moi persécuté peut sans problème équivaloir à la défense des journalistes assassinés. J’ai à ce propos une citation de George Orwell que j’aimerais bien retrouver pour la livrer telle quelle sans risque d’erreur.
Ayant pris la parole, les militants se relaient, multiplient les attaques, évoquent, bien sûr, le Front national à mon propos et refusent de céder aux injonctions des spectateurs qui s’indignent car ils ne comprennent pas ce que veulent ces gens qui ont eu tout le temps de s’exprimer. Des dames se lèvent, protestent qu’elles sont venues de loin, que c’est la poésie qui les intéresse et pas ces inepties : puisqu’ils veulent faire un débat, qu’ils aillent le faire où ils veulent ; tout ça n’a rien à voir avec le sujet.
Pris à partie par le public, les intrus quittent la salle.
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RÉSISTANCE
Le moins qu’on puisse dire est que pendant cette demi-heure, je n’ai pas eu à me fatiguer la voix.
Enfin, la possibilité de parler d’Armand Robin nous étant accordée, nous avons l’impression de plonger dans un bain frais après toute cette boue ; quant au diaporama dont j’aurais tant voulu accélérer le rythme, il apparaît tel quel comme un miracle car la lenteur des images montrant les manuscrits et les photographies a un effet merveilleusement reposant.
Et moi qui ne voyais pas comment, après l’extraordinaire débat sur la réduction de la biodiversité, présenter cette minuscule expérience poétique hors norme, soudain, je me rends compte que tout le monde a compris que, là aussi, loin des lobbies littéraires ou identitaires, il y a des expériences de poésie fragile, et qu’il faut à toute force préserver.
Le poème de Pasternak lu en russe, puis dans la traduction de Robin, tout le monde dans la salle comprend que ce n’est pas seulement une traduction (ou ce qu’il appelait une non-traduction) mais une forme de résistance universelle.
Et c’est la formule employée par l’un des auditeurs en conclusion.
Difficile de faire plus bel hommage à Robin.
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ABSENCE
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Je note que le journaliste d’Ouest-France a parfaitement compris la leçon.
Simple et discret, un effacement parfait.
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QUESTIONS
Il serait intéressant de savoir si la municipalité de Guingamp, qui s’est démocratiquement prononcée contre l’attribution du nom de Monjarret, tolère que l’espace public soit ainsi dégradé pour imposer le nom d’un nationaliste collaborateur des nazis.
Dans la mesure où c’est à titre officiel que le président du Centre culturel breton et le président de Kendalc’h 22 ont publié ce texte, visant à perturber une conférence, tenue dans un lieu public, par une association subventionnée par la municipalité, le département et le conseil régional, il serait intéressant de savoir si les tutelles et les membres de Kendalc’h cautionnent ces prises de position.
Enfin, le conseil départemental, représenté par Kerlogot, se trouve être partie prenante puisque c’est en son nom que cet élu a produit ces attaques et accompagné les militants portant au cou des panneaux proclamant « I am Monjarret ».
En interdisant le déroulement normal d’une conférence sur un auteur breton par un auteur breton au nom de la culture bretonne, ces militants ont montré qu’ils entendent réduire la culture bretonne à la culture Monjarret. Et qu’ils entendent réduire au silence toute voix qui ose s’élever.
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