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Je l’ai reçu ce matin, très beau, très étrange : un livre en sérigraphie où le corbeau et le renard sortant des pages s’affrontent en un dialogue muet – et le fromage qui pend au bout d’un fil est une lune que l’on peut rendre à volonté noire ou blonde. Ce jeu est issu d’un texte lui-même mobile car la fable d’Ésope et de La Fontaine laisse place à celle de Marie de France, si peu connue, puisque pendant des siècles passée sous silence.
C’est un livre émouvant pour moi puisqu’il est la preuve même que rendre vie aux fables de Marie de France n’était pas une tâche inutile (ce n’était d’ailleurs pas une tâche car je n’ai fait que m’amuser à les traduire en ayant l’impression de mettre au jour ces menus chefs d’œuvre jusqu’alors perdus – enfin, pas vraiment perdus, mais réservés aux médiévistes qui, sauf exception, ne voyaient là que sous-littérature).
Je suis d’abord contente de voir que, de fait, ces fables peuvent reprendre vie, et de manière tout à fait inattendue, sous une forme à la fois enfantine et grave, en total décalage à la fois avec la littérature pour enfants et la littérature pour adultes.
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Cet entre-deux est ce qui caractérise l’œuvre de Marie de France et c’est ce qui m’a amenée à traduire ses Lais et ses Fables. Il caractérise aussi les créations de l’éditeur Les Petites Manies qui, en ces temps de littérature proliférant sur fond de business, publient des livres rares, sur beau papier, invitant le lecteur à partager le temps d’un rêve. Et en cela, aussi bizarre que cela puisse paraître, cette maison d’édition atypique est proche de ce que nous avons voulu faire en créant les éditions Mesures.
J’ai donc été très touchée de recevoir ce livre si bien accordé à l’esprit des fables de Marie de France tel que je le perçois et à l’esprit dans lequel je les ai traduites.
Un livre voué à être rare…
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Nombreux sont les lecteurs qui m’ont adressé une pleine page du Télégramme consacrée à l’entreprise de promotion du mouvement nationaliste breton présenté comme victime de l’« ultradroite ». Donnant la parole à l’historien autonomiste Kristian Hamon, le journaliste fait l’apologie de militants présentés comme de grands démocrates prêts à sauver la République.
Très drôle pour qui connaît l’histoire du mouvement breton. Pas drôle quand on a lu les productions des militants donnés pour défenseurs du mouvement breton « de gauche ». Ainsi Kristian Hamon, le thuriféraire de nazis comme Polig Monjarret ou Youenn Drezen).
Des lecteurs ont pris la peine d’adresser des lettres ouvertes au journal (qui ne risque pas de les passer), d’autres ont rédigé de longs commentaires sur le PNB, Breiz Atao et ainsi de suite, d’autres encore m’ont demandé de réagir. À quoi bon puisque les faits, au fur et au mesure qu’on les établit, sont détournés, voire effacés, pour être mis au service de la doxa nationaliste ?
J’ai reçu cette analyse de l’article du Télégramme :
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Ces observations sont intéressantes mais comment ne pas voir que l’erreur est précisément de placer le débat sur le terrain des faits historiques ? Cela revient à entrer dans le jeu des nationalistes quand l’essentiel est d’en finir avec ce jeu et de constater ce qui est une réalité concrète, vérifiable précisément grâce à cet article accordant une pleine page à un militant nationaliste : les nervis de Breiz Atao et autres mouvances d’extrême droite permettent aux nationalistes de se donner une image de gauche.
Cela, je l’ai montré il y a bien longtemps, lorsque les premiers militants ouvertement fascistes, se réclamant de Breiz Atao et du PNB nazi, ont fait leur apparition. En 2008, c’est grâce à ma plainte contre Boris Le Lay que ce dernier a pu être identifié. Condamné à maintes reprises, il continue de sévir et de faire des émules. Les nationalistes bretons dits « de gauche » se gardaient bien d’engager des procédures contre les propos racistes de Le Lay. C’est seulement lorsqu’il s’en est pris à des sonneurs noirs qu’ils ont fait montre d’une brusque indignation, aussitôt relayée par les médias jusqu’alors totalement silencieux .
J’ai protesté dès 2011 contre ce tour de passe-passe.
Le Lay était très utile : grâce à lui, tout en défendant des nazis comme Monjarret, les nationalistes « de gauche » pouvaient développer une propagande massivement diffusée par la presse régionale, membre, je le rappelle, du lobby patronal de Produit en Bretagne issu de l’Institut de Locarn.
Les nationalistes d’extrême droite sont les héritiers du mouvement nationaliste breton et peuvent légitimement se revendiquer de son idéologie. Ils ont, faute de mieux, le mérite de la cohérence. L’UDB est issue du MOB, parti nationaliste fondé par Yann Fouéré qui fut l’un des pires collaborateurs des nazis en Bretagne. Il lui faut répudier son héritage tout en l’assumant : situation inconfortable qui explique l’incroyable mobilisation pour réécrire son histoire et saisir la moindre occasion de se présenter commme victime de l’extrême droite.
La désignation des nationalistes bretons d’extrême droite comme « ultradroite » a pour but premier d’abuser le lecteur. Le titre de l’article du Télégramme accuse l’« ultradroite » de « parasiter » le pauvre « mouvement breton » mais il n’y a pas d’un côté le « mouvement breton » et de l’autre côté l’« ultradroite » qui, comme un ténia, tenterait de le parasiter : le « mouvement breton » est, depuis les origines, une nébuleuse allant de l’extrême droite à l’extrême gauche sur une base commune, à savoir la défense d’une novlangue maintenue artificiellement en vie et d’une bretonnitude fantasmée sur base ethnique.
Cet article a le mérite de montrer la collusion de la presse régionale et des nationalistes, ce qui n’est pas une révélation mais prend ici une ampleur particulière.
En effet, l’agression subie par Florian Le Teuff devient quelque chose comme une tragédie nationale (le journaliste qui assure qu’elle « n’a pas fait grand bruit en Bretagne » ne lit sans doute pas la presse régionale où cette agression a permis à Florian Le Teuff de disposer d’une tribune – ce qui est sidérant au contraire est la couverture médiatique dont a bénéficié cette altercation).
Ce Florian Le Teuff présenté comme porteur de la vérité du bien contre le mal est un militant chargé par la maire socialiste de Nantes de prendre en charge les « enjeux bretons », terme obscur désignant d’abord la « réunification », c’est-à-dire l’annexion de la Loire-Atlantique à la Bretagne, préalable à l’indépendance de la nation bretonne (projet défendu de longue date par le lobby patronal breton). La « grande manifestation » organisée par l’association Bretagne réunie rassemblait trois cents personnes. C’est dire à quel point les Bretons se sentent concernés. Mais peu importe qu’ils soient concernés ou pas : les décisions sont prises sans eux. Je ne saurais trop conseiller d’aller faire un tour sur le site de Bretagne réunie où figurent les élus qui soutiennent le projet, notamment l’actuel président du conseil régional de Bretagne. On y promeut actuellement le « vin breton », par la voix d’un nommé Coraud, naguère condamné pour favoritisme et détournement de fonds publics, ce qui ne l’empêche pas d’être coprésident de l’association Bretagne réunie. Le muscadet étant le symbole de la (re)conquête, sa bretonnitude est une arme politique.
L’autre militant breton victime de l’ « ultradroite » est un nommé Yvon Ollivier. Qui sait qui est Yvon Ollivier ? Ce nationaliste virulent bénéficie pourtant de tribunes en toute occasion (et notamment dans Le Télégramme). Il est l’auteur, entre autres, de La France comme si – son titre n’a, bien sûr, aucun rapport, il le jure, avec Le Monde comme si – et autres pamphlets nationalistes rédigés dans la même prose flasque et radoteuse. Il est le président de Koun Breizh, association nationaliste fondée par le druide antisémite collaborateur des nazis Raffig Tullou. Ce magistrat s’est signalé par sa participation à la commémoration de la bataille de Saint-Aubin-du-Cormier, commémoration créée par les nationalistes de Breiz Atao pour montrer que la bataille contre la France perdue à cet endroit peut encore être gagnée.
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C’est lui qui a appelé au « grand rassemblement » de Carhaix pour le lancement de « Bretagne notre avenir, mouvement politique non partisan ». « Non partisan », il est important de le préciser car les Bretons risqueraient de penser qu’ils ont encore affaire aux nationalistes. Ce « grand rassemblement » à Carhaix, ville administrée par l’autonomiste Troadec, a réuni une centaine de personnes le 1er mars. Il visait à préparer des élections qui peuvent être décisives. La mouvance nationaliste a tout intérêt à présenter une image bénigne, vu que les Bretons renâclent à l’idée de la voir décider de son avenir.
Le site de nhu qui prône « Bretagne notre avenir » mérite le détour.
Nul article qui ne soit l’émanation de la haine contre la France, mais une haine enrobée de bons sentiments. On peut y lire la prose verbeuse du docteur Mélennec, prolifique auteur de textes à la gloire d’une Bretagne destinée à en finir avec la Révolution française : « La Révolution de 1789 marque le début du décervelage de la Bretagne ». On peut aussi y voir des images du genre de celle-ci :
(les lettres nhu signifient Ni hon unan (Nous seuls, sous-entendu sans la France ; il s’agit du vieux mot d’ordre des séparatistes, traduction du Sinn fein des nationalistes irlandais qui ont gagné leur indépendance.) Florian Le Teuff qui accuse les militants du PNB d’être « animés par la pire bêtise nationaliste et la haine des valeurs républicaines » pourrait aussi s’en prendre à ces partisans.
Fidèle à la stratégie séculaire du mouvement breton, l’avocate Caroline Glon, coorganisatrice du « grand rassemblement » de Carhaix avec son collègue Yvon Ollivier, a déclaré, d’après le journaliste du Télégramme, que « de l’extrême droite à l’extrême gauche, on est capables de tous s’entendre. » « On», c’est le mouvement breton, ça va de soi. « Na ruz na gwenn, breizad hepken » : ni rouge ni blanc, breton seulement, devise de ces militants de Breiz Atao que les Bretons haïssaient.
Caroline Glon, s’inscrivant dans la continuité du mouvement breton, a jugé que les militants du PNB avaient leur place dans le « grand rassemblement ». Quoi ? Admettre l’extrême droite nationaliste au moment où il s’agit de faire bonne figure pour ratisser aussi large que possible ? Pas question : voilà Caroline Glon exclue de « Bretagne notre avenir, mouvement politique non partisan ». Il s’agirait d’un complot de l’extrême gauche…
Apolitisme, confusionnisme, black out.
Vu de loin, le combat peut sembler opposer un bon mouvement breton plein de vertus démocratiques à une mouvance d’extrême droite, raciste, violente, issue d’un passé dépassé.
Ce passé n’est pas du tout dépassé, cet article le prouve. On voit ici que l’historien autonomiste oppose un premier PNB nazi et un deuxième PNB juste un peu collaborationniste (j’avais déjà protesté dans Le Monde comme si contre ce mythe du PNB « modéré » de Delaporte, mythe entretenu par les nationalistes). C’est cette réécriture de l’histoire qui a indigné les lecteurs qui m’ont alertée. Mais elle s’inscrit dans une stratégie globale et c’est cette stratégie qui importe. La pire erreur serait d’appuyer cette propagande en opposant les bons « régionalistes » de gauche et les méchants « régionalistes » d’extrême droite. Il n’y a pas de régionalistes, le terme n’est employé que pour assimiler les autonomistes et les indépendantistes au même combat supposément bénin puisque passéiste et potentiellement récupérable par une gauche rosâtre ou une droite niaiseuse. Telle est l’opération en cours et il est consternant de voir des médias de gauche (comme Blast) donner dans le panneau, allant jusqu’à présenter l’historien autonomiste Erwan Chartier, au service du journal du maire de Carhaix, le Poher, comme parangon du combat contre l’extrême droite. C’esst oublier son essai à la gloire de Morvan Lebesque, un authentique nazi dont l’idéologie s’est diffusée après 68 sous habillage de gauche (je le rappelle dans Le Culte des racines qui dénonce précisément cette stratégie du mouvement breton).
De l’extrême gauche à l’extrême droite le mouvement nationaliste breton a toujours su tisser sa toile. Il le fait avec l’appui des élus et des médias, cet article en offre un exemple.
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Nous sommes au salon Rue des livres pour présenter la dernière saison des éditions Mesures, plus quelques titres des saisons précédentes (et quelques livres de poésie pour enfants généralement oubliés) sur le stande de la librairie Le Failler qui a eu la gentillesse de nous inviter.
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Ça nous a semblé une drôle d’idée, de mettre Oncle Vania en bande dessinée mais l’éditeur avait l’air enthousiaste et, après tout, pourquoi pas ? L’illustrateur, Rémy Benjamin, n’entendait pas faire une adaptation mais respecter scrupuleusement le texte, ce qu’il a fait, et la qualité des livres des éditions la Boîte à Bulles nous a semblé irréprochable. Nous avons pu suivre le travail au fil des mois en sorte que l’album qui vient de sortir n’a pas été une révélation pour nous mais il y a la qualité de l’impression, le rendu des couleurs et tout simplement le fait de pouvoir suivre le déroulement page après page de cette pièce de théâtre mise en images qui ont été une découverte.
Le plus beau pour moi est la manière dont les personnages s’inscrivent dans des paysages dont les nuances varient au fil des jours et des heures. Il ne s’agit pas d’un décor : l’histoire est celle de ces paysages qui sont en train d’être détruits comme les vies sont détruites, et le médecin Astrov qui veut sauver les forêts l’explique sans pouvoir être entendu. Arbres coupés, vies brisées…
C’est Astrov, le sauveur des forêts, qui brise la vie de Sonia sans même y prendre garde. Et le professeur Sérébriakov soumet tout à son obtuse tyrannie. L’une des images les plus terribles est celle qui montre le professeur, ce faux malade, tenant sa femme près de lui la nuit à le veiller en attendant le médecin (qu’il refusera de voir). Elle fait suite à une double image très belle qui situe cette scène étouffante dans l’immensité de la nuit.
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Certaines pages relèvent vraiment de la bande dessinée, comme la scène au cours de laquelle Vania tire sur le professeur….
mais d’autres sont de véritables tableaux, rappelant les paysages russes, ou des scènes immobiles qui donnent le sentiment du passages du temps. Ainsi les dernières scènes qui montrent Vania et Sonia, laissés à leur solitude.
Qu’aurait pensé Tchekhov de cette bande dessinée ? Je pense qu’il aurait eu son petit sourire énigmatique et qu’il aurait remercié.
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Tout avait commencé au TNP à Villeurbanne par une rencontre baptisée master class, selon la terminologie désormais admise, avec des professeurs de toute l’académie. Nous venions alors de terminer la traduction des Sonnets de Shakespeare et je devais écrire un spectacle qui serait donné à la Scala pendant le Festival d’Avignon. J’ai proposé aux professeurs de tester mon projet en donnant leur avis sans hésiter à formuler toutes leurs critiques. La rencontre était vraiment passionnante et j’ai pu procéder aux modifications qui s’imposaient. Par la suite, le spectacle a été donné à plusieurs reprises à Avignon et à Paris.
Au nombre des professeurs se trouvait Anne Robatel qui enseigne l’anglais en classes préparatoires au lycée Édouard Herriot. Elle a proposé de poursuivre l’expérience avec les élèves et, chose vraiment extraordinaire, elle a réussi à rassembler des élèves de toutes les classes du lycée, de la seconde à la khâgne. Nouvelle expérience, si passionnante que les élèves ont décidé de la prolonger tout au long de l’année en donnant un spectacle.
Cette année, poussant plus loin la difficulté, Anne Robatel s’est associée avec plusieurs collègues pour proposer aux élèves des rencontres sur la traduction en partant d’abord de ma traduction de Roméo et Juliette qui vient de paraître aux éditions Mesures, puis de ma traduction du Roi Lear (car cette pièce est au progamme de l’ENS-Ulm pour les anglicistes) et, pour élargir le champ, des lectures d’un lai de Marie de France et des sonnets extraits de Clair soleil des esprits qui vient aussi de paraître aux éditions Mesures et prolonge les Sonnets, Roméo et Juliette et Le Roi Lear.
Vaste programme…
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Pour commencer, nous nous sommes retrouvés au Théâtre des Célestins, puis au lycée.
Cette année encore, les très savants étudiants de khâgne et les élèves du cours de théâtre ont participé avec la même attention à ce travail collectif où (et c’est ce qui avait caractérisé nos échanges si enthousiasmants au TNS l’an passé) tout le monde, petit ou grand, savant ou pas, avait part et pouvait jouer son rôle.
Beaucoup de travail et beaucoup de temps pour les professeurs qui ont organisé ces rencontres, mais aussi l’impression que ce (très beau) lycée (où l’on continue de rendre hommage à la Résistance et à Lucie Aubrac qui y enseignait) était un lieu de partage, ouvert à des recherches qui, partant des voies toutes tracées du programme, permettent de les prolonger et de découvrir d’autres voies. C’était très sérieux, très drôle et très joyeux.
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L’inauguration de l’exposition a eu lieu, tout s’est merveilleusement passé, et comme André a rédigé une chronique sur Facebook à ce propos, je me contente de la reproduire ici.
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Être reçus
Il y a Trump, il y a tout ce que vous voulez, et nous, pendant qu’il y a tout, ce que nous avons fait, Françoise et moi, pendant deux semaines, c’est préparer – en deux semaines – une exposition sur nos éditions Mesures. Parce que l’invitation venait du directeur de la Bibliothèque Ceccano d’Avignon, Jérôme Triaud, – de venir lancer la Saison VI, là, ici, enfin, dans une galerie de cette bibliothèque – si ancienne, si riche, si extraordinaire (elle remonte au XIVe siècle), qui s’était abonné, à titre personnel, et qui avait demandé à abonner la bibliothèque, à toutes nos Saisons. Une exposition sur notre six années d’existence, de travail. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Comment on fait une exposition sur une maison d’édition, et surtout, sur une maison comme ça, qui, certes, est une maison, mais une maison tellement particulière, qui publie peu (cinq livres par an), n’accepte pas de manuscrits, et se diffuse en grande partie non pas seulement chez les libraires (évidemment chez les libraires !… que serions-nous sans les libraires ?) mais aussi par abonnement, par un système d’AMAP, – et c’était bien le titre de cette exposition, qui s’inscrivait dans le cadre des Nuits de la lecture, « LES ÉDITIONS MESURES, UNE AMAP LITTÉRAIRE »…
En fait, nous ne nous rendions pas compte de ce que ça signifiait, cette invitation. De la quantité de travail que ça nous demanderait, et, surtout, surtout, de la charge émotionnelle que ça implique, puisque, ce que nous avons fait, c’est revenir sur nous, sur chaque livre (et, là encore, évidemment, nous n’avons pas parlé de tous nos livres), et d’y revenir non pas par les récits, mais factuellement, par des documents. Que faire pour faire comprendre qui nous sommes, nous, – je veux dire Françoise Morvan et André Markowicz, – quelles sont nos origines, ce que nous avons fait, en dehors de Mesures, – comment faire pour donner à sentir ce qui nous lie ? Quelles origines sociales ? Quelles origines géographiques ? C’était impressionnant de monter une vitrine, par exemple, en mettant d’un côté les photos de Françoise, – sa grand-mère paternelle (une paysanne en costume de Rostrenen) et sa grand-mère maternelle (une jeune fille de la bourgeoisie de Guingamp) – et les miennes, prises dans les photos de mes Partages publiées aux éditions inculte, – mon arrière-arrière-grand-père en juif religieux de Lituanie, et ma grand-mère et ma grand-tante, en petites filles de la petite bourgeoisie de Pétersbourg… – Oui, l’importance des grands-mères, de cette transmission par delà les générations, de ce que nous avons reçu, – et ces maisons communes, si différentes. –
Nous avions huit vitrines à notre disposition. Je ne vais pas vous faire le parcours, – ça n’aurait pas de sens ici, – mais ce qui compte, pour nous, c’est cette sensation d’un parcours, – six ans de travail, et trente-deux livres, mais des livres qui, je ne sais pas comment dire, tous, tout différents qu’ils sont, viennent de quelque part, et font, tous, d’une façon ou d’une autre, un chœur. Parce que nous avons aujourd’hui, trente-deux livres chez Mesures, – des livres qui ne distinguent pas le théâtre, la poésie, la prose, la traduction et la non-traduction, les domaines linguistiques, les langues, les époques. Trente-deux livres qui se répondent, d’une façon, étrangement, peut-être, aléatoire et évidente, qui se construisent les uns les autres, qui sont liés, tous, les uns aux autres. Et puis, dans notre dernière vitrine, nous avons voulu rendre compte du travail sur la matière du livre, non pas les mots, mais le papier, mais la typographie, sur le travail que nous menons avec notre imprimeur, devenu notre ami, avec la Scop de Média Graphic.
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Ce que nous avons aussi pensé, c’est que non seulement il fallait présenter des documents (des manuscrits, des éditions originales, des gravures, les originaux des illustrations de Françoise, plein et plein de choses), mais il fallait aussi écrire des textes pour raconter ces choses, leur donner vie pour qui voudrait venir, faire que ces choses, pour nous si importantes, deviennent vivantes pour qui voudra. Et nous nous sommes dit qu’il était important de présenter les portraits des auteurs russes que j’ai traduit, avec une courte biographie (au total, treize auteurs jusqu’à présent), et que, tous, oui, absolument tous, ils étaient liés par une chose fondamentale : chacun d’entre eux a été un homme ou une femme libre, tous, ils ont joué leur vie contre la dictature. Tous, ce qu’ils ont écrit, c’était une question de vie ou de mort. Et que c’était bien cela qui comptait, – cette lutte pour la dignité dans un pays, la Russie, où la dignité humaine est quotidiennement foulée aux pieds, une lutte pour rester libre, au prix de sa vie même, dans un pays où, la liberté, trop souvent, on la paie de sa vie.
Dire cela, ce n’est pas revendiquer leur héritage et se placer, présomptueusement, à leur suite. C’est juste dire un fait – la Russie, ce n’est pas seulement la monstruosité de l’Empire, tsariste, communiste ou poutinien. C’est autre chose, c’est aussi une lutte contre. Et autre chose encore, – une lutte pour la beauté.
Nous nous sommes retrouvés, devant les spectateurs qui sont venus, à raconter, image par image, notre parcours, notre travail, cette nécessité où nous sommes de continuer. Et le faire dans le cadre inouï de cette bibliothèque, ce n’est pas seulement un honneur, mais une émotion dont je puis dire qu’elle est très très profonde. Nous retrouver ici, à Avignon, dans cette bibliothèque, parmi des gens, connus de nous ou inconnus, qui nous reçoivent – au sens le plus noble du terme.
Cette exposition, elle sera visible jusqu’au 15 février. Je voulais dire merci d’être reçus ainsi. Et oui, la Saison VI est aujourd’hui lancée…
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Aujourd’hui à 18 h à la bibliothèque Ceccano en Avignon, nous inaugurons l’exposition que le conservateur, Jérôme Triaud, a souhaité consacrer aux éditions Mesures – un geste d’amité qui nous a permis de faire le point sur cette expérience commencée voilà six ans. Et c’est aussi à la bibliothèque Ceccano que nous inaugurons la Saison VI des éditions Mesures.
Le journal Bretagne-Île-de-France m’a invitée à présenter mes vœux aux lecteurs. J’en ai profité pour évoquer le sujet interdit sur lequel il y aurait pourtant long à dire : l’indécent appel à combler le trou sans fin creusé par Diwan (et par la Coop Breizh qui, ô miracle, dépose son bilan en septembre et publie en novembre une luxueuse revue sur papier glacé (quoi qu’elle prône l’écologie), revue brassant la propagande habituelle avec une vigueur renouvelée).
Même mouvance nationaliste, mêmes réseaux, même milieu, même idéologie, même rôle, même art de régner en mendiant plus de subsides. Qu’est-ce qu’un petit trou de 500 000 €, si vite comblé, quand on sait qu’en dix ans le conseil régional a versé plus de 13 millions d’euros à Diwan (et près de 800 000 € à la Coop Breizh pour des projets qui disent à eux seuls le poids idéologique sans fin alourdi sur la culture et l’édition en Bretagne). Et tout ça pour quoi ? Les Bretons se contentent de ne pas mettre leurs enfants à Diwan (qui se plaint de la chute des effectifs) et de ne pas acheter les produits de la Coop Breizh (qui demande sa mise en redressement judiciaire). Et l’Éducation nationale est menacée de perdre 4000 postes…
Je n’ai pas évoqué le fait que Diwan prépare l’ouverture de nouvelles écoles en pays gallo (où l’on n’a jamais parlé breton) et je n’ai pas mentionné l’affaire du Diwan Hell Fest : tous les ans a lieu un festival de hard rock pour soutenir l’école Diwan de Guipel (encore une fois, en plein pays gallo) et célébrer le « Nouvel an celtique ». L’an passé, Deströyer 666, groupe raciste, était invité. Sans les informations données par Médiapart, l’affaire serait passée inaperçue mais, sitôt l’information donnée, Diwan a vertueusement protesté. Personne ne s’est indigné du contenu habituel du Diwan Hell Fest (ou Samaïn Fest)) : propagande néodruidique, nordisme, assimilation des Bretons à la race celtique supposée plonger dans les profondeurs mystérieuses des mythes et de la magie d’Irlande… Avec invitation de groupes indépendantistes comme les Ramoneurs de menhirs… Aucun parent n’a jamais protesté. La direction de Diwan non plus. Ni le conseil régional. Ni le rectorat.
Oui, le vœu de voir enfin régner un peu de décence est un vœu pieux mais un petit rappel à la réalité n’est jamais inutile.
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Ça y est, ils sont parus, les cinq livres de la sixième saison des éditions Mesures !
Je vais juste reprendre ici le texte qu’André a publié pour annoncer le lancement de cette nouvelle saison.
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Six ans de travail quotidien, de passion et d’inquiétudes, de surprises et de joie, six ans et trente-deux livres, et cette sensation étrange de liberté et de jeunesse alors que nous sommes loin d’être jeunes, mais si, en fait, vraiment, malgré les fatigues qui s’accumulent, juste parce que nous faisons ce que nous ne pouvons pas ne pas faire, et qu’à chaque fois, pour chaque livre, c’est, oui, une maison qui se construit, et comme un chœur qui se développe, – les livres se répondent, même si, bien sûr, les lecteurs, le plus souvent, ne peuvent pas le voir (quoique…), ils touchent des cœurs, à une toute petite échelle, – la nôtre – et ils nous valent, souvent, des réactions bouleversantes. Bref, chers amis, voilà. Aujourd’hui, nous lançons donc l’abonnement pour la sixième année.
Vous verrez sur notre site, évidemment, mais quels sont ces livres ?
D’abord, Un an de guerre. – J’ai rassemblé mes chroniques facebook de l’année 2022. Celles, donc, de la première année de guerre. La guerre continue et continue encore ; plein de gens me demandaient quand elles seraient publiées, ces chroniques. Fallait-il attendre encore ou publier en même temps celles de 2023 et 24 ? Le livre aurait été impubliable, juste par le poids et la grosseur. Non. Un an de guerre est donc un témoignage, et, je puis le dire, un acte de combat. Et c’est pour ça que nous commencerons par lui.
Ensuite, à l’opposé, on pourrait croire (mais, si on y réfléchit, pas du tout), c’est la traduction de Roméo et Juliette faite par Françoise, – une traduction qui devrait être jouée (je touche du bois) l’année prochaine (2026) par notre ami de trente ans, Patrick Pineau, à la La Scala. Une traduction qui, étrangement ou non, est la première en France, pour une pièce que l’on connaît dans le monde entier, à prendre en compte la forme : le fait qu’elle s’ouvre sur un sonnet et qu’au moment où Roméo et Juliette se découvrent, ils créent un sonnet. – Françoise s’est prise de passion pour la pièce, elle l’a traduite en moins d’un mois. Et c’était quelque chose de voir ça. – Vous verrez.
D’autant plus si vous avez lu nos Sonnets de Shakespeare, publiés voilà déjà deux ans. Et si vous lisez un autre livre, qui paraît cette année, un livre de Françoise : Clair Soleil des esprits , qui est une grande première pour nous. Un choix de poèmes – majoritairement des sonnets, mais pas que – des contemporains de Shakespeare en France, de cet âge d’or de la poésie que fut l’époque dite baroque, de ces poèmes qui irriguent les livres écrits par Françoise elle-même, ceux de Sur champ de sable ou Pluie et L’Oiseau-loup. C’est, en redécouvrant des auteurs comme Philippe Desportes, Étienne Durand ou le cardinal Du Perron, une autre façon de traverser le temps, – par cercles concentriques, par échos rayonnants.
Le quatrième livre est La Quatrième Prose d’Ossip Mandelstam. Un texte que j’avais traduit, voilà près de trente ans, pour les éditions Christian Bourgois, qui est resté pendant des années et des années introuvables, et que j’ai entièrement refait, repensé. C’est, après une accusation ignominieuse de plagiat pour la traduction de Till Ulenspiegel(due à une bourde de l’éditeur), le moment de bascule pour Mandelstam. Sa quête de justice, et cette rage qui le possède au moment où il comprend la lâcheté des autres, et, du coup, avec la certitude de l’issue – qui ne pouvait qu’être la mort –, celui où, jugeant et le régime et ses collègues, il peut se remettre à écrire de la poésie. Surtout, c’est à partir de l’indignation et de la langue de ce texte que Boulgakov va créer le personnage du Maître dans Le Maître et Marguerite(le personnage n’apparaît dans ses brouillons qu’à partir de 1934, après l’arrestation de Mandelstam pour le poème contre Staline dont vous lirez la traduction en conclusion du volume).
Et puis, justement, nous publions un texte de Boulgakov. Une de ses plus grandes pièces, généralement connue comme La Fuite, mais, en russe, le titre, Beg, signifie plutôt La Course (c’est notre titre français), et il s’agit bien, par-delà l’évocation de « huit rêves » autour du désastre et de la fuite de l’armée blanche en Crimée et de l’émigration, de l’évocation d’une course sans fin, dans la prison du temps, d’une course pathétique et souvent grotesque, tragique, et infinie. – Cette pièce, pour nous, fait écho à De vie à vie de Tsvétaïéva et Volochine, et surtout aux poèmes sur la terreur en Crimée écrits par Volochine.
Mais regardez, de fait : Mesures propose aujourd’hui des œuvres de Léonid Andréïev, d’Alexandre Blok, Evguéni Tchirikov (Les Juifs), de Marina Tsvétaïéva, Maximilian Volochine, Anna Akhmatova (Les Élégies du nord), Mikhaïl Boulgakov, Iliazd, Daniil Harms… Des auteurs qui, tous, ont mis la liberté, et donc la dignité, au cœur de leur vie, et qui, tous, oui, tous sans exception, en ont payé le prix face au régime mortifère qui ravageait leur pays. Oui, c’est un chœur, et c’est un chœur qui répond aux livres de Françoise, à ses traductions du français en français, La Folie Tristan » et La Grièche d’hiver de Rutebeuf, de ses livres « non-traduits », et tout se retrouve dans les Sonnets de Shakespeare (et tous les sonnets de Mesures, ceux d’Iliazd, les miens propres (Orbe) et ceux, aujourd’hui, de Clair Soleil des esprits, qui reprend quelques sonnets de Shakespeare, en proposant une reprise de la traduction de Marot de quelques sonnets de Pétrarque, puis quelques traduction, par Françoise, de sonnets de Garcilaso de la Vega et de Camoëns).
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Pour chaque livre, comme pour les autres années, c’est Françoise qui propose la charte graphique, avec une série d’illustrations pensées en fonction du texte.
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Le prix de l’abonnement reste le même, 100 €, malgré l’augmentation drastique de tous les prix – celle du papier (délirante), celle des tarifs postaux. Avec cette tragédie encore à venir et dont je n’entends pas tellement parler, la disparition programmée du tarif « livres et brochures », qui interdira à je ne sais combien d’éditeurs d’envoyer des livres à l’étranger… Mais bon, nous essayons de maintenir ce prix de 100 €. Nous verrons bien si, à la fin de l’année, nous sommes en déficit, et de combien. Pour l’instant (je re-touche de bois de mon bureau) nous avons payé des impôts. Moi, évidemment, je travaille gratuitement, mais nous payons, tout aussi évidemment, les droits d’auteur, et nous sommes encore là.
Mais nous avons besoin de vous. Abonnez-vous, faites, comme les cinq années précédentes, faites vivre cette expérience d’AMAP éditoriale, – cette zone, comme dit Françoise, de liberté intérieure. Abonnez-vous. – L’idée est que vous receviez un livre tous les deux mois, numéroté, signé et dédicacé (à qui vous voulez, vous nous direz).
Et puis, cette année, il y a quelque chose d’autre. Cette année, notre Saison VI, nous la lançons vraiment. Nous avons reçu la proposition de Jérôme Triaud, qui dirige les bibliothèques d’Avignon, de faire une exposition sur nos éditions Mesures à la Bibliothèque Ceccano, – qui existe depuis le Moyen Age, et qui est une des bibliothèques patrimoniales les plus riches de France. C’est un honneur inouï. Nous occuperons toute la galerie du premier étage avec huit vitrines (sans compter les cimaises).. Nous sommes encore en train, au moment où j’écris, d’imaginer le récit, de vitrine en vitrine, de faire, comme l’a dit Françoise, « une synthèse » de nos vies. L’inauguration officielle se fera le 24 janvier, à 18 h, avec une visite de l’exposition et une rencontre-lecture. J’en reparlerai encore, évidemment.
Bref, voilà. C’est lancé. Les livres vous attendent. Vous commencerez à les recevoir à partir de début février, en commençant, donc, par Un an de guerre.
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