J’ai appris avec un grand chagrin la disparition de Jean Le Dû, éminent professeur de breton, hostile à l’instrumentalisation du breton à des fins politiques qui en en fait une novlangue insipide. Il avait eu le courage de faire partie de mon jury de soutenance lorsque j’avais été traduite en justice par Pierre Denis (Per Denez), ex-directeur du département de Celtique de Rennes, pour avoir osé dire la vérité (comme le tribunal l’a établi). Cette thèse sur Luzel était devenue un enjeu non seulement politique mais judiciaire. La soutenance était à haut risque, les nationalistes ayant prévu de mener une opération commando.
En fin de compte, tout s’est bien passé mais, après avoir soutenu cette thèse avec les félicitations à l’unanimité, je n’étais pas encore au bout de mes peines car Pierre Denis, étant du dernier bien avec la responsable du service des thèses, avait réussi à faire qualifier cette thèse de « doctorat sur travaux », ce qui permettait d’en interdire la publication. Il m’avait alors fallu demander l’aide de Jean Le Dû et des membres de mon jury pour présenter une requête au ministère et faire requalifier cette thèse, ce qui a été fait après de longs mois. Autant de temps gagné pour les nationalistes… Sa gentillesse et sa disponibilité à cette occasion m’avaient beaucoup touchée.
Par la suite, nous avons continué d’échanger ; il avait, en tant que linguiste, condamné la Charte des langues régionales et avait dû essuyer, lui aussi, injures et invectives ; il m’avait écrit après la parution du Monde comme si ; en 2016, il avait eu le courage de venir à Tréguier participer à une conférence qui m’avait été demandée sur la fable de l’interceltisme et l’exploitation des Pâques irlandaises par les nationalistes bretons, conférence plus actuelle que jamais et que nous disions toujours vouloir prolonger. Hélas, nous n’en aurons plus l’occasion.
Avec Jean Le Dû, c’est un monde qui disparaît, pas seulement un savant scrupuleux, un connaisseur hors pair de la langue bretonne et un homme honnête et généreux.
Une fois n’est pas coutume, je vais reproduire ici la chronique publiée par André Markowicz sur Facebook comme dernier hommage.
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POUR JEAN LE DÛ
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Jean Le Dû vient de mourir, d’un arrêt cardiaque.
Quand on le voyait, on n’avait pas besoin de se dire beaucoup de choses. Il y avait en lui je ne sais quoi d’apaisant et de souriant. Et de toujours très drôle, mais en sourdine, je veux dire que si je le voyais rire, c’était toujours d’un rire comme en retrait, de ce rire dont on sait qu’il est celui d’une pudeur fondatrice.
Il venait, on aurait cru, d’un double désastre. D’abord, d’un monde bretonnant, dans lequel, donc, la langue bretonne était première, —où elle était liée à la vie de tous les jours, et à la vie de gens pauvres, de gens dont le but pour leurs enfants n’était pas de transmettre leurs « racines », le breton, et, n’est-ce pas, cette « langue celtique opprimée par les colonisateurs français », mais de leur donner une éducation, et de leur permettre ainsi de sortir de la misère. Parce que le breton, même s’il porte des mondes, comme toutes les langues, ce n’est pas la langue elle-même qui les porte, ces mondes, mais juste des gens, qui vivent, et qui parlent une langue parce qu’ils ont besoin de se faire comprendre par les gens à qui ils parlent. Et ses parents, je crois, lui ont légué l’envie d’apprendre, pas seulement le français, loin de là, mais plein de langues, l’anglais, l’allemand, et le turc, et l’espagnol, et le russe — oui, il lisait le russe, il comprenait tous mes sous-entendus, — et plein d’autres langues encore, comme l’irlandais et les différents créoles des Antilles.
Et puis, il était communiste. — Je ne sais pas, à vrai dire, s’il l’était toujours, et nous n’en avons jamais parlé. Mais là encore, moi-même fils et petit-fils de militants communistes, moi qui ai passé mon enfance entouré des camarades de cellule de mon père, je comprends parfaitement ce qui l’a poussé, et cette générosité que sous-tendait cette appartenance, et ce désir de transformation sociale. Et il ne se faisait aucune illusion — lui qui, donc, lisait parfaitement le russe — sur la nature du régime soviétique, et sur cette espèce de naufrage collectif qu’a été le communisme au siècle dernier. Mais un naufrage qui n’était pas qu’un naufrage, pour les gens qui, en France, ne cherchaient pas à faire carrière, mais pensaient juste que la vie qu’ils vivaient, et que vivaient les gens autour d’eux, était injuste, inacceptable, — et que cette injustice, ce scandale, ils demeurent, naufrage ou pas, toujours aussi inacceptables.
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Je ne sais pas grand-chose de la carrière universitaire de Jean Le Dû. Il a été le directeur du département de breton à l’Université de Brest. Il a été un des animateurs du CRBC (Centre de Recherche bretonne et celtique), installé à Brest (et, je dois le dire, c’est lui, et non sans insister, qui a fait acheter par le CRBC les quatre livres publiés par Françoise, chez Mesures, qui forment Sur champ de sable) — Et, j’en profite pour le dire, quand la librairie Dialogues, de Brest, m’a téléphoné pour commander les quatre volumes, et que je leur ai demandé s’ils n’en voulaient pas un autre, non pour la bibliothèque du CRBC mais pour leur librairie elle-même, la dame au téléphone m’a dit « ah non, certainement pas » (car c’est ainsi que nous vivons en Bretagne).
Il est l’auteur d’un dictionnaire, de mille pages, du breton de sa commune natale, Plougrescant, et il est l’un des maîtres d’œuvre de l’Atlas Linguistique de la Basse-Bretagne — il connaissait le breton dans toutes ses variantes, et rares, je crois, sont ceux, parmi les gens qui tiennent le haut du petit pavé du petit monde des études bretonnes qui en savaient autant que lui. Mais j’apprends, en lisant l’hommage que vient de lui rendre Fañch Broudic, qu’il avait aussi participé à l’Atlas des langues des Petites Antilles », parce qu’il était l’un des grands connaisseurs des dialectes créoles de St Barthélémy, de la Guadeloupe et de la Martinique. Et il est aussi l’auteur, avec son ami Yves Le Berre, d’une histoire de la littérature bretonne — aujourd’hui, comme presque tout le reste, totalement inaccessible, introuvable (elle n’est, par exemple, ni au catalogue des Champs Libres, à Rennes, ni au catalogue de la Bibliothèque interuniversitaire. )
Parce que, Jean le Du, avec son air affable, en fait, il était — non, non, il est, et il sera toujours — l’objet d’une haine mortelle de la part des nationalistes bretons, lesquels nationalistes, dits de gauche, ou dits de droite, dès qu’ils parlent de lui, le présentent comme un traître, à sa nation, pour ne pas dire à sa race. La moindre des injures à son égard était « fossoyeur du breton ». Jean Le Du refusait, par exemple, l’orthographe aujourd’hui majoritaire du breton, parce qu’il en connaissait l’histoire, et il ne pouvait s’empêcher de sourire — avec ce sourire triste dont j’ai parlé au début — de la langue enseignée et parlée par ces gens qui affirment aujourd’hui parler au nom de la Bretagne elle-même, ces gens qui hurlent qu’on attaque la Bretagne et les Bretons sitôt qu’on met en doute leur prononciation, calquée sur le français, et leur culte païen des symboles, du drapeau blanc et noir, brandi partout, — un drapeau qu’il avait vu brandir, lui, quand il était enfant, pendant la guerre, par des gens qui se sentaient des ailes avec l’aide des nazis — et toute cette pacotille, plus que rentable, des triskells et autres BZH. Il faisait le constat, lui, que les gens — je ne dis pas « le peuple », je dis les gens — étaient, en une génération, passés du breton au français, et que ce passage avait été senti, pour la plupart, naturellement, comme une libération, comme une chance de sortir de la misère. C’était tragique, évidemment, mais c’était comme ça. Et lui, ce « fossoyeur », il enseignait le breton à l’Université de Brest, et il formait des générations d’élèves bretonnants, en se basant non pas sur le fantasme d’une nation à reconstruire, mais juste sur la vie des gens. Sur la vie, et sur leurs mots. Et il était, de ce point de vue-là, indestructible. Parce qu’il ajoutait à l’étude de la langue les études sociales. Je mets un lien du GRIB sur une étude de Jean Le Du et Yves Le Berre : Devoir et nécessité : à quoi sert le breton à ceux qui le parlent ? — et vous verrez l’ampleur, et l’acuité de leur analyse. Et la tragédie qu’elle recouvre.
Si Jean Le Dû était tellement haï, reste tellement haï, c’est que, comme Françoise, comme toutes ces personnes qui, contre la foi, essaient de regarder les faits, il casse le jeu. Il empêche la joie simple de la foi immanente, qui est bien celle qui est à l’œuvre dans tout nationalisme, comme dans tout fanatisme religieux. À propos de ces jeunes, et à qui on enseigne une langue normée, calquée sur le français haï, il écrivait à Françoise, en décembre dernier : « Ce qu’on appelle breton désormais n’est qu’une caricature. Que des jeunes choisissent de parler cette guimauve me laisse pantois. Je suis allé l’autre jour pour le CRBC au salon du livre de Carhaix. Inimaginable. Il y avait là l’ancienne représentante des Palestiniens en France qui visiblement s’est laissée embarquer dans cette soi-disant amitié entre peuples opprimés. Mais la région avec Le Drian et son parti sont à fond dans la future Bretagne à 5 départements, enfin débarrassée du jacobinisme…»
Parce qu’avec le temps, là encore, il y a eu un naufrage. La seule voix qu’on entend aujourd’hui, c’est celle qui est portée par la Région Bretagne, dont les instances politiques sont totalement inféodées aux thèses (s’il s’agit de thèses) nationalistes : une langue, une nation… Et la nation bretonne supposée victime de la nation française, et différente, j’allais dire, par la race. Dans une nation bretonne portée par les grands vents du large et du libéralisme à la Locarn, à quoi bon étudier la façon dont les gens parlent, ou parlaient ? Tout ça ne sert rien. Parce que la langue étudiée et enseignée par Jean Le Du, contre vents et marées, et même si la majorité des quelques milliers de personnes qui apprennent le breton apprend la langue dite « de Rennes », langue qui se veut nationale et unie, c’était, entendait-on, la langue des ploucs.
Et qu’il l’aimait, cette langue de ploucs. Et qu’il aimait aussi cette langue entre les langues, cette espèce de créole franco-breton, qu’on entendait dans les campagnes — qu’on entend, de moins en moins aujourd’hui. Cette langue qui, pour Françoise, a été le terreau de son travail sur les pièces d’O’Neill et surtout celles de Synge. Et comment ne pas rappeler ici ses livres publiés chez Rivages, Anthologie des expressions de basse-Bretagne, et ses Proverbes et dictons de basse Bretagne, parus en 1985 (et disparus depuis, je crois).
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Nous ne nous voyions que rarement. Il avait suivi « l’affaire Luzel », qui nous a ouvert les yeux sur le mouvement breton, et dont Françoise parle mieux que je ne saurai le faire dans Le Monde comme si(aujourd’hui chez Babel Actes Sud). Il avait participé à son jury de thèse (c’est là que nous l’avons connu). À propos du Monde comme si, justement, « c’est la première fois », écrivait-il bien plus tard, « qu’on comprend ce qui est en jeu : le breton, instrumentalisé par les nationalistes, eux mêmes instrumentalisés par le capitalisme ».
Pour moi, quand je le voyais, nous échangions en russe, quelques petites phrases.
On se suivait, ici, sur Facebook. Il lisait, je crois, toutes mes chroniques. Toutes, enfin, je ne sais pas, mais beaucoup. De temps en temps, il m’envoyait un message privé, souriant ou plus triste, mais toujours bienveillant.
La dernière fois, c’était quand, il y a exactement un mois, le 6 avril dernier, j’ai fait une chronique sur les objets que je gardais de ma mère et de ma grand-mère, et que j’avais publié une photo d’une « avoska » (un réticule pris « au cas où »). Il écrivait en commentaire : « En breton de mon coin (Plougrescant) il y a l’équivalent d’« avoska»: « pitigoûd » (beteg goûd : jusqu’à savoir). Quand on faisait des robes aux jeunes mariées, on laissait du tissu en plus autour de la taille, qu’on pouvait relâcher en cas de grossesse : on lui a mis du pitigoûd ! »
Jusqu’à savoir… c’est le sens littéral de l’expression, et ça veut dire « à tout hasard, on ne sait jamais ». Parce que c’est quand « on ne sait jamais », finalement, qu’on peut savoir — savoir, envers et contre tout, et voir le monde, non pas tel qu’il faudrait qu’il soit, mais tel qu’il est.
André Markowicz
7 mai 2020
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J’ai cherché en vain sur Internet le portrait de Jean Le Dû qui était paru dans Libération en 1996. Je donne donc ici le lien qui permet de le lire.