
Comme pour illustrer la lettre précédente, un lecteur m’adresse copie des commentaires de la page facebook en breton qui font suite à la diffusion de l’émission de France Inter sur la gwerz.
Mon ami inconnu écrivait : « Instinctivement, j’ai toujours senti qu’il y a une sorte de mystification du mythe quelque part, si vous me permettez l’expression, sans parvenir à discerner d’où cela vient. Et soudain : vous ! Avec votre histoire et ce procès ! Vous l’espèce d’hystérique. C’est vrai que l’argument, pétri de l’archaïsme rebattu des hommes faisant une guerre éternelle aux femmes, est vite trouvé quand on est une femme dérangeante qu’il faut faire taire. » Or, en voici la démonstration — plutôt aggravée, à dire vrai, car à l’hystérie peut s’ajouter la schizophrénie et le machisme ordinaire peut être relayé avec une égale virulence par des militantes de la cause dite bretonne.
On aurait pu croire que le fait de donner une audience nationale au genre majeur de la chanson bretonne, et avec en bonus et en première mondiale la diffusion de la « Gwerz d’Anna Le Gardien » chantée par Annie Ebrel, aurait été de nature à faire frémir de joie les militants bretons. Mais non, loin de là, ils sont furieux.
Ce qui les sidère, avant même de les révulser, ce n’est pas l’émission elle-même, c’est le fait que j’y sois. Ainsi illustrent-ils la manière dont, en Bretagne, la censure touche au tabou : je devrais normalement être absente, radiée des ondes comme d’ailleurs, pour avoir osé exprimer une opinion contraire à leur doxa. Or, ma voix s’entend. Sur une radio forcément jacobine, et forcément antibretonne puisque je m’y fais entendre.
Le sujet de l’émission, c’est la gwerz, mais le sujet des échanges en breton, c’est moi.
Voici une brève traduction de ces échanges.
Pour commencer, un nommé (ou surnommé) Éric le Brun fait part de son désarroi. Son message est simple : mon nom seul suffit.
Ce désarroi ouvre sur le questionnement métaphysique d’un nommé (ou surnommé) Jérémy Ar Floc’h. Son nom est bretonnisé mais en son prénom subsistent des accents qui laissent à subodorer quelque laxisme dans sa bretonnitude. Du fait qu’il se trouve en instance de stabilisation breizhopatique, son questionnement est atypique.
Première étape :
— « Il y a des choses que je n’arriverai jamais à comprendre… »
Deuxième étape :
— « Est-ce que quelqu’un pourrait m’expliquer comment il peut se faire qu’une personne née à Rostrenen devienne une vraie acharnée du combat contre la Bretagne et les langues minorisées ? »
En l’occurrence, mon combat consiste à faire connaître la gwerz et notamment la « Gwerz d’Anna le Gardien » qui, sans moi, aurait sans doute sombré à tout jamais dans l’oubli et connaît là une fortune inattendue, mais ce sujet a totalement disparu du débat.
Une réponse lui est apportée par un militant qui s’est baptisé Roue Henouk et a choisi pour se représenter un portrait de l’écrivain nationaliste Youenn Drezen. Il fournit une explication qui dispense d’aller chercher plus loin.
« Ar sorserez a zo klanv fall, rannet e spered skyzofrenek. »
Je traduis :
« La sorcière est une malade mentale, son esprit schizophrène est divisé. »
Une sorcière qui, comme une chienne, « vel ur giez », défend le Paris des communistes qui sont ses vrais maîtres…
La sorcière, la chienne, la prostituée vendue à ses maîtres, ceux de Paris, les communistes, tout ça en vrac, telle est l’explication habituelle, car l’ennemi du bon Breton, c’est Paris, et Paris, c’est le communisme, le mal, le diable, la Révolution française, le lupanar, la grande hérésie antibretonne depuis les origines, et plus encore depuis la nuit du 4 août, l’horreur absolue, le crime inexpiable.
Le diagnostic est posé : d’un côté, il y a Rostrenen, la race bretonne qui parle en moi, et, de l’autre, l’influence pernicieuse de la France. D’où la schizophrénie.
Conclusion :
« Pez a zo sur he deus graet poan braz da vreizh. »
« Ce qui est est sûr est qu’elle a fait grande mal à la bretagne » (je traduis en transposant les fautes).
Car ces vrais Bretons pas schizophrènes s’acharnent à unifier leur esprit en charabia.
Tel est le message que véhicule le Facebook en breton, message cautionné par le militant nationaliste Marc Kerrain, professeur de breton et donc fonctionnaire de l’Éducation nationale, payé depuis de longues années par l’État français. Il approuve et trouve simplement que la gwerz a le tort d’être vieille et que la chanson bretonne est mieux servie par la chanteuse nationaliste Nolwenn Korbel.
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Et tout cela, sous l’égide de Youenn Drezen…
Ces militants m’accusent de voir des nazis partout — mais qui les oblige à les exhiber ?
Où peut-on, en effet, trouver pire collaborateur des nazis que l’immonde Drezen qui, à la veille de la rafle du Vel’ d’Hiv’, non seulement approuvait avec enthousiasme le port de l’étoile jaune mais en rajoutait, invitant le gouvernement de Vichy à exiger que les Juives méritantes (pas les Juifs, juste les Juives heureuses qu’on leur offre une belle étoile) se collent en plus une étoile jaune sur le derrière puisque le port de la plaque minéralogique venait d’être imposé pour les vélos ?
Voilà très exactement ce qu’il écrivait dans La Bretagne, avec cet humour gras qui le caractérisait, le 9 août 1942 :
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« L’étoile jaune
Depuis le 7 juin dernier tous les Juifs doivent porter une étoile jaune sur la poitrine. En Bretagne, on ne voit peut-être pas beaucoup de ces étoiles se promener le jour. Mais à Paris on en voit à chaque pas. Certains portaient déjà inscrit sur leur visage leur race et leur religion : gros nez crochu, cheveux noirs et ondulés, pieds plats… que sais-je ! D’autres cependant ressemblaient à n’importe quel chrétien et on leur aurait donné le bon Dieu sans confession. Voilà pourquoi ç’a été une bonne chose de les obliger à porter l’étoile de David ; comme ça, personne ne pourra s’y tromper : quand on voudra conclure un marché avec un Juif, ça ne sera pas chat en poche, on pourra se tenir sur ses gardes. À mon avis, les vrais Juifs, ceux qui n’ont pas honte de leur race, n’ont pas à se soucier beaucoup de cette étoile. Il y a pourtant des gens qui trouvent à les plaindre. Hier, dans le “métro”, une chrétienne, s’approchant de trois filles d’Israël au corsage étoilé, gémissait ainsi : “Si ce n’est pas une honte de vous faire ça, mes pauvres. Et en plus vous faire dépenser de l’argent pour ça, peut-être bien. — Oh, dit l’une des plus jeunes filles de Jacob, pour ça non. Notre étoile, on nous l’a offerte”. Elle était sûrement de bonne race, celle-ci ; peut-être Sarah, fille de Deborah et de Samuel, petite-fille de Rachel et Jonathan… et ainsi de suite… sans une goutte de sang étranger depuis Moïse. Si j’avais été celui qui distribue les étoiles, pour une si belle réponse, j’aurais mis à la petite-fille du Juif-Errant, en plus d’une étoile à se coller sur la poitrine, une autre à se coller… où vous savez, comme la nouvelle plaque des vélos. »
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J’ai traduit ce texte en 2000 pour protester contre un hommage à Drezen rendu par la mairie socialiste de Pont-l’abbé, ce qui a donné lieu à une polémique qui promettait d’être très intéressante, vu qu’un habitant de Pont-L’Abbé, bretonnant de naissance, et professeur agrégé d’allemand, s’était mis à son tour à traduire les monstrueux textes de Drezen — mais cette polémique a été aussitôt étouffée (le miracle est d’ailleurs qu’elle ait pu avoir lieu, la censure exerçant déjà ses effets en cette époque lointaine).
J’ai ensuite traduit deux ou trois autres textes racistes et antisémites de Drezen pour le dossier de la Ligue des Droits de l’Homme sur la réécriture de l’histoire en Bretagne (on peut encore les lire en ligne)
Et puis, comme tout ça ne servait à rien, j’ai publié Le Monde comme si, où j’ai encore mis un petit extrait de la prose raciste de Drezen, avec illustration à l’appui.
Les municipalités bretonnes continuant d’attribuer le nom de Drezen à des rues et autres lieux publics, j’ai mis en ligne la copie de l’article de synthèse que j’avais rédigé pour éclairer les élus en 2000.
On ne peut donc pas dire qu’on ne savait pas. Et néanmoins les hommages à Drezen se poursuivent — la municipalité socialiste de Rennes, parmi tant d’autres, a notamment donné son nom à une rue.
On a débaptisé le collège Diwan qui portait le nom de Roparz Hemon, lequel est loin d’avoir donné dans un antisémitisme aussi répugnant que celui de Drezen[1]. Or, ce dernier, comme tant d’autres membres du groupe raciste des Seiz Breur (l’article 1 des statuts exigeait que les membres soient de sang breton) est toujours présenté comme un grand homme (voire un grand homme de gauche) et les jeunes militants nationalistes sont toujours appelés à reprendre son combat.
Ainsi le surnommé Roue Henouk choisit-il pour le représenter un portrait de Drezen, portrait d’ailleurs remarquablement laid, dessiné au camp Margueritte (par il ne sait pas qui et demande sur facebook qui c’est — il y a de quoi rire, ou pleurer, comme on préfère, quand on connaît l’histoire du mouvement breton mais, peu importe, il s’identifie à l’image sans même en connaître l’auteur : c’était sûrement un bon Breton puisqu’il était interné à la Libération).
Ces commentaires sur la gwerz ne sont pas sans intérêt au moment où un habitant de Pont-L’Abbé reprend le combat pour la débaptisation de la rue Youenn Drezen…
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Souhaitons bien du courage et de la ténacité à Daniel Quillivic.
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[1] Roparz Hemon est loin d’avoir donné dans un antisémitisme aussi répugnant que celui de Drezen, c’est certain, mais je note que c’est à l’occasion d’un hommage posthume à Drezen dans la revue nationaliste Al Liamm (mars 1972) qu’il a administré l’une des preuves les plus remarquables de sa constance idéologique, rappelant à quel point son ami Drezen avait su profiter de la merveilleuse période, hélas trop courte, offerte aux Bretons par l’Occupation : « Ces quatre années, 1940-1944, ont été bénéfiques tant à la vie intellectuelle qu’à la vie politique de notre pays » (notre pays : notre nation, la Bretagne, pas la France, ça va de soi). La revue Al Liamm a continué d’être subventionnée et les hommages à Roparz Hemon se seraient multipliés sans les quelques protestations qui ont valu à leurs auteurs des bordées d’insultes provenant aussi bien de la prétendue gauche bretonne que de l’extrême droite nationaliste, fidèle à elle-même. Rappelons que le centre culturel breton de Guingamp, subventionné sur fonds publics, portait, bien après la débaptisation du collège Diwan, le nom de Roparz Hemon, et qu’il a fallu, à nouveau, une mobilisation citoyenne pour mettre fin à cette situation. Citer les insultes déversées sur toute personne qui ose exister sans partager le dogme revient à faire le portrait du mouvement breton, comme on peut le voir.
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Des lecteurs m’ayant demandé des renseignements sur Alain Guel, qui a donné son nom à la médiathèque de Tréveneuc, je renvoie à l’article du GRIB.