Entre deux journées de lecture à Lille, j’assure une rencontre avec deux illustratrices et la directrice des éditions MeMo, Christine Morault — qui me présente en expliquant (à ma grande joie) pourquoi je ne sépare pas poésie et traduction. Et il apparaît que l’ensemble des livres que j’ai écrits, adaptés ou traduits pour MeMo forme une merveilleuse illustration de ces propos puisque les images projetées mènent de Quand la poésie jonglait avec l’image de Marchak au Kraspek que j’ai écrit d’après Afanassiev et aux livres de la collection Coquelicot, hommage à Marchak et Desnos, sans même parler de l’Alphabet galopin qui vient de paraître…
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La rencontre a lieu à Cressy où le clown russe Slava Polounine a acheté un immense domaine en bordure de rivière, le Moulin jaune.
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Lorsqu’on se promène dans le parc, on tombe à tout moment sur des objets étranges, comme le portrait de Sacha Poulounine en roulotte…
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… ou encore des verres à pied sur et sous pied…
Et tous ces objets donnent l’impression que les vrais feuillages ont l’air faux bien qu’ils aient tout de même l’air d’être vrais et pourtant… Mais ce n’est pas un rêve.
À l’idée d’ouvrir les premiers cours de la nouvelle promotion d’élèves de l’école du Théâtre du Nord à Lille (seize étudiants retenus sur plus de huit cents candidats), je n’ai bizarrement éprouvé aucune émotion, pas une ombre de l’angoisse du bon enseignant à l’instant d’inaugurer un cursus décisif, pas un soupçon du trac si nécessaire au passage de la ligne… Il s’agissait de lire La Mouette et, à partir de cette lecture, d’essayer de comprendre ce qu’est la lecture d’un texte de théâtre, un texte pensé en situation, dans l’espace et le temps, avec les non-dits qui l’irriguent — bref, ce que nous avons essayé de traduire en traduisant Tchekhov, et plus particulièrement La Mouette(puisque la version originale que nous avons mise au jour est si différente de la version académique). Une seule préoccupation m’habitait : nous avions passé quatre heures pour l’ouverture de l’école de traduction du CNL à lire deux pages et encore n’avions-nous pas terminé la lecture de ces deux pages… Comment allions-nous faire en une semaine pour lire toute la pièce ?
Eh bien, nous avons lu six pages en tout et pour tout, et nous avons posé des questions si passionnantes que nous en sommes tous restés pantois — hélas, pourquoi ne pas avoir pensé à faire une captation de ce premier cours ? Nous pensions que prendre des notes ne servait à rien car le théâtre est précisément ce qui échappe aux notes de cours mais, par moments, les notes permettent de capter des moments essentiels… Il serait intéressant de faire une lecture de La Mouette à partir de la confrontation de ces notes prises à partir de ce qui était tout sauf un cours : une découverte commune, poursuivie ensemble d’un texte que nous pensions connaître (et que, de fait, je m’en suis rendue compte à cette occasion, je connais par cœur) mais qui soudain prenait vie par la simple attention qui lui était portée sans autre souci que de l’interroger sans prétention, sans préjugé, sans souci de faire triompher telle interprétation ou telle autre. Et dire qu’après tant d’années, j’ai seulement compris soudain de quoi mourait Sorine, pourquoi les chiens hurlaient, et autre détails apparemment sans importance et qui font toute la trame de la pièce… Tchekhov a disposé une poussière de menus détails, d’indices fragiles, qui peuvent très bien ne pas être vus et qui sont pourtant là, comme la trame des motifs stylistiques… non perceptibles et pourtant perçus.
J’ai commencé à me livrer à un travail de transcription de la lecture de ces premières pages de La Mouette mais il faut des heures pour simplement rendre sensible ce qui se joue en quelques instants. Et c’est précisément ce que nous avons compris ensemble.
Il y faut du temps et néanmoins, je m’apprête à apporter un troisième chapitre à la rubrique La Mouettede ce site.
Et je suis particulièrement contente d’avoir demandé aux étudiants s’ils voulaient bien que je fasse un portrait d’ensemble avant de partir à regret prendre mon train : chacun y est ce qu’il est et j’ai eu l’impression en voyant cette image d’entendre la voix de chacun, avec ses commentaires, ses interrogations, sa manière de percevoir le monde…
Tandis que se poursuit la lugubrissime et violentissime opération Wikipedia, la vraie vie suit son cours. Et voilà que m’arrivent mes exemplaires d’auteur de l’Alphabet galopin.
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Un beau livre, une belle expérience, intéressante justement parce que située à la jonction de l’écriture dite personnelle et de la traduction.
Les éditions MeMo m’ont donné l’occasion de m’expliquer à ce sujet.
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Le papier est merveilleusement doux, et les images merveilleusement rassurantes, tout en ouvrant chaque fois sur une énigme, un mystère à déchiffrer, ou peut-être pas, et le temps de le résoudre ou ne pas le résoudre, la lettre s’est gravée dans la mémoire.
J’aurais bien voulu apprendre à lire avec cet Alphabet galopin, même si je garde un souvenir lumineux de mon apprentissage de la lecture.
Aussi étrange que cela puisse paraître, je suis l’auteur français le plus controversé du monde, à en croire, du moins, une enquête de Jean Tillinac sur Wikipedia.
Ce qui me vaut ce statut stupéfiant, c’est, bien sûr, Le Monde comme si, essai quia provoqué la fureur des militants bretons. D’où leur acharnement.
Cet essai fait, lui aussi, l’objet d’un article, remarquablement absurde et peu neutre puisque majoritairement consacré à exposer les accusations des militants (un résumé tendancieux est suivi de longues rubriques « Objections » et « Textes critiques », ce qui donne une idée de l’objectivité du tout) mais qui n’a pas une incidence trop grave sur mon travail.
En revanche, l’article me concernant est réellement nuisible puisque la vérité officielle sur ma personne est désormais supposée détenue par Wikipedia. Je ne peux pas arriver dans une université pour faire une conférence sans trouver les étudiants nantis de cet article, avec, selon les époques, variations sur mon appartenance à l’extrême droite ou au stalinisme, propos détournés, critiques vengeresses et nouvelles accusations, que je découvre souvent au moment où l’article m’est remis.
Il est clair que le but des militants qui s’acharnent sur cet article n’est nullement d’informer les lecteurs sur mes travaux divers, qui ne les intéressent en rien, mais de me discréditer dans toute la mesure du possible.
J’ai fait preuve d’une grande patience, et j’ai assisté avec une immense reconnaissance au travail de certains de mes lecteurs pour combattre pied à pied ces anonymes, engloutissant des heures et des heures dans cette tâche révoltante. Puis, voilà quelques mois, un lecteur informaticien m’a offert ce site, moyen pour moi d’échapper à l’hydre Wikipedia et j’ai cessé de m’intéresser à ce problème.
Cependant, découvrant que la BNF rédige désormais des fiches sur les auteurs en les classant dans des rubriques, souvent aberrantes (c’est mon cas), à partir de notices erronées et en donnant pour finir le lien avec l’article Wikipedia supposé les concerner, j’ai décidé de protester — pas seulement pour moi mais pour les autres auteurs, victimes de cet enfermement dans un système kafkaïen.
Du fait qu’il m’était impossible de rectifier l’article supposé me définir (je venais de constater que des lecteurs inconnus s’étaient livrés à cette tentative en vain au cours des derniers mois), j’ai décidé de me livrer à une expérience :
— mettre sur l’article une phrase de mise en garde à l’intention des lecteurs
— tenter de corriger les informations les plus erronées et les atteintes à la vie privée
Mon éditeur m’apprend que Le grand livre des contes est en promotion à 19,90 € au lieu de 35 €.
De tous mes livres, c’est le préféré. Les éditions Ouest-France avaient fait un travail extraordinaire à partir de ma collection d’éditions originales de livres d’Arthur RAckham : illustrations pleine page, couverture veloutée, pages de garde satinées.
Il s’agissait de travailler à partir des images pour composer un immense livre destiné à être LE livre de contes fait pour être transmis d’un enfant à ses arrière-petits-enfants.
Les contes sont faits pour être dits et il était question de les enregistrer comme les Contes de Bretagne et Les Morgans de l’île d’Ouessant mais le projet est toujours en attente.
En tout cas, c’est le moment ou jamais de l’acheter.
J’y publie un article intitulé « Enfermement identitaire et soumission de la culture : l’exemple de la Bretagne » — article que le dernier rebondissement de la surréaliste prétendue « révolte des Bonnets rouges », à savoir le non moins surréaliste projet de ratification de la Charte des langues régionales, rend (hélas) plus actuel que jamais.
Je découvre que cet article ouvre la revue, remplie d’articles passionnants et de chemins de traverse. Pour le moment, j’ai juste lu l’article de Catherine Rannou, « De l’hygiène des bacs à sable » — article merveilleux, et encore plus merveilleux quand on le lit en relation avec le mien car nous parlons de la même chose en partant de points si opposés… J’allais lire le deuxième article quand je suis tombée sur la citation de Robert Walser qui ouvre le texte de présentation : « Tout est beaucoup pour moi, même les choses les plus infimes ». Ah ça oui, voilà bien mon problème…
Du coup, je suis restée méditer. Et, feuilletant la revue d’un doigt distrait, je me suis arrêtée à la dernière phrase du texte de présentation de mon article citant un slogan de Mai 68 : « Ceux qui sont ici sont d’ici ». À mon avis, non, ceux qui sont ici peuvent être d’ailleurs, ou de nulle part. Pour avoir décidé d’assumer le fait d’être de Rostrenen (Côtes-d’Armor) et d’en tirer ce qu’il était possible d’en tirer, hors des voies prévisibles de la littérature, je suis bien la première à comprendre à quel point le fait d’être à Rostrenen et de s’entendre dire que « ceux qui sont ici sont d’ici » peut être horrible. Personnellement, c’est un traumatisme que je ne subis pas du tout, vu que je suis un auteur absent de Rostrenen, même lorsque j’y séjourne, mais j’assume totalement le fait d’y être en n’y étant pas. En revanche, libre à qui se trouve en un lieu de ne pas en être, et libre à qui ne souhaite pas se livrer à une expérience littéraire aussi violente que la mienne de ne pas se risquer en de tels parages… La question posée par la revue, qui est « une revue de théâtre tout en ne l’étant pas », est : « Qu’est-ce qu’un lieu ? » Et mon article est une manière de dire : un lieu de non appartenance, de non assujettissement et de non soumission. « Ceux qui sont ici sont ici » et libre à eux d’en faire ce qu’ils veulent. Dans beaucoup de slogans de Mai 68 se lit l’avenir désastreux d’une illusion : et notamment le fait d’être d’ici et de donner dans le redoutable culte des racines qu’évoque justement cet article…
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Je reçois un message pas agressif mais pas content non plus, d’une lectrice, somme toute sympathique, qui me tance :
« Moi, quand je lis “ceux qui sont ici sont d’ici” je crois comprendre qu’avec ce slogan on veut dire qu’on accueille l’étranger qui s’installe chez nous, ce qui part d’une bonne intention, non ? »
Oui, ça part d’une bonne intention, sauf que, bien sûr, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et ce n’est qu’un slogan, avec toute l’outrance et l’ambiguïté d’un slogan. Apparemment, il s’oppose à la xénophobie : il suffit d’arriver quelque part pour y être chez soi, merveille des lois de l’hospitalité. Mais en posant que la présence signifie appartenance, il laisse percer sous le message apparent un tout autre message, légitimant une notion d’appartenance — laquelle renvoie aux discours xénophobes en posant une problématique inversée mais l’inverser revient à l’admettre. Or, être quelque part ne signifie pas être de quelque part. Ensuite, être de quelque part ne signifie pas plonger des racines dans le magma forcément nutritif de ce quelque part et s’en goberger, fût-il indigeste. Enfin, être de quelque part peut signifier être tout à fait ailleurs, et ce n’est pas pour rien que j’ai publié les auteurs de Rostrenen les plus ailleurs qui soient, Armand Robin et Danielle Collobert.
Ma lectrice, qui n’est manifestement pas d’extrême droite, et qui ne se rend pas compte qu’elle calque ses propos sur ceux des militants nationalistes bretons, m’explique avec gentillesse qu’il faut être de quelque part :
« Il y a des gens pour qui c’est nécessaire d’être de quelque part, c’est vital. Et pour ce qui est de la Bretagne, si vous ne l’aimez pas, ou plus, je ne vous dirai pas de partir, vous y êtes chez vous, je n’ai pas besoin de vous le dire, je vous dirai tout bêtement : n’en dégoûtez pas les autres. »
Elle pourrait me dire de partir mais elle ne me le dit pas, tout en me le disant quand même (ainsi l’un des responsables du parti nationaliste d’extrême droite Adsav éprouvait-il le besoin de me faire savoir par courrier que je n’étais pas chez moi en Bretagne et que j’aurais à la quitter lorsqu’elle serait libre). Elle me dit juste de me taire. Car être de Bretagne, c’est bien, c’est être plus et mieux :
« Quand on est de quelque part, on est mieux dans sa peau et plus à même d’accueillir l’autre. On part de cet endroit d’ou l’on est, et puis on s’eloigne, on va vers l’ailleurs, vers l’etranger. On découvre des choses différentes, des gens différents, ça nous enrichit, nous bouscule et nous agresse parfois. Et puis on est content de rentrer chez soi. Des tas de vacanciers qui profitent en ce moment de leurs congés payés le vivent. »
Ça correspond exactement à la vision de la commission Culture du conseil régional (et aux propos du vice-président en charge de la Culture) ou tout aussi bien à la vision de la commission Tourisme (les deux étant généralement superposables) . Sauf que si je fais une mince permutation, ça ne marche plus.
Par exemple :
« Quand on est de quelque part, comme, mettons, Sarcelles, on est mieux dans sa peau et plus à même d’accueillir l’autre. On part de cet endroit d’ou l’on est, et puis on s’eloigne, on va vers l’ailleurs, vers l’etranger. On découvre des choses différentes, des gens différents, ca nous enrichit, nous bouscule et nous agresse parfois. Et puis on est content de rentrer chez soi. Des tas de vacanciers qui profitent en ce moment de leurs congés payés le vivent. »
Admettons que ça ne marche pas car être à Sarcelles ne donne pas forcément envie d’être de Sarcelles, mais changeons pour un lieu prestigieux entre tous :
« Quand on est de quelque part, comme, mettons, Paris, on est mieux dans sa peau et plus à même d’accueillir l’autre. On part de cet endroit d’ou l’on est, et puis on s’eloigne, on va vers l’ailleurs, vers l’etranger. On découvre des choses différentes, des gens différents, ca nous enrichit, nous bouscule et nous agresse parfois. Et puis on est content de rentrer chez soi. Des tas de vacanciers qui profitent en ce moment de leurs congés payés le vivent. »
Ça ne marche pas non plus car l’outrecuidance frôle une espèce de racisme : on est à même d’accueillir l’autre mais on est tout de même mieux dans sa peau, et bien content de rentrer chez soi après avoir vu l’étranger (par exemple, le Breton) pendant les congés payés.
En revanche, si j’applique le raisonnement à la Bretagne, ça va très bien :
« Quand on est de quelque part, comme, mettons, la Bretagne, on est mieux dans sa peau et plus à même d’accueillir l’autre. On part de cet endroit d’ou l’on est, et puis on s’eloigne, on va vers l’ailleurs, vers l’etranger. On découvre des choses différentes, des gens différents, ca nous enrichit, nous bouscule et nous agresse parfois. Et puis on est content de rentrer chez soi. Des tas de vacanciers qui profitent en ce moment de leurs congés payés le vivent. »
Il reste à définir ce qu’on appelle Bretagne — il ne s’agit, bien sûr, pas de la Bretagne des éleveurs de porcs ou des abattoirs de volaille, pas de la Bretagne industrialisée, mais d’une sorte d’intermédiaire heureux entre la banlieue et la grande ville, un reposoir à citadins exténués et prêts à gober le rêve industrialisé comme les poulets l’aliment. Et pour que l’usine à rêver tourne à plein, il ne suffit pas d’être ici, il faut être d’ici. Et content.
C’est justement ce que disait cet article de la revue Incise.
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Et je reçois des messages de lecteurs qui me demandent où trouver cette revue. À mon avis, le mieux est de la commander si elle ne se trouve pas en librairie (la liste des librairies qui la diffusent étant donnée sur le site).
14 septembre
Je reçois copie d’un excellent article de Jean-Pierre Léonardini (le prince des critiques) sur la revue.
En Bretagne, il suffit de mentionner Le Monde comme si pour provoquer des vapeurs sulfureuses et si, à la fin d’un repas de famille, certains s’effondrent dans les assiettes tandis que d’autres s’accrochent au lustre, c’est bien simple, « ils en ont parlé »…
Je suis devenue par inadvertance l’auteur d’un livre que tout le monde connaît mais que personne n’a lu — sauf à passer pour un jacobin antibreton, et ceux qui le pourfendent commencent par assurer, la main sur le cœur, qu’ils ne l’ont pas ouvert.
Personnellement, je pense n’avoir dit que la vérité dans le but louable d’être utile.
Poursuivant dans cette direction, je viens de consacrer mon dimanche à une étude du l’utilisation faite de mes recherches par un éminent professeur, autorité suprême dans le domaine de l’histoire de la Bretagne (et des Bretons). C’est un travail très ennuyeux mais, je pense, nécessaire, et le résultat, quoique redoutablement ennuyeux lui-même, mérite d’être lu. Je l’ai intitulé « Le copier-coller comme arme politique ».J’aurais pu le mettre en ligne dans la rubrique « Réécriture de l’histoire » ou dans la rubrique « Chroniques de l’anticoucou », mais je l’ai placé dans la rubrique « Travaux » comme complément de l’entretien sur Le Monde comme sique j’ai lui-même complété par un article édifiant. Et je note au passage que j’ai intitulé cette rubrique « Travaux » en la plaçant sous le signe étymologique du tripalium.
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Avant même d’avoir écrit Le Monde comme si, j’avais publié un mince article intitulé « Blanche hermine, noir drapeau » qui avait eu pour effet de fédérer contre moi tout ce que la Bretagne compte de militants — et surtout (je m’en suis étonnée à l’époque, dans ma candeur) de militants de gauche car ces bons démocrates n’ont de cesse de défendre leurs grands hommes, fussent-ils antisémites, comme Morvan Marchal, l’inventeur du drapeau national breton dit « gwenn ha du » : le militant breton, même libertaire, vit pour son drapeau. La parution de cet article avait été suivie d’un débat qui devait rester unique (pas seulement unique en son genre, tout à fait unique sur le sujet). Je l’ai mis en ligne sous le titre « Le crime contre le drapeau ». Il éclaire bien l’idéologie du mouvement breton.
L’un de nos grands chagrins, à André Markowicz et à moi, a été de perdre Ivan Kouznetsov, extraordinaire metteur en scène et homme vrai dans l’amitié comme en tout — il en est mort… et c’est avec beaucoup de peine que nous sommes allés voir la dernière représentation de Châtaigne dont il avait fait l’adaptation d’après notre traduction pour Vera qui jouait le rôle de Kachtanka… Nous étions très tristes lorsque, tout en devisant avec les amis retrouvés là au hasard, nous avons été abordés par une jeune metteuse en scène, Alicya Karsenty, qui voulait avoir une nouvelle traduction de La Maison de Matriona de Soljenitsyne.
Je me demande encore pourquoi André Markowicz, qui avait écrit (avec Jean-Jacques Marie) le seul article critique au sujet de Soljenitsyne, devenu l’incarnation du nationalisme russe xénophobe et antisémite, a accepté. Il pensait que les éditions Fayard, qui possèdent les droits, n’autoriseraient aucune retraduction… Mais Alicya, chose incroyable, après avoir obtenu l’accord potentiel du retraducteur, avait obtenu l’autorisation supposée impossible de l’éditeur. Et le retraducteur s’était mis au travail en poussant des soupirs car comment un tel écrivain a-t-il pu devenir et comment puis-je et comment pourrais-je ?…
Pour ma part, j’avais toujours pensé que Soljenitsyne était un écrivain courageux mais ennuyeux, rendu mondialement célèbre pour des raisons politiques, et desservi en France par les nouveaux philosophes et autres avatars d’une révolte qui avait été détournée comme avait pu l’être celle qu’il avait exprimée à l’origine. J’avais aimé Une Journée dans la vie d’Ivan Dennissovitch et La Maison de Matriona mais détesté Le Pavillon des cancéreux et vu dans la plupart de ses textes l’ombre portée du nationalisme qui allait l’amener aux pires positions réactionnaires. Et pourtant, traduisant Matriona, André disait, l’air éberlué, que Soljenitsyne était un grand écrivain…
Nous en étions là lorsque la traduction m’a été donnée à relire avant d’être remise à la date prévue, début juillet. Je pensais n’avoir qu’à noter des coquilles, des fautes de style, de minces erreurs, pas grand-chose. Il ne m’a pas fallu longtemps pour m’en apercevoir, c’était une traduction tout à fait manquée. Généralement, les premières pages de ses traductions de prose (ce n’est pas du tout le cas pour la poésie) sont mauvaises, puis le style se trouve et soudain, tout prend sa vitalité. Il suffit de retraduire le début… mais, là, non. Tout était bizarrement faux. Faux en regard de quoi ? J’ai regardé la traduction de Léon Robel, qui m’a semblé bien meilleure. Elle me semblait même très correcte et je me suis demandé pourquoi il fallait la refaire.
Voilà, par exemple, pas tout à fait pris au hasard mais presque, un petit passage du début — le narrateur, un professeur de mathématiques, qui rentre de relégation, arrive à Torfprodoukt où il doit trouver à se loger.
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« Je n’arrivais pas à trouver le sommeil sur le banc de la gare et je revins dès l’aube traîner dans la cité. J’y découvrris à présent un marché minuscule. Une seule et unique femme, vu l’heure matinale, s’y tenait qui vendait du lait. J’en pris une bouteille et la bus aussitôt.
Son parler ma frappa. Elle ne causait pas, elle chantonnait à vous faire fondre l’âme et les mots qu’elle disait étaient ceux-là même dont la nostalgie m’avait tiré d’Asie.
— Bois, bois, si le cœur t’en dit. Tu n’es point d’ici à croire ?
— Et vous-même, d’où venez-vous ? fis-je, tout réjoui. »
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C’était clair et précis – je n’y voyais pas de problème. J’ai donc proposé une solution simple : ne pas retraduire le texte. Mais, rien à faire, Alicya Karsenty ne voulait pas cette traduction, elle avait fait des pieds et des mains pour obtenir l’autorisation de l’éditeur et elle tenait à donner une version neuve du texte pour son spectacle. Trop tard pour la décevoir.
Il ne restait plus qu’à nous associer en adoptant la méthode Tchekhov inversée, à savoir qu’au lieu d’interroger le texte à partir d’un mot à mot laissant toute place aux investigations, je partais d’un texte établi pour remonter à la source et il nous fallait trouver des solutions comme on élucide un mystère… et il y en avait, des mystères à élucider… C’est la curiosité qui m’a fait prendre en charge ce labeur inattendu et c’est le plaisir de l’expérience nouvelle qui a fait qu’André s’est lancé avec enthousiasme et reconnaissance dans la démolition totale de son texte. Il resterait à savoir pourquoi cette traduction était manquée (ce dont il était tout à fait conscient). Le texte était traduit distraitement, facilement, comme de loin. La voix du narrateur ne s’entendait pas ou plutôt s’entendait, elle aussi, comme de loin.
Comme Léon Robel, André avait adopté le passé simple pour la narration. Or, le texte se présente comme un témoignage et il était clair (à mes yeux tout au moins) que le choix du passé simple était une erreur. J’ai donc commencé par remplacer les passés simples par des passés composés, ce qui a changé la tonalité générale et a commencé à faire surgir le personnage, avec sa simplicité faite pour s’accorder à celle de Matriona.
Ensuite, tout a bougé par grandes masses : la restitution du parler de cette vieille paysanne, celui des villageois, ne devait pas faire néorural ; le narrateur disait lui-même qu’il en était charmé au point de se sentir le cœur comme éclairé. Matriona me faisait penser à ma grand-tante qui n’avait pas même pu aller un jour à l’école tant sa famille était pauvre, et se traduisait du breton dans une langue merveilleuse (que j’ai transposée en traduisant le théâtre de Synge). Il n’était pas question d’employer une langue duelle comme la sienne mais de trouver un décalage juste. Et, là, de fait, j’ai compris pourquoi la traduction de Léon Robel ne convenait pas pour une mise en scène. Les hommes du peuple étaient comme engoncés dans un parler juste un peu distancié et patoisant. Une fois mis au passé composé, le petit passage qui donne la parole à la marchande de lait donne ça (puisqu’il faut donner un exemple pour éclairer l’expérience) :
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« J’ai dormi sans dormir sur le banc de la gare, et, dès l’aube, j’ai repris mes errances à travers le bourg. C’est alors que j’ai découvert un minuscule petit marché. Vu l’heure, il n’y avait là qu’une seule femme, qui vendait du lait. Je lui en ai pris une bouteille, je me suis mis à boire devant elle.
Sa façon de parler m’a sidéré. Elle ne parlait pas, elle chantait, d’une voix émouvante, et, les expressions qu’elle employait, c’étaient celles-là même dont, en Asie, j’avais la nostalgie.
— Bois, mignon, bois tout ton content. Tu viens pas d’à côté, je me dis.
— Et vous, d’où êtes-vous ? ai-je demandé, tout éclairé de joie. »
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Dès lors que le metteur en scène veut travailler sur la voix, il est certain que les voix des personnages enchâssées dans un récit lui-même très proche du style oral doivent être rendues sensibles. C’est à partir des phrases de Matriona que j’ai commencé à la voir, pas seulement à l’entendre, et que le récit a commencé à prendre vie — un très beau récit, que nous avons repris ligne à ligne avec une sorte de passion pour comprendre ce qui était décrit : une poussière de détails et de questions à poser à Daredjane Markowicz, la mère d’André, source encyclopédique inépuisable, qui s’est lancée dans des recherches (ou plutôt les a reprises, car elle avait déjà relu et corrigé la traduction en pensant, elle aussi, qu’elle était mauvaise) sur la production de tourbe, les expressions populaires, les chemins de fer et surtout la construction des isbas…
Or, pour finir, alors que nous avions cherché pendant des semaines comment se présentait cette isba qui n’est pas le moindre personnage du récit, nous avons trouvé une photo montrant l’isba de Matriona, plus un portrait de Matriona elle-même.
Et, à ma grande stupeur, en ouvrant un vieux fichier, j’ai découvert que j’avais reproduit, je ne sais quand, une petite photo de ma grand-tante, avec son mari, Iwan Rolland, et mon grand-père, son frère, que je n’ai pas connu et dont c’est, en fait, le seul portrait. Je n’avais aucun souvenir d’avoir même vu cette photo et j’ai eu l’impression d’avoir été amenée, bien contre mon gré dans un premier temps, à traduire La Maison de Matriona pour retrouver ces visages.
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L’isba présentée comme l’isba de Matriona (ce qui est bizarre est que l’aile démolie apparaît sur la photo) a été brûlée en 2010 — et cet incendie criminel dont les auteurs n’ont pas été retrouvés est un peu la suite du récit…
Et voici le portrait de Matriona.
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Et, pour finir, le spectacle a eu lieu…
… nous avons demandé à l’éditeur quand notre traduction serait publiée et nous n’avons jamais reçu de réponse.
Les éditions MeMo m’ont demandé d’écrire le texte du Gay ABC de Françoise, une illustratrice que, je l’avoue, je ne connaissais pas, et dont j’ai aussitôt aimé les images.
J’avais déjà écrit des alphabets — une de mes vieilles passions —, et traduit quelques alphabets d’Edward Lear (toujours inédits, avis aux éditeurs). Là, je suis partie des personnages pour écrire des petits poèmes formant ce qui est devenu l’Alphabet galopin de Françoise et Françoise.
Françoise Seignobosc (Lodève, 1896 – Paris, 1961), dite Françoise, est une illustratrice qui a rapidement fait carrière aux États-Unis et qui a peint avec des couleurs douces des livres surtout destinés aux enfants très jeunes : les images parlent comme autant de petites énigmes, attirantes et rassurantes.
Ah, j’oubliais : le livre va paraître en septembre.
Cette année, je n’ai pas pu assister à la cérémonie du souvenir à Garzonval où sept jeunes gens ont été assassinés le 16 juillet 1944 par les miliciens du Bezen Perrot assistant les nazis — c’est l’événement central de Miliciens contre maquisardset c’est aussi cet événement qui a conduit la mairie de Plougonver à publier l’an passé un recueil de témoignages, Garzonval en mémoire, cependant que Charlotte Perry réalisait sur France-Inter trois émissions exceptionnelles (la première, diffusée le samedi 30 août 2014, la deuxième, diffusée le samedi 20 septembre, et la troisième diffusée le samedi 27 septembre). Il est encore possible de les écouter en ligne.
Voilà deux ans, cette commémoration avait déchaîné la fureur des nationalistes bretons de Breiz Atao : l’article insultant avait produit un effet de stupeur sur les personnes qui jusqu’alors pensaient que le fascisme avait été éradiqué en Bretagne. Non, et les tortionnaires nazis trouvent à présent des défenseurs (le site Breiz Atao a fait l’apologie du sinistre Léon Jasson, brute sanguinaire et chef du Bezen Perrot).
Breiz Atao ne s’était pas contenté d’injurier grossièrement les personnes qui participaient à la cérémonie de Plougonver mais aussi, avec le même mélange d’incohérence et de vulgarité, celles qui s’étaient rassemblées, comme chaque année, à Plouëc-du-Trieux, une autre commune du Trégor.
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Le maire est décidé à porter plainte. Une plainte bien tardive pour quel résultat ? Condamné à maintes reprises, et notamment, pour finir, après des années de poursuites judiciaires, à quelques mois de prison ferme, le responsable du site Breiz Atao continue de déverser ses propos racistes au nom de la « nation bretonne » : son site Le projet juif a été fermé, Breiz Atao lui a succédé. En toute impunité.