Faire paraître un livre quand il n’y a plus de librairie ouverte est un curieux pari sur l’avenir mais nous voulions que ces Contes de Bretagne voient le jour comme si de rien n’était. Nous devions faire des rencontres en novembre et décembre pour le présenter (ainsi que la deuxième saison des éditions Mesures) et ces rencontres n’auront sûrement pas lieu… Tant pis, le livre existe et il est possible de le commander sur le site des éditions Mesures ou dans les librairies amies. Les abonnés, bien sûr, le reçoivent à domicile. Pas de diffusion sur amazon, pas de service de presse, juste une édition numérotée et signée, avec une dédicace. Et, cette fois, un livre que l’on peut écouter.
Les éditions Mesures ayant l’immense l’avantage de me laisser totalement libre de concevoir un livre comme je le veux, sans souci de rentabilité et sans injonction d’avoir à tenir compte de ce que le lecteur lambda, le redoutable lecteur lambda, universel fléau, est supposé attendre, j’ai décidé, en quelque sorte, de faire entrer le lecteur dans l’atelier du conteur.
J’ai donc plongé dans les carnets de Luzel, et j’en ai extrait les notes de terrain : celles du conte de « L’homme juste », matériau exceptionnel puisque Luzel en a tiré plusieurs versions ; puis un autre conte exceptionnel, « Le lièvre, le renard et l’ours » qui est, dirait-on, pris à l’état natif, sous la dictée de deux mendiantes ; ensuite, un conte qui, chose exceptionnelle encore, n’existait qu’en version bretonne dans les manuscrits de Luzel, et enfin un grand conte merveilleux, « La princesse de Tréménézaour » écrit en français par Luzel mais jamais repris en volume. Cette petite fabrique du conte m’a permis de rendre justice à une grande oubliée, Perrine, la sœur de François-Marie Luzel qui avait la charge de collecter pour lui contes et chansons.
Lorsque je me suis lancée dans cette recherche sur le conte qui allait m’amener à éditer les œuvres de Luzel sous un violent tir de barrage des militants nationalistes, ma question était celle du folklorisme ou plus précisément de l’élaboration et de l’usage qui était fait du texte folklorique. L’Affaire Luzel[1] a eu, faute de mieux, l’avantage de le montrer : la parole du peuple, récrite, détournée, travestie, est employée comme instrument destiné à promouvoir les origines d’une nation à faire advenir. Le premier à avoir dénoncé cette fabrique du folklore a été Luzel qui a été mis au ban pour avoir osé dire la vérité sur le Barzaz Breiz.
Découvrant ses archives à la bibliothèque municipale de Rennes, j’ai été surprise de l’état de déshérence où elles étaient laissées : j’ai passé des semaines à les archiver (archivage que j’ai offert après avoir soutenu ma thèse), ce qui m’a permis de faire un plan d’édition méthodique. Cette édition, parue aux Presses universitaires de Rennes, compte 17 volumes (à quoi s’ajoute la biographie de Luzel). On peut encore les commander chez l’éditeur. Si elle est parue, malgré la concurrence instaurée par les éditeurs nationalistes à la solde de mon ex-directeur de thèse, c’est grâce au soutien du entre national du Livre qui l’a classée au nombre des éditions majeures du patrimoine français. En Bretagne, non seulement elle n’a eu aucun soutien mais les aides de la région sont allées à l’édition falsifiée des contes donnés pêle-mêle, toutes les notes supprimées, innommable édition visant à court-circuiter l’édition scientifique en cours aux Presses universitaires de Rennes. L’édition des PUR devait compter vingt-cinq volumes : elle s’est arrêtée sur la publication d’une pièce de théâtre populaire miraculeusement montée par Madeleine Louarn au théâtre de Morlaix — autre tentative pour faire sortir la littérature orale du ghetto dans lequel elle est enfermée.
Après avoir élargi ma recherche aux grandes collectes du domaine français et publié les œuvres bien souvent oubliées de folkloristes de nombreuses régions de France pour situer la recherche de Luzel dans un ensemble plus vaste, je suis revenue à l’origine de cette recherche, à savoir la manière de transmettre le conte sans en trahir la poésie.
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En travaillant avec des enfants et des comédiens, j’ai proposé une sorte de méthode à partir de laquelle j’ai publié des CD qui ont été vite épuisés. Comme le livre est devenu un produit éphémère, il m’a été possible de reprendre mes droits et de donner à entendre ces contes, cette fois avec le texte qui ne figurait pas avec l’enregistrement.
Ce livre est donc une synthèse de mes recherches et un adieu au domaine du conte. Il se trouve qu’il correspond au bicentenaire de la naissance de Luzel, bicentenaire qui risque d’être passé sous silence ou d’être l’objet de commémorations consternantes, cependant que des fonds sont débloqués massivement pour célébrer celui que Luzel appelait « le grand lama de la ménagerie celtique », le patron du « clan des bardes et des cléricaux », le faussaire, l’auteur du Barzaz Breiz. En 2021, en effet, c’est La Villemarqué qui sera célébré, ses archives achetées à prix fort étant valorisées par des conférences, des travaux de recherche et une grande exposition à sa gloire. Le « père de la nation bretonne », qui a détourné la chanson populaire pour en faire un instrument de haine contre la France est ainsi promu par les institutions françaises, indécence contre laquelle nul ne proteste plus. Eh bien, si. Et ce livre est d’abord une protestation.
Pour ceux qui le souhaiteraient, je signale qu’en 1995 j’ai réalisé une exposition qui est disponible et peut être présentée gratuitement comme elle l’a été en son temps dans les plus grandes bibliothèques de Bretagne.
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Le poids de la censure s’étant par la suite considérablement alourdi, cette exposition a été supprimée du catalogue des expositions destinées à être mises à la disposition du public. Elle aurait été détruite si je ne l’avais pas prise en charge et remise à un ami bibliothécaire qui ne demandait pas mieux que de la faire vivre mais a été, à son tour, ostracisé. Ce simple fait parle mieux, me semble-t-il, que de longs développements sur l’état de la culture en Bretagne.
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[1] En bref, mon directeur de thèse, un nommé Pierre Denis dit Per Denez, apprenant que je compte publier les carnets de Luzel en respectant leur orthographe, résilie sa direction, se met à éditer massivement les œuvres de Luzel d’après des copies fautives pour concurrencer mon édition et, si possible l’empêcher de paraître. Il obtient pour ce faire les aides de la Région via l’Institut culturel de Bretagne qu’il dirige et, détournant un courrier par lequel je proteste, m’intente un procès en diffamation qu’il perd, non sans avoir mobilisé le ban et l’arrière-ban des militants bretons. À titre de sanction, l’université de Rennes 2, dont il concurrence les presses, lui retire l’éméritat en juin mais le lui restitue en septembre sous la pression des nationalistes. Entre temps, j’ai découvert et traduit les textes racistes et antisémites qu’il a réédités sur fonds public. Lorsque l’université publie un recueil de Mélanges en l’honneur du professeur Per Denez préfacé par Edmond Hervé, maire socialiste de Rennes, André Markowicz et moi adressons au président de l’université une lettre ouverte par laquelle nous exposons les motifs de notre démission (avec le soutien du directeur de notre département, le département des Arts du spectacle, Hervé Joubert-Laurencin, et des enseignants du département, dont le philosophe Bruno Tackels, qui espèrent en vain une réponse de la présidence). C’est à partir de cette affaire que j’ai écrit Le Monde comme si.